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femme de lettres française De Wikipédia, l'encyclopédie libre
Anne Cécile Desclos, dite Dominique Aury alias Pauline Réage, née le à Rochefort-sur-Mer et morte le à Corbeil-Essonnes[1], est une femme de lettres française.
Secrétaire générale La Nouvelle Revue française | |
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Anne Cécile Desclos |
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Dominique Aury, Pauline Réage |
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Thierry Maulnier (de à ) Jean Paulhan |
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Retour à Roissy (d), Histoire d'O () |
Autrice d'essais, de préfaces, de traductions et de quelques poèmes, elle a été un quart de siècle durant, l'adjointe de la direction de la seconde NRF, la première femme à jouer, au sein de la prestigieuse maison Gallimard, plus qu'un rôle d'influence dans le monde de l'édition française, la première à être reconnue professionnellement pour cela en devenant en 1974 conseillère du ministre de l’Éducation. Une des premières jeunes filles admises en 1925 en hypokhâgne, elle avait été avant guerre une pionnière du journalisme féminin.
Image externe | |
Portrait de Dominique Aury en 1954, année de la publication d'Histoire d'O. | |
Découvreuse de talents et membre de multiples jurys, elle a insufflé par ses choix et ses critiques une orientation résolument[2] moderniste à la littérature de l'après-guerre. Cependant elle s'est attachée, en tant que directrice de collection et spécialiste de la littérature baroque et religieuse, à une exigence renouvelée de rigueur classique. Ses traductions ont contribué fortement à l'introduction d'auteurs anglais modernes dans le contexte des lettres françaises.
Compagne clandestine de Jean Paulhan jusqu'au-delà de la mort de celui-ci, elle s'est révélée en 1994, à l'âge de quatre-vingt-six ans, être l'autrice d'Histoire d'O, un des textes français les plus traduits. Publié en 1954 par le jeune éditeur Jean-Jacques Pauvert sous le pseudonyme de Pauline Réage, cet unique roman et sa suite parue en 1969, amputés d'une troisième partie qui en délivrait le sens mystique[3], composent un manifeste érotique voulu comme une réponse aux fantasmes sadiens des hommes qui fait d'elle la créatrice d'un nouveau genre, la littérature libertine féminine.
Anne Desclos, encore bébé, est confiée par sa mère, une femme austère et misanthrope[4] qui éprouve du dégoût pour le corps[5], à sa grand mère paternelle, bretonne installée depuis 1888 dans la maison que Charles de Montalembert avait possédée à Saint-Senier-sous-Avranches, la Butte[6]. Enfant unique, elle y grandit dans une catéchèse qui commande l'abdication de soi[7]. Petite fille émue aux larmes par les chœurs de l'office, elle découvre la volupté dans la prière et, quoique incertaine quant au vœu de chasteté exigé, elle envisage une vie recluse dans l'obéissance et la pauvreté[7]. Sa grand mère, veuve d'un franc tireur de la guerre de 70 réfugié en Angleterre, à Soho où elle aida celui-ci à tenir un restaurant[8], en fait un enfant bilingue, comme son père né dans la langue anglaise.
Fascinée par les filles, c'est au cours de son adolescence qu'elle apprivoise sa bisexualité. À quinze ans, à la rentrée 1923, il lui est interdit de jamais revoir son premier amour, une Jacqueline chez laquelle les parents ont intercepté leur correspondance érotique[9]. Mais dix ans plus tard, sa relation avec ce personnage, qui sera mise en scène dans Histoire d'Ô[9], n'a pas été rompue[10], prenant une tournure apparemment échangiste[11]. Curieuse de l'anatomie masculine, elle conservera un souvenir de crudité mécanique et de dégoût de la première démonstration que le cousin d'une complice de son père lui offre dans un hôtel de passe[12].
Très tôt, elle fréquente le quiétiste Fénelon et le licencieux Crébillon fils[7]. Élève du lycée Fénelon à Paris, elle est séduite par le personnage de Valmont et se passionne pour les Kim, Cordelia et Virginia Woolf qu'elle découvre à travers son père.
Auguste Desclos, homme qui prétendait avoir hérité le titre de comte[14] de robins[15] de Bretagne, les Desclos de La Fonchais, est un agrégé d'anglais à la fois sportif, qui avait fondé l'US Avranches[16], et érudit reconnu[17], dont la bibliothèque comprend les libertins[4]. Il occupe après la guerre des fonctions diplomatiques et deviendra en 1937 directeur du Collège franco-britannique de la Cité universitaire à Paris. C'est aussi un séducteur.
