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roman de Victor Hugo De Wikipédia, l'encyclopédie libre
Les Misérables est un roman de Victor Hugo publié en 1862, l’un des plus vastes[1] et des plus notables de la littérature du XIXe siècle[2].
Les Misérables | ||||||||
Cosette chez les Thénardier (illustration d'Émile Bayard, 1886). | ||||||||
Auteur | Victor Hugo | |||||||
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Pays | France | |||||||
Genre | Roman | |||||||
Éditeur | Albert Lacroix et Cie | |||||||
Date de parution | 1862 | |||||||
Illustrateur | Émile Bayard | |||||||
Nombre de pages | 2 598 (éd. Testard, 1890) | |||||||
Chronologie | ||||||||
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Il décrit la vie de pauvres gens dans Paris et la France provinciale du premier tiers du XIXe siècle, l’auteur s'attachant plus particulièrement au destin du bagnard Jean Valjean ; il a donné lieu à de nombreuses adaptations, au cinéma et sur d’autres supports.
C'est un roman historique, social et philosophique dans lequel on retrouve les idéaux du romantisme et ceux de Victor Hugo concernant la nature humaine. La préface résume clairement les intentions de l'auteur : « Tant que les trois problèmes du siècle, la dégradation de l’homme par le prolétariat, la déchéance de la femme par la faim, l’atrophie de l'enfant par la nuit, ne seront pas résolus ; en d’autres termes, et à un point de vue plus étendu encore, tant qu’il y aura sur la terre ignorance et misère, des livres de la nature de celui-ci pourront ne pas être inutiles ».
L'action se déroule en France au cours du premier tiers du XIXe siècle, entre la bataille de Waterloo (1815) et les émeutes de juin 1832. On y suit, sur cinq tomes[3], la vie de Jean Valjean, de sa sortie du bagne jusqu'à sa mort. Autour de lui gravitent les personnages, dont certains vont donner leur nom aux différentes parties du roman, témoins de la misère de ce siècle, misérables eux-mêmes ou proches de la misère : Fantine, Cosette, Marius, mais aussi les époux Thénardier et leurs enfants Éponine, Azelma et Gavroche, ainsi que le représentant de la loi, Javert. Outre le récit souvent dramatique des péripéties des vies de ces personnages, Victor Hugo interrompt régulièrement l'action pour de vastes digressions (telle la longue description de la bataille de Waterloo ouvrant la deuxième partie), prétextes à exposer ses idées sur l'Histoire, la société ou la religion.
La première partie (Fantine) décrit la « rédemption » de Jean Valjean sous l'influence de l’évêque de Digne, monseigneur Myriel ; il devient M. Madeleine, bienfaiteur de la ville de Montreuil-sur-Mer. En parallèle, on suit la déchéance de Fantine, fille-mère obligée de confier son enfant, Cosette, aux malfaisants Thénardier ; cette partie s'achève sur une série de coups de théâtre, Jean Valjean reprenant sa véritable identité et se livrant à la justice pour sauver un innocent ; il a cependant eu le temps de jurer à Fantine mourante qu'il s'occupera de Cosette.
Dans la deuxième partie (Cosette), on voit Jean Valjean s'évader, arracher Cosette aux Thénardier, et tenter de s'installer à Paris pour y mener une vie tranquille, mais il a attiré l'attention l'inspecteur de police Javert, qui ne cessera plus de le traquer ; cette partie se conclut sur le sauvetage miraculeux de Jean Valjean, trouvant refuge dans le couvent du Petit-Picpus.
Les évènements de la troisième partie (Marius) se déroulent dix ans plus tard. Le roman se concentre d'abord sur le conflit entre Marius et son grand-père, le grand bourgeois Gillenormand, qui aboutit à leur rupture et à l'entrée de Marius dans un groupe de révolutionnaires, les Amis de l'A B C. Pendant ce temps, Jean Valjean et Cosette ont quitté le couvent ; Marius les rencontre par hasard, et tombe amoureux de cette fille dont il a le plus grand mal à découvrir l'identité. Le dernier livre (Le mauvais pauvre) noue tous les fils de l'intrigue : Thénardier (sous le pseudonyme de Jondrette) tend un piège à Jean Valjean ; Marius, témoin de ce guet-apens et se préparant à en avertir Javert, découvre que l'homme qui veut assassiner le père de sa bien-aimée n'est autre que celui qui a sauvé son propre père à Waterloo. Finalement, Jean Valjean s'échappe une fois de plus, et Marius perd la trace de Cosette.