Son rejeton est admis avec deux autres jeunes filles en hypokhâgne au lycée Condorcet où lui-même enseigne depuis 1919, classe qui est une véritable école d'écriture et de style mais où les professeurs s'emploient à dégoûter les candidates féminines[18]. Compétitrice qui n'a jamais supporté que d'être première ou seconde en lettres[19], Anne Desclos abandonne au bout d'un an.
« Pecca fortiter[20]. »
— Devise adoptée par Dominique Aury adulte[7].
Anne Desclos poursuit en Sorbonne un cursus d'anglais sur les traces de son père, et y intègre un groupe d'étudiants maurrassiens. Il lui prend parfois de s'amuser à marcher dans les Halles déguisée en prostituée[4]. Licenciée, elle épouse le l'un d'eux devenu journaliste, l'aristocrate catalan Raymond d'Argila, et le en a un fils, Philippe. Victime de violences conjugales, elle songe au suicide, auquel seul le souci de son fils, psychologiquement fragile, la fait renoncer[21]. Elle jouit toutefois d'une relative indépendance financière en travaillant en tant qu'enseignante du Teachers College de l'université Columbia chargée d'instruire et piloter les étudiants New-Yorkais séjournant à Paris[22]. Son fantasme de femme au foyer anéanti[23], elle reprend des études, à l'École du Louvre, section arts appliqués.
En 1933, elle retourne vivre chez ses parents, en emmenant son fils. Elle fréquente toujours son amour d'adolescence, Jacqueline[10], mais c'est d'un sculpteur[24], René, dont elle est secrètement amoureuse[9]. Or c'est Jacqueline que cet homme à femmes finit par séduire[9]. Par l'intermédiaire de René[25], elle rencontre le journaliste d'extrême droite Thierry Maulnier, un collègue de son mari de six ans plus jeune que celui-ci, qui travaille lui aussi à la revue 1933[26]. Tous les deux avec René, le dessinateur Bernard Milleret et une Claudine, ils participent à l'intérieur du Louvre, où elle a accès en tant qu'étudiante, à une réunion dont l'objet est inavouable et dont la révélation serait compromettante[27]. Commencée au printemps 1933[26], leur liaison, clandestine à cause du mari, le restera sans nécessité sinon celle du désir[28] les huit années qu'elle durera.
Biographe et exégète de Racine[29], défenseur, face aux surréalismes, d'une esthétique néoclassique et réactionnaire, Thierry Maulnier est un normalien de la même promotion que Robert Brasillach. Idéologue de l'Action française, il conduit au sein de celle ci, avec Jean-Pierre Maxence et Claude Roy, une ligne dissidente, plus radicale, opposée à la compromission de la droite catholique, que scelleront les accords du Latran, avec le fascisme de Mussolini, qu'il qualifie de collectivisme pas français[30]. Le 6 février 1934, Anne Desclos défile au côté de Thierry Maulnier dans les rangs des Croix de feu[31]. Le lendemain, elle défile dans les rangs communistes, sans lui[32].
Le , elle finit par obtenir le divorce pour celui qui restera, au-delà d'une rupture intervenue durant l'Occupation, « l'homme de sa vie ».
Avec Maurice Blanchot, Thierry Maulnier fonde en 1937 un hebdomadaire, L'Insurgé, pour lutter contre le Front populaire. Il y fait publier régulièrement, à la rubrique des arts, des articles que son « Annette » signe, s'inspirant du nom de sa mère Louise Auricoste, du pseudonyme androgyne de Dominique Aury, sans que le comité de rédaction lui-même découvre avant longtemps l'identité ni même le sexe de l'autrice. Jean de Fabrègues publie à son tour ses articles dans le mensuel Combat (1936-1939). Avec Milena Jesenská, Helen Hessel, Françoise d'Eaubonne et Édith Thomas, rejointes ultérieurement par Simone de Beauvoir[33] et Meta Niemeyer, elle illustre alors l'émergence timide, à la suite de l'expérience féministe d'avant la Grande guerre qu'a été La Fronde, d'une seconde génération de femmes journalistes.
Des collègues[35] au sein de l'Office national des universités[36] de son père, homme de gauche[18], lui transmettent les numéros de la revue Mesures (1935-1940) que Jean Paulhan livre régulièrement à leur bureau du boulevard Raspail. Par cette revue, que dirige l'écrivain américain Henry Church (en), elle s'initie aux finesses et aux audaces de la critique littéraire moderne, telle que la pratiquent, entre autres, Adrienne Monnier, Henri Michaux, Bernard Groethuysen, Giuseppe Ungaretti, Jean Paulhan lui-même. Elle a l'occasion de rencontrer cette figure paternelle et de s'en faire l'amie[37]. C'est au cours de cette période qu'elle découvre l’œuvre de Sade. Cinq années de suite, elle relit cinq fois en entier la Recherche de Proust[4].