La quatrième partie (L'idylle rue Plumet et l'épopée rue Saint-Denis) montre les retrouvailles de Marius et Cosette, grâce à l'intervention d'Éponine. Leur idylle se développe rue Plumet, jusqu'au départ précipité de Jean Valjean ; tous les protagonistes de l'histoire, ou presque, convergent alors vers la barricade (fictive) de la rue de la Chanvrerie : les Amis de l'A B C par conviction révolutionnaire, Marius par désespoir d'avoir perdu Cosette, Éponine par amour, Gavroche par curiosité, Javert pour espionner et Jean Valjean pour sauver Marius.
La cinquième partie (Jean Valjean) commence par la mort des insurgés (dont Gavroche) sur la barricade. Jean Valjean permet à Javert de s'enfuir et sauve Marius au dernier instant, avant de le transporter dans les égouts de Paris et de le reconduire chez son grand-père ; rejoint par Javert, ce dernier le laisse repartir, et ne comprenant pas comment il a pu ainsi faillir à son devoir, il se suicide. L'idylle entre Marius et Cosette se concrétise par un mariage. Jean Valjean s'efface peu à peu de la vie du couple, encouragé par Marius qui voit en lui un malfaiteur et un assassin. Marius n'est détrompé par Thénardier que dans les dernières pages du roman et, confus et reconnaissant, assiste avec Cosette aux derniers instants de Jean Valjean.
Préoccupé par l'adéquation entre la justice sociale et la dignité humaine, Victor Hugo a écrit en 1829 Le Dernier Jour d'un condamné, long monologue et réquisitoire contre la peine de mort. Il poursuit en 1834 avec Claude Gueux. En 1845, alors qu'il vient d'être fait pair de France par le roi Louis-Philippe Ier, le peintre François-Auguste-Biard fait constater le flagrant délit d’adultère de sa femme Léonie avec le poète. Léonie est emprisonnée pendant deux mois dans la prison Saint-Lazare puis envoyée au couvent des Augustines. C'est cet événement qui, selon Sainte-Beuve, conduit Victor Hugo à se retirer chez lui[4] et à entreprendre une grande fresque épique qu'il intitule d'abord Les Misères, (ou Livre des Misères)[5] dans laquelle le personnage principal se nomme initialement « Jean Tréjean »[6]. De cette même année 1845, daterait également l'unique trace écrite conservée de ce qui peut ressembler à l'architecture synthétique d'un projet :
Il interrompt sa tâche en , mais écrit à la même époque son Discours sur la misère (1849).
Durant son exil, après la rédaction des Contemplations (1856) et de La Légende des siècles (1859), il se remet à l'écriture des Misérables, à Guernesey en 1860. Sur son manuscrit, il écrit : « . Ici, le pair de France s'est interrompu, et le proscrit a continué : . Guernesey[8]. » L'ouvrage est terminé et publié à partir de fin par l'éditeur Albert Lacroix, qui dispose d'un colossal budget de fabrication et de lancement, et qui fonde tous ses espoirs sur cet ouvrage[9].
Les Misérables est à la fois un roman d'inspiration réaliste, épique et romantique, un hymne à l'amour et un roman politique et social.
Roman réaliste[10], Les Misérables décrit tout un univers de gens humbles. C'est une peinture très précise de la vie dans la France et le Paris pauvre au début du XIXe siècle. Son succès populaire tient au trait parfois chargé avec lequel sont peints les personnages du roman.
Roman épique, Les Misérables dépeint au moins trois grandes fresques : la bataille de Waterloo (qui représente pour l'auteur la fin de l'épopée napoléonienne et le début de l'ère bourgeoise ; il s'aperçoit alors qu'il est républicain), l'émeute de Paris en juin 1832, la traversée des égouts de Paris par Jean Valjean. Mais le roman est aussi épique par la description des combats de l'âme : les combats de Jean Valjean entre le bien et le mal, son rachat jusqu'à son abnégation, le combat de Javert entre respect de la loi sociale et respect de la loi morale.