À l'automne 1938, Dominique Aury demande à son amant Thierry Maulnier de rédiger la préface à une Introduction à la poésie française[38], recueil qui fait suite au mémoire qu'elle a soutenu en Sorbonne[39]. L'anthologie parait sous le seul nom de Thierry Maulnier en [40], durant la drôle de guerre. Reçu comme une diane française, le livre devra être réimprimé de nombreuses fois tant son succès sera grand[40].
C'est alors qu'à trente-deux ans Dominique Aury, introduite par Thierry Maulnier à Candide[41] et par Maurice Blanchot Aux Écoutes[42], se lance dans la carrière de journaliste. Elle publie des chroniques d'art et de littérature, une première traduction, de Gladys Bronwyn Stern (en)[41], participe à la création d'une nouvelle revue aux côtés de Pierre Drieu La Rochelle et Thierry Maulnier[43], encourage celui-ci sur la voie d'un roman dont l'héroïne est inspirée par elle-même[44]. Elle continue de suivre les cours à l'École du Louvre et travaille à rédiger sa thèse de doctorat sur l'histoire de l'art qu'elle prépare en Sorbonne[45] mais qu'elle ne pourra pas soutenir, pour cause de défaite[22]. Elle refuse de fuir en Angleterre comme il est proposé à son père[46]. Elle l'a promis à son ex-mari, pour ne pas empêcher celui ci de pouvoir continuer à rendre visite à son fils[46]. La ligne de démarcation la sépare de son amant, parti à Lyon d'où L'Action française continue sa diffusion.
Réfugiée dans la maison de campagne que son père a achetée au printemps 1934[47] à Launoy[48], écart du village de Blennes situé dans le Gâtinais entre Fontainebleau et Sens, Dominique Aury passe son permis de conduire et adresse une candidature au journal féminin Tout et Tout. Elle est engagée comme chroniqueuse par le directeur, Georges Adam[49]. Celui-ci la prend en sympathie, devient son premier véritable correcteur et lui enseigne le métier de rédacteur.
Leur collaboration continue sous le régime de Vichy quand le journal est interdit et que Georges Adam[51] prend en charge la diffusion clandestine des Lettres françaises[49], hebdomadaire fondé en par Jacques Decour dont le premier numéro ne sortira que le . Petite main du CNE au sein de la Résistance, son travail de mise sous pli, qui a valu à plusieurs de ses collègues d'être déportées[49], l'amène à déposer des exemplaires au bureau de la NRF. Elle y croise les membres du comité de rédaction, Léon-Paul Fargue, Bernard Groethuysen, Germaine Paulhan et son mari, Jean, qu'elle ignore être le directeur clandestin de la revue qu'elle colporte. Celui-ci lui fait tout de suite confiance et lui donne à lire pour avis les épreuves[52]. Quand elle se rend à Paris, elle dépose les numéros à distribuer chez l'illustrateur Bernard Milleret, un de ses amants[53] depuis au moins 1933[27]. Avec sa femme, celui-ci lui offre aussi le logement, créant une situation ambiguë dont il tente d'abuser. Elle est intégrée aussi au réseau de distribution clandestin des Éditions de Minuit[54], dont le premier ouvrage est achevé d'imprimer en .
Jean Paulhan propose à Pierre Drieu la Rochelle, nouveau directeur de la NRF qui lui a été préféré par le Secrétaire d'état à l'information Paul Baudouin conseillé par Thierry Maulnier, d'en faire la secrétaire de direction de la revue. Drieu refuse au prétexte que c'est une femme[52] mais Paulhan l'introduit dans le cercle de ses amis écrivains, tels Marcel Jouhandeau, Jean Cocteau, André Gide, Pierre Herbart ou Édith Thomas, laquelle dirige le CNE avec Claude Morgan à partir de . Pour autant, si elle continue de mépriser les personnes de Robert Brasillach et Lucien Rebatet, extrémistes de Je suis partout qu'elle refuse de saluer depuis au moins l'automne 1941[55], Dominique Aury ne rompt pas les liens tissés avant-guerre, en particulier avec Maurice Blanchot, dont la complicité fraternelle, voire charnelle[53], ne faillira jamais, et Thierry Maulnier, qui a rédigé la préface d'une anthologie de poèmes préclassiques publiée en 1941[56] et qu'elle assiste l'année suivante dans l'établissement d'une anthologie plus générale[57]. En 1943, Jean Paulhan fait publier chez Gallimard l'Anthologie de la poésie religieuse française, troisième recueil commenté qu'elle a élaboré. Son complice Bernard Milleret fait une sanguine d'elle[58] alors qu'il cache quelques fusils destinés aux FTP dans la maison de Launoy[59], mais elle juge trop risqué d'y cacher des résistants[60]. Il fera en 1945 un second portrait au crayon[58].