Les Misérables est aussi un hymne à l'amour : amour chrétien sans concession de Mgr Myriel qui, au début du roman, demande sa bénédiction au conventionnel G. (peut-être inspiré par l'abbé Grégoire[11]) ; amours déçues de Fantine et Éponine ; amour paternel de Jean Valjean pour Cosette ; amour partagé de Marius et Cosette ; Victor Hugo axe d'ailleurs toute la troisième partie sur la personne de Marius en qui il se reconnaît jeune. Il avouera même avoir écrit avec Marius ses quasi-mémoires[12]. Mais c'est aussi une page de la littérature française dédiée à la patrie. Au moment où il écrit ce livre, Victor Hugo est en exil. Aidé depuis la France par des amis qu'il charge de vérifier si tel coin de rue existe, il retranscrit dans ce roman la vision des lieux qu'il a aimés et dont il garde la nostalgie[13].
Mais la motivation principale de Victor Hugo est le plaidoyer social. « Il y a un point où les infâmes et les infortunés se mêlent et se confondent dans un seul mot, mot fatal, les misérables ; de qui est-ce la faute ? » Selon Victor Hugo, c'est la faute de la misère, de l'indifférence et d'un système répressif sans pitié. Idéaliste, Victor Hugo est convaincu que l'instruction, l'accompagnement et le respect de l'individu sont les seules armes de la société qui peuvent empêcher l'infortuné de devenir infâme. Le roman engage une réflexion sur le problème du mal… Il se trouve que toute sa vie Hugo a été confronté à la peine de mort. Enfant, il a vu des corps pendus exhibés aux passants, plus tard, il a vu des exécutions à la guillotine. Un des thèmes du roman est donc « le crime de la loi ». Si l'œuvre montre comment les coercitions sociales et morales peuvent entraîner les hommes à leur déchéance si aucune solution de réédification n'est trouvée, c'est surtout un immense espoir en la générosité humaine dont Jean Valjean est l'archétype. Presque tous les autres personnages incarnent l'exploitation de l'homme par l'homme. L'exergue de Hugo est un appel à l'humanité pour qu'elle ne cesse d'œuvrer à des temps meilleurs :
« Tant qu’il existera, par le fait des lois et des mœurs, une damnation sociale créant artificiellement, en pleine civilisation, des enfers, et compliquant d’une fatalité humaine la destinée qui est divine ; tant que les trois problèmes du siècle, la dégradation de l’homme par le prolétariat, la déchéance de la femme par la faim, l’atrophie de l'enfant par la nuit, ne seront pas résolus ; tant que, dans de certaines régions, l’asphyxie sociale sera possible ; en d’autres termes, et à un point de vue plus étendu encore, tant qu’il y aura sur la terre ignorance et misère, des livres de la nature de celui-ci pourront ne pas être inutiles. »
— Victor Hugo, Hauteville-House, 1862.
Le choix du village de Montfermeil comme lieu de rencontre entre Cosette et Jean Valjean dans le roman remonte à 1845. Cette année-là, pris en flagrant délit d'adultère, jeune pair de France, Victor Hugo est prié de s'éloigner quelque temps de Paris. Avec Juliette Drouet, il monte dans une diligence à Pantin qui prend la direction de Chelles, commune limitrophe de Montfermeil où il séjourne, dans l'auberge de l'ancienne abbaye. Son poème sur le moulin de Chelles, écrit lors de ce passage, se réfère au moulin de Montfermeil. En 1862, la publication du roman popularise la commune où il situe l'auberge des Thénardier (Au Sergent de Waterloo)[14].
Robert Laffont et Valentino Bompiani signalent, dans Le Nouveau Dictionnaire des œuvres de tous les temps, la présence dans Les Misérables de l'influence de Balzac (La Comédie humaine), d'Eugène Sue (Les Mystères de Paris) et des romans-feuilletons[15].