Cette même année 1943, elle rejoint, au sein du COIACL, le service du rationnement du papier d'imprimerie de Marguerite Donnadieu, où elle s'efforce, lors des votes autorisant la distribution de papier, de ne pas céder à la censure ou l'autocensure. Elle vote par exemple en faveur de la publication de Robert Desnos, la veille de l'arrestation de celui-ci[61]. De Marguerite Donnadieu, alias Marguerite Duras, qui organise chez elle, rue Saint-Benoît, des réunions avec ses amis intellectuels en relation avec le groupe de résistance de François Mitterrand, Dominique Aury reste très proche jusqu'à la fin de l'Occupation et de leur office[61].
À la Libération, Dominique Aury contribue à la revue anticolonialiste La Nef[62], que dirige Lucie Faure. Pour aider René Delange, Jean Paulhan demande à la collaboratrice de Lucie Faure de se charger de la rubrique romans de l'hebdomadaire que cet ami s'efforce de lancer mais, en dépit d'un non-lieu prononcé par la chambre civile en [63], le passé de ce dernier, directeur collaborationniste du journal Comœdia, fait avorter le projet. L'emploi de Dominique Aury aux Lettres françaises est officialisé. Elle y tient jusqu'en 1952 une revue de la presse anglaise et y publie des interviews illustrées par le portraitiste Bernard Milleret[64]. Parallèlement, elle entre dans le métier de l'édition, aux Éditions France, en assurant auprès d'André Gide et, occasion d'une aventure de quelques mois[65], Jean Amrouche, la rédaction de L'Arche[66], autre revue issue de la Résistance où elle se lie à Jules Roy et Albert Camus, homme à femmes qui aurait lui aussi eu une brève liaison avec elle[65]. En 1946, Jean Paulhan lui fait quitter L'Arche pour les Cahiers de la Pléiade, par lesquels ils œuvrent à la résurrection de la maison Gallimard.
En , alors que Jean Paulhan, en désaccord avec la censure d'épuration mise en œuvre par Louis Aragon et le CNE, est en train de quitter les Lettres françaises, elle publie avec celui-là aux Éditions de Minuit La patrie se fait tous les jours, une anthologie de textes écrits sous l'Occupation par soixante écrivains engagés dans la Résistance comportant une notice pour chacun d'eux. Séduite par la finesse d'esprit de son aîné de vingt-trois ans avec lequel elle partage une exigence spirituelle, elle devient, à l'occasion de ce travail en commun commencé des mois auparavant, l'une de ses maîtresses secrètes, parallèlement à Édith Boissonnas[67] et d'autres.
En 1948, elle établit l'édition complète de François Villon[68] pour la Guilde du Livre, éditeur lausannois dont elle prend à partir de l'année suivante la direction de la collection La Petite Ourse, puis de celle des Classiques français.
Traductrice de Philip Toynbee, elle est sollicitée par André Gide pour révéler au public français James Hogg[69]. En 1949, le Prix Denyse Clairouin vient récompenser son œuvre de traductrice, principalement celle de deux ouvrages d'Evelyn Waugh[70] et d'Arthur Koestler[71]. L'année suivante, sans cesser ses fonctions à la Guilde, elle entre au comité de lecture des Éditions Gallimard, seule femme durant un quart de siècle à exercer une fonction aussi influente dans l'édition française. Elle publiera par la suite chez différents éditeurs ses traductions de certains romans d'auteurs qui lui tiennent particulièrement à cœur, tel Francis Scott Fitzgerald[72], et Henry Miller[73], et fera découvrir au lectorat français John Cowper Powys et Yukio Mishima[74], entre autres.
« J'ai tout de suite pensé que ce livre allait être une révolution »
— Jean-Jacques Pauvert, éditeur d'Histoire d'O[75].
Dominique Aury noue à partir du milieu des années 1940 avec la chartiste Édith Thomas une liaison devenue, dans son jeu de séduction, un véritable attachement[76]. C'est à cette écrivaine et journaliste engagée, biographe de Pauline Roland et de Flora Tristan, qu'elle empruntera les traits principaux pour composer la figure d'Anne-Marie, le personnage du troisième des quatre chapitres d'Histoire d'O[77]. Avec Gaston Gallimard et Marcel Arland, Dominique Aury est impliquée étroitement dans le projet de refondation de la NRF que poursuit Jean Paulhan depuis qu'elle en est devenue parallèlement la maîtresse. Son amant perd la mère de ses enfants en 1951 et, depuis plus de dix ans, sa seconde épouse sombre peu à peu dans une maladie de Parkinson. Effarouchée par un possible triangle amoureux, Dominique Aury s'éloigne alors d'Edith Thomas, avec laquelle elle ne rompra cependant jamais totalement malgré l'interdiction de Jean Paulhan, et qu'elle continuera d'aimer « comme un homme aime une femme »[78].
Passé l'âge de quarante ans, elle craint de ne pouvoir retenir l'homme à femmes[79] qui lui a donné quelquefois la certitude d'être aimée. À la remarque de celui-ci, qui termine un essai sur Sade[80], lui remettant un livre masochiste japonais[81] que « les femmes ne peuvent pas écrire de romans érotiques », elle rétorque : « Moi aussi je pourrais écrire de ces histoires qui vous plaisent… »[82]. À la fin de l'été 1951[83], dans l'appartement de la Cité universitaire[83] ou en vacances avec ses parents dans la maison de campagne de Launoy puis entourée d'écrivains dans la villa de Flora Groult à Juan-les-Pins[84], La Vigie, elle se met à la rédaction d'une « lettre d'amour »[85] par nuit adressée poste restante[7], acte autant que récit en abyme du sacrifice passionnel d'une femme pour l'être aimé comme image de Dieu incarné dans toutes ses turpitudes. Par l'aveu aussi mystique[86] qu'érotique de sa condition de pécheresse, elle accomplit, ou profane, cet amour, exalté par le Fénelon de son adolescence, qui « avilit infiniment tout ce qui n’est point le bien-aimé »[87]. Confession intégrale mais complaisante de soi autant que subversion de son lectorat dans les formes les plus décentes[88] du grand style, la correspondance à sens unique devient en trois mois[83], sans que son destinataire n'y ait apporté aucun changement, sinon la suppression d'un « sacrificiel » par trop précieux[83], Histoire d'O.
Le projet de nouvelle Nouvelle Revue réalisé le , Dominique Aury siège au Comité de lecture, où ses analyses seront déterminantes. Son éditeur Gallimard, dans l'ignorance de l'identité de l'auteur, se range à l'avis de Jean Dutourd de refuser le roman scandaleux, que René Defez accepte pour les Éditions des Deux Rives. Une copie accompagnée d'une préface intitulée Le bonheur dans l'esclavage et signée Jean Paulhan en ayant été remise par celui-ci en à Jean-Jacques Pauvert, premier éditeur déclaré de Sade, le manuscrit est arraché précipitamment par le jeune éditeur à son concurrent[89], déjà sous le coup de la censure pour un autre livre. À moins de trente ans, il publie en six cents puis trois fois de suite mille autres exemplaires de ce qui, initialement réservé au seul cercle d'une critique aiguillonnée par la préface et le scandale et prête à louer très cher un exemplaire, deviendra un de ses premiers best-sellers.
Simultanément, il confie la publication en anglais à Maurice Girodias, c'est-à-dire les éditions Olympia Press. La traduction est bâclée et vulgaire mais la sortie, interdite dans un premier temps aux États-Unis, y fait sensation, où les deux mille exemplaires imprimés sont épuisés en trois semaines. Deux ans plus tard, la nouvelle traduction d'Austryn Wainhouse (en), infidèle et édulcorée, paraît sous le titre The Wisdom of the Lash pour déjouer la censure. Traduite depuis en dix-sept langues, l’œuvre, constamment rééditée, compte plusieurs millions d'exemplaires dans le monde[90], ce qui fait du roman de Dominique Aury l'un des plus lus de la littérature française.
Acte d'engagement du jury, le prix des Deux Magots est attribué dès février de l'année suivante à Pauline Réage. Gilbert Lely, seul à la démasquer, la compare à Fénelon tel qu'il a été étudié par Dominique Aury. La critique[91], ne s'arrêtant pas au récit noir[89] de « la luxure à l'état pur »[92] « où c’est l’imagination qui supplée à l’engourdissement de l’instinct (…) [de] (…) tant de vieillards obsédés »[93], soutient l'auteur anonyme face aux risques judiciaires que la censure[94] lui fait encourir. Elle lit dans sa tragédie doloriste[89] un délire[95] « mystique »[96] dans la lignée du Cantique des Cantiques et de Tristan et Iseut[95], une quête complaisante de la mort, comparable à celle de La Religieuse Portugaise ou de Thérèse d'Avila[96] mourant « de ne pas mourir »[97], de Catherine Emmerich ou à l'opposé d'Héloïse[88] se préférant en « fille de joie »[98], par lequel l'esprit s’élève à proportion que la chair déchoit[96] pour se fracasser, tel le héros de Roberte, ce soir[99], sur « l'impossibilité de l'érotisme »[97].