L'intertextualité de l'œuvre de Balzac dans celle de Victor Hugo est en effet signalée par de nombreux analystes[16],[17]. Victor Hugo fait explicitement allusion, à plusieurs reprises[18] dans son roman, à l'univers de Balzac, qui fut un contemporain avec lequel les échanges furent nombreux[19]. On y reconnaît ainsi notamment celle du Curé de village avec lequel monseigneur Myriel présente des points communs[20]. De même que la parenté entre Vautrin, Jean Valjean et même Javert (le second étant l'envers positif des deux autres) est assez évidente, le monde et les coutumes des bagnards étant décrits dans Splendeurs et misères des courtisanes[21], l'étude intertextuelle des Misérables révèle que le forçat se nourrit également d'un autre personnage balzacien apparaissant dans Le Curé de village, Farrabesche[20].
Selon Évelyne Pieiller[22], Les Mystères de Paris, roman-feuilleton à succès paru en 1842-1843, avec ses descriptions des bas-fonds parisiens, ouvre la voie à l'œuvre de Victor Hugo. Victor Hugo lui rend d'ailleurs hommage dans son roman[23] et poursuit sur la même route, s'attaquant à l'injustice sociale[22].
Victor Hugo s’est inspiré également de tout ce qu'il voyait et entendait autour de lui et qu’il notait dans ses carnets. Ainsi, le , il raconte avoir vu un malheureux emmené par deux gendarmes après avoir été accusé du vol d’un pain. « Cet homme, dit-il, n’était plus pour moi un homme, c’était le spectre de la misère. » Il s'agit probablement de l'inspiration du futur Jean Valjean[24]. En décembre de la même année, il assiste à une altercation entre une vieille femme et un gamin qui peut faire penser à Gavroche[25]. Fantine pourrait lui avoir été inspiré par une « fille », comme l'on disait à l’époque pour désigner une prostituée, dont il prit la défense un soir de – au risque d’entacher sa réputation – alors qu’elle avait été injustement accusée et traînée au poste de police avec la menace de passer six mois en prison[8],[26],[27]. Sa fille Cosette pourrait lui avoir été inspiré par l'ouvrière Louise Julien, dont il prononça l'éloge funèbre à Jersey en 1853[28]. Il s’informa également beaucoup en visitant la Conciergerie à Paris en 1846 et Waterloo. Le , il écrit à son fils François-Victor : « Je suis ici près de Waterloo. Je n’aurai qu’un mot à en dire dans mon livre, mais je veux que ce mot soit juste. Je suis donc venu étudier cette aventure sur le terrain, et confronter la légende avec la réalité. Ce que je dirai sera vrai. Ce ne sera sans doute que mon vrai à moi. Mais chacun ne peut donner que la réalité qu’il a[29]. » Il recueille des informations sur certaines industries, sur les salaires et le coût de la vie dans les classes populaires. Il demande à ses maîtresses Léonie d’Aunet et Juliette Drouet de le renseigner sur la vie des couvents[30]. En outre, les descriptions des barricades sont inspirées des récits de Charles Jeanne, insurgé des journées de 1832[31].
Les relations entre Victor Hugo et l'univers du roman-feuilleton sont plus conflictuelles. Il ne veut pas que Les Misérables soit édité en roman-feuilleton, comme cela était l'usage pour de nombreux romans populaires, car il est alors en conflit avec le pouvoir en place et condamne la censure de la presse par le pouvoir. Il exige cependant que son œuvre soit publiée dans un format bon marché pour rester accessible. D'autre part, il trouve le style des romans-feuilletons souvent peu travaillé[32].
Les Misérables paraitra toutefois en feuilleton dans Le Rappel en 1888[33].
Enfin, homme de son temps, écrivant une histoire contemporaine, Victor Hugo s'inspire des figures de son époque pour camper ses personnages. Les Mémoires de Vidocq, publiés en 1828, qui inspirèrent respectivement à Balzac[34] et Alexandre Dumas les personnages de Vautrin et Jackal[35], semblent se retrouver partiellement dans les deux personnages antagonistes que sont Jean Valjean et Javert. Le premier correspondrait, en tant que « M. Madeleine », à l'ancien forçat devenu momentanément industriel[34] et le second au chef de la brigade de Sûreté de la préfecture de police, deux facettes de Vidocq[36],[37]. Selon la normalienne Myriam Roman, Victor Hugo va jusqu'à dissocier « le forçat du policier en imaginant non pas un mais trois personnages, attribuant à Jean Valjean le bagne et les évasions, à Thénardier le crime, le statut de chef de bande, et la prison de La Force, à Javert l'espionnage et la police[38]. » Cependant, Hugo ne reconnaîtra jamais l'influence de Vidocq sur la création de ces personnages[39].