Image externe | |
Dominique Aury, publiant à l'époque sous anonymat, reçut en 1955 d'Albert Simonin (à gauche) et Raymond Queneau le prix des Deux Magots pour Histoire d'O. | |
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Albert Simonin, Pauline Réage et Raymond Queneau | |
Cultivant le malentendu avec un public sensible aux scènes de divertissement pornographique, cette critique subversive choisit au contraire, en vain face à la censure, de mettre en avant la représentation que fait l'autrice d'une expérience intérieure quiétiste et de la nécessité du Péché subi dans toute sa crudité, peut-être, à l'imitation du Christ flagellé, jusqu'au sacrifice humain[100], pour éprouver en ce monde damné l'extase de la Grâce : « (...) le silence son refuge y [était] peut-être pour quelque chose (...). Chaque jour et pour ainsi dire rituellement salie (...), elle se sentait à la lettre le réceptacle d’impureté, l’égout dont parle l’Écriture (...) Qu’à être prostituée elle dût gagner en dignité étonnait, c’est pourtant de dignité qu’il s’agissait. Elle en était éclairée (...) et l’on voyait (...) sur son visage (...) l’imperceptible sourire intérieur, qu’on devine aux yeux des recluses »[101].
La Brigade mondaine en revanche convoque le [102], après quelques jours d'enquête[103], Jean Paulhan, qui avait échappé à la Gestapo et ne dénonce personne aux policiers astreints à un cours de littérature. Ceux-ci poursuivent Anne Desclos pour « outrage aux bonnes mœurs » jusque chez elle, où elle habite avec son fils et ses parents[4]. Le livre, l'autrice, les éditeurs tombent sous le coup des articles 119, 121, 125, 126 et 127 du décret signé le en application du premier alinéa de l'article 7 de la loi du 16 juillet 1949[104]. La loi invoquée a été élaborée sous le gouvernement Daladier, celui-là même qui avait au début de la guerre interdit le Parti communiste, incarcéré les députés de ce parti, interné les opposants au nazisme dans le camp des Milles. Le débat autour de la censure d'Histoire d'O n'échappe pas à un arrière-plan politique[105] et mobilise des inimitiés entre anciens collaborationnistes et ex membres opposées entre eux de différentes factions de la Résistance.
« (...) les prismes pour décomposer la lumière fixe des astres morts[106]. »
— Ligne éditoriale de « D. A. » assignant les romans modernes à renouveler les mythes éternels.
Durant ce qui ne s'appelle alors officiellement pas la guerre d'Algérie, le fils de Dominique Aury, Philippe d'Argila, fait partie du contingent des appelés[107]. L'autrice d'Histoire d'Ô n'évite un procès que par un décret d'annulation pris le au lendemain d'un dîner ourdi par sa médecin, Odette Poulain, et l'intime de celle-ci, le général Corniglion-Molinier, ministre de la Justice « très content de rencontrer »[108] parmi ses invités une femme modeste et vertueuse qui n'aura pas dit un mot. Le livre restera toutefois sous le coup de la triple interdiction[109] de vente aux mineurs, d'affichage et de publicité, noyant l'écrivaine Dominique Aury dans une « conspiration du silence »[89]. L'année suivante Jean de Berg lui rend un hommage clandestin en lui dédiant son roman sadomasochiste, L'Image[89], fiction[110] publiée sous le manteau avec une préface signée par Alain Robbe-Grillet des initiales de Pauline Réage.
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Les fils, poème-confession d'Anne Desclos[111]. |
Toujours au second plan, « femme d'à côté », Dominique Aury continue jusqu'en 1977 sa carrière effacée et influente comme secrétaire générale de la NRF auprès de Jean Paulhan puis de Marcel Arland et de Georges Lambrichs. Parfaitement bilingue, « La Fouettée »[112] est celle qui permet à la maison d'ouvrir le public français à la littérature internationale[112]. En 1956, elle publie Lecture pour tous, essais savants où elle étudie à travers des œuvres choisies, depuis Tristan jusqu'à Lolita en passant par René, les auteurs qui s'y cachent. Elle en est récompensée par le Grand Prix des Critiques. Elle participe à de nombreux jury littéraires, ceux des
Elle y exerce avec conviction[113] une partialité constante en faveur de la maison Gallimard. En 1960, elle quitte la Guilde du livre. La NRF publie certains de ses poèmes sous le titre de Songes[114], qui sera repris pour une première édition dédiée trente ans plus tard[115]. Elle reçoit la Légion d'honneur des mains du général de Gaulle, lequel n'a pas été laissé dans l'ignorance de l'identité de Pauline Réage[90].