Il s’amuse également à glisser des allusions toutes personnelles. Ainsi, en est-il pour ses maîtresses : Juliette Drouet inspire le nom de la « mère des Anges (Mlle Drouet), qui avait été au couvent des Filles-Dieu » (Deuxième partie, livre VI, chapitre VII) ; la clairière Blaru (Cinquième partie, livre V, chapitre IV) rappelle le pseudonyme Thérèse de Blaru dont Léonie d’Aunet signait ses livres. Plus intime encore, la date du , nuit de noces de Cosette et Marius (Cinquième partie, livre VI, chapitre I), fut aussi celle où Juliette se donna à Victor pour la première fois.
Les deux premiers tomes des Misérables sont publiés en 1862 : la première partie est publiée le à Bruxelles par les Éditions Albert Lacroix, Verboeckhoven et Cie, et le de la même année à Paris[41], à grand renfort de publicité, extraits de morceaux choisis dans les journaux et critiques élogieuses[42]. Les parties deux et trois paraissent le , les parties quatre et cinq sortent le . À cette époque, Victor Hugo est considéré comme un des premiers hommes de lettres français de son siècle et le public se précipite pour lire son nouveau roman.
Les réactions sont diverses. Certains le jugent immoral, d'autres trop sentimental, d'autres encore trop complaisant avec les révolutionnaires[43]. Sainte-Beuve se lamente : « Le goût du public est décidément bien malade. Le succès des Misérables a sévi et continue de sévir au-delà de tout ce qu’on pouvait craindre. » Toutefois, il concède que « son roman […] est tout ce qu’on voudra, en bien , en mal, en absurdités ; mais Hugo, absent et exilé depuis 11 ans, a fait acte de présence, de force et de jeunesse. Ce seul fait est un grand succès. » Il reconnaît enfin à Hugo cette qualité suprême : « Ce qu’il invente de faux et même d’absurde, il le fait être et paraître à tous les yeux[44]. »
Les frères Goncourt expriment leur profonde déception, jugeant le roman très artificiel et très décevant[45],[46]. Flaubert n'y trouve « ni vérité ni grandeur[47] ». Baudelaire fait publier une critique très élogieuse[48] de la première partie dans un journal (louant tout particulièrement le chapitre « Tempête sous un crâne »), mais dans une lettre à sa mère, il qualifiera Les Misérables de « livre immonde et inepte »[49]. Lamartine en condamne les impuretés de langue, le cynisme de la démagogie : « Les Misérables sont un sublime talent, une honnête intention et un livre très dangereux de deux manières : non seulement parce qu'il fait trop craindre aux heureux, mais parce qu'il fait trop espérer aux malheureux »[50]. Cette crainte est partagée par Barbey d'Aurevilly qui stigmatise le « livre le plus dangereux de son temps »[51]. Dans une lettre à son fils de , Dumas père regrette que ce livre soit « tout à la fois une œuvre ennuyeuse, mal rêvée dans son plan, mal venue dans son résultat », ajoutant : « Chaque volume commence par une montagne et finit par une souris[52]. » L’évêque Louis-Gaston de Ségur rédige une critique sur Victor Hugo et « son infâme livre des misérables [qui] lui a rapporté d’un coup cinq cent mille francs. » En l’auteur ne manquera pas de lui adresser une réponse au vitriol[53]. Les Goncourt notent que le livre a été « une grande déception. » Ils expliquent : « Titre injustifié : point la misère, pas d’hôpital, prostituée effleurée. Rien de vivant : les personnages sont en bronze, en albâtre, en tout, sauf en chair et en os. Le manque d’observation éclate et blesse partout. » Et puis, ajoutent-ils, il est « assez amusant de gagner deux cent mille francs […] à s’apitoyer sur les misères du peuple ! »[54].
Le livre connaît cependant un grand succès populaire. Traduit dès l'année de sa parution, grâce aux efforts d'Albert Lacroix qui ouvre des filiales en Europe, en plusieurs langues (italien, grec, portugais), il reçoit dans chaque pays où il est publié, de la part des lecteurs, un accueil triomphal[56],[57]. Impatient de connaître la première réaction des lecteurs anglais à la sortie du livre, Victor Hugo envoya à ses éditeurs Hurst & Blackett un télégramme dont le contenu se réduisait à « ? ». La réponse de ses correspondants fut non moins laconique : « ! »[58],[59].