En 1961, elle crée chez Gallimard une collection, L'Histoire fabuleuse, consacrée à de nouveaux talents, tel Michel Bernard[116], réinterprétant les « héros, les mythes et les civilisations perdues (…) pour que l'enchantement demeure »[106]. Ce faisant, elle applique les règles d'une esthétique nouvelle assignées au roman par la Jeune droite d'avant guerre[117] pour le dégager d'une littérature conventionnelle, psychologique et réaliste, telles que les avaient formulées Kleber Haedens sous la direction de Thierry Maulnier[118]. Comme le théâtre de Racine, il n'importe pas tant au roman qu'il raconte une histoire vraie ou vraisemblable pourvu qu'il porte au lecteur une parole archétypale à laquelle il soit sensible[118]. L'aventure dure trois ans mais ce souci de concilier classicisme et modernité est resté la signature de la NRF, gage de reconnaissance pour les écrivains. C'est elle qui par la suite confère à François Nourissier la notoriété en l'y faisant entrer.
En 1962, les trois mille six cents premiers exemplaires d' Histoire d'O étant épuisés, Jean-Jacques Pauvert lance une nouvelle édition et en confie la diffusion en anglais à Grove Press l'année suivante. Ce n'est qu'en 1965, après un procès en appel, que peut paraître la nouvelle traduction faite par Richard Seaver (en). Ayant signé Sabine d'Estrées, celui-ci évite les peines prévues par la censure, beaucoup plus sévères dans certains États des États-Unis. Au Royaume-Uni, les copies sont saisies[119] mais la diffusion s'organise depuis Paris. En 1967, Maurice Béjart veut créer un ballet Histoire d'O, mais finit par renoncer dans un contexte délétère d'homophobie exacerbée par le choix de Dominique Aury et Jean Paulhan de publier l'antimilitariste Tombeau pour cinq cent mille soldats, dans lequel Pierre Guyotat dépeint sans pudeur l'homosexualité masculine.
La liaison de Dominique Aury avec Jean Paulhan s'enchevêtre de celle qu'elle noue avec Jeannine Aeply, qui est l'épouse soumise et la collaboratrice du peintre caractériel et alcoolique Jean Fautrier, adepte violent de parties fines et illustrateur du sulfureux Georges Bataille, mais la relation à quatre qui se propose restera confinée au fantasme. C'est que, habitante de Malakoff, elle s'efforce de rejoindre le plus souvent possible la maison de campagne qu'elle a achetée à la fin des années cinquante, grâce au succès d'Histoire d'O[120], à Boissise-la-Bertrand, 7 rue François Rolin, où elle vit avec un âne, sa mère, veuve qui se laisse mourir[121], et un Jean Paulhan souffrant de ses blessures de guerre et d'une sciatique, malade qu'elle veille, elle-même migraineuse depuis l'enfance, avec abnégation[122] jusqu'à la mort de celui-ci en 1968.
« J'ai vécu avec lui (...) la dernière part de moi vivante, de ma vie d'être vivant. Après, je n'ai pas vécu. J'ai cessé. Tout. »
— A propos de Jean Paulhan, Anne Desclos en 1998 à la cinéaste Pola Rapaport venue la photographier.
Au printemps 1968, alors que Jean Paulhan se meurt à l'hôpital, Dominique Aury rédige la nuit, au chevet de son amant, Une fille amoureuse, où elle s'explique dans ses rapports secrets à l'homme aimé. Le texte sert de préface l'année suivante au cinquième et dernier chapitre, initialement écarté, du manuscrit d'Histoire d'O qu'elle publie sous le titre Retour à Roissy. Quelques mois plus tard, en 1970, c'est sa mère qu'elle perd[123], puis Édith Thomas.
En 1972, son amie Janine Aeply, dans une démarche et un style directement inspirés de la leçon de Pauline Réage[89], publie, sur les traces d'Emmanuelle Arsan et de Violette Leduc, le récit de son expérience échangiste, Eros zéro[124]. Suivront à leur tour Xavière Gauthier et Anaïs Nin puis les « filles d'O »[125], Catherine Millet, Régine Deforges, Francoise Rey, Vanessa Duriès, Florence Dugas, Alina Reyes, Sonia Rykiel, Virginie Despentes… Trois siècles après L'École des filles, en accord avec l'évolution des mœurs et la libération de la parole des femmes, un genre littéraire nouveau s'affirme[126], que Marguerite de Navarre n'aura qu'effleuré et dont Dominique Aury aura été la pionnière.
En 1974, elle devient membre du Conseil supérieur des Lettres et accepte une interview préservant son anonymat pour L'Express. L'hebdomadaire publie en une l'image choquante de Corinne Cléry extraite de l'adaptation cinématographique d'Histoire d'O que Just Jaeckin a réalisée à la suite du film Emmanuelle. Le scandale rendu public par le cinématographe, les manifestations du MLF, les protestations de l'Église catholique portées par Monseigneur Marty, les pressions de la congrégation pour la doctrine de la foi et du PCF sont d'une telle ampleur que le Parlement, voulant éviter le retour à la censure, légifère sur la diffusion des films pornographiques en créant une « catégorie X » puis vote une taxe prohibitive sur les recettes. Au Royaume-Uni, le film restera interdit jusqu'en et aux États-Unis le livre, pour lequel en 1969 le libraire montréalais Guy Delorme avait été arrêté[127], fera l'objet d'un autodafé organisé par des féministes sur un campus en 1980[4]. En France, le succès du film, quoique celui-ci, désavoué par l'écrivaine, ne rende rien de son exercice de style ni de sa composition barthienne, fait passer les ventes à 850 000 exemplaires[7], grâce à l'édition de poche[128] que vient compléter une réédition préfacée par Michel Décaudin de celles de 1967 et de 1969 ainsi qu'une réimpression de l'édition de prestige illustrée en 1962 par Leonor Fini[129].
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Deux strophes d'Anne Desclos publiées par Régine Desforges[130]. |
En 1994, elle reçoit le reporter John de Saint-Jorre, qui mène une enquête sur Maurice Girodias, l'éditeur obstiné de Story of O. Un compte rendu publié dans The New Yorker[131] trahit la confidence, confirmant les rumeurs selon lesquelles Dominique Aury est la mystérieuse Pauline Réage, qui avait été jusqu'alors identifiée à Jean Paulhan, à André Malraux, à André Pieyre de Mandiargues, à Henry de Montherlant, à Alain Robbe-Grillet… un écrivain qui ne pouvait être qu'un homme. L'article précise que le prénom du pseudonyme fut choisi en hommage aux héroïnes de l'écrivaine, Pauline Borghese et Pauline Roland, avant que ne soit trouvé sur une carte d'état major le nom évocateur de Réage. D'aucuns ont remarqué que Pauline Réage est l'anagramme à un h près d' égérie Paulhan.
Son ultime secret révélé, Dominique Aury, oubliée, envahie depuis plus de dix ans par l'amnésie[123] grandissante de la sénilité, abandonnée par son fils que les difficultés psychologiques rendent incapable et par sa belle fille, ne quitte plus sa chambre de la maison de Boissise salie par des dizaines de chats et chiens, et se laisse mourir de faim dans le diogénisme[132]. En 1996, deux ans avant sa mort, est publié le recueil Songes, une partie de son œuvre poétique.
« (...) je n’aurai jamais rien fait. Une fois, transmis des fantasmes, oui, mais si bien transmis qu’ils ne sont plus à moi. »
— Dominique Aury à Édith Thomas en 1968.
La liste n'inclut pas les innombrables articles de critique littéraire que Dominique Aury a produit en tant que journaliste et chroniqueuse littéraire.
« (...), on regarde un supplice qui n'en finit pas. Mais on reste, on écoute de toutes ses forces pour entendre à travers les cris ce qui n'échappe aux âmes que dans les supplices, la vérité de la honte, du remords, du désir, du désespoir[134]. »
— A propos du journal intime de Benjamin Constant.
« Les actes laissent des traces moins profondes que le rêve[135]. »
« Il n'y a rien de plus impudique que la prière. C'est [...] se mettre à la merci de quelque chose, de quelqu'un d'autre[108]. »
— A propos du mysticisme d'Ô et de l'aspiration quiétiste de l'écrivain confessant Histoire d'Ô.
« (...) Sade, (...) m’a fait comprendre que nous sommes tous des geôliers, et tous en prison, en ce sens qu’il y a toujours en nous quelqu’un que nous-mêmes nous enchaînons ; que nous enfermons, que nous faisons taire. Par un curieux choc en retour, il arrive que la prison même ouvre à la liberté[136]. »
— Dominique Aury expliquant le rôle libérateur de la rêverie qui explore le désir inconscient face aux frustrations que subissent les projets raisonnables dans un monde absurde.
« (...) ce ne sont pas les gens qui lisent Sade qui ont fait les camps de concentration. Ce sont des gens qui n'avaient jamais lu Sade. »
— A propos de l'hypocrisie de la censure et de ses prétentions morales et éducatives.
— Relecture de Kipling[137] dans le sens d'une irrésoluble incompatibilité entre l'être désirant entaché de péché et son paraître moral.
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