L'auteur lui-même accorde une grande importance à ce roman. En , il informe son fils François-Victor qu'il a terminé l'ouvrage et affirme : « Je peux mourir. »[60] Il écrit en , à son éditeur Lacroix : « Ma conviction est que ce livre sera un des principaux sommets, sinon le principal, de mon œuvre »[61].
D'après Pascal Melka (« Victor Hugo, un combat pour les opprimés. Étude de son évolution politique »[62]), dans Les Misérables, Victor Hugo a fait revenir le langage populaire dans la littérature. Il emploie l'argot et va jusqu'à consacrer un chapitre à philosopher sur le mot de Cambronne, « le plus beau mot peut-être qu’un Français ait jamais dit ». Tout ceci faisait naturellement scandale dans l'opinion classique. Voici comment Victor Hugo se justifie :
Le roman fourmille de personnages. Nombre d'entre eux font une courte apparition et retournent dans l'oubli. C'est une volonté délibérée de Victor Hugo : il cherche à démontrer que la misère est anonyme[63]. Cet oubli est particulièrement prégnant dans le cas de la sœur de Jean Valjean et ses sept enfants :
« C’est toujours la même histoire. Ces pauvres êtres vivants, ces créatures de Dieu, sans appui désormais, sans guide, sans asile, s’en allèrent au hasard, qui sait même ? chacun de leur côté peut-être, et s’enfoncèrent peu à peu dans cette froide brume où s’engloutissent les destinées solitaires, mornes ténèbres où disparaissent successivement tant de têtes infortunées dans la sombre marche du genre humain. Ils quittèrent le pays. Le clocher de ce qui avait été leur village les oublia ; la borne de ce qui avait été leur champ les oublia ; après quelques années de séjour au bagne, Jean Valjean lui-même les oublia. »
— Victor Hugo, Les Misérables, Partie I, livre 2, chapitre 6
Parmi les nombreux personnages que l'on voit apparaître et disparaître, on peut encore citer Petit-Gervais, Azelma, les frères de Gavroche, Mme Magloire, Mlle Baptistine. Il reste cependant un nombre restreint de personnages dont les destins se croisent et qui font partie du cœur de l'action :
En périphérie, Victor Hugo s'attache à certaines autres figures jusqu'à leur consacrer un livre ou plusieurs chapitres. Ces personnages lui servent d'argumentaires pour son plaidoyer ou d'articulation pour son roman.
Victor Hugo, pour son roman, s'est considérablement documenté. Il insère beaucoup de détails exacts sur les conditions de vie des différentes classes sociales. La chute de Fantine dans la prostitution est décrite à partir de témoignages d'époque, y compris l'épisode de la boule de neige vécu par Hugo lui-même (qui avait témoigné en faveur d'une prostituée maltraitée). L'industrie de la verroterie noire où s'enrichit M. Madeleine, les maigres salaires et les dures conditions de travail des ouvrières du cartonnage, métier que Thénardier attribue à Éponine, la misère endémique des journaliers agricoles, métier de Jean Valjean dans sa jeunesse et de Champmathieu, les enfants des rues avec Gavroche, la bohème du Quartier latin où s'inscrivent de nombreux étudiants du Midi, la vie recluse des religieuses, les différentes variétés de la petite bourgeoisie avec le fonctionnaire Javert, les propriétaires ruinés Fauchelevent, Mabeuf et Thénardier, quelques spécimens des classes riches comme Gillenormand, sont rendus avec précision aux côtés d'une foule de clients d'auberge, domestiques, gens de justice, truands et autres figures secondaires. Chacun de ces milieux a son langage et sa culture, ainsi les romans à l'eau de rose lus par la Thénardier ou le dialogue du jardinier (Fauchelevent) et du fossoyeur lors du faux enterrement de Jean Valjean[67].
La violence infligée ou subie tient une grande place dans le roman. Celle des « misérables » s'exerce surtout sur des gens proches de leur milieu : Fantine est pressurée, Cosette exploitée par les Thénardier, les truands du faubourg Saint-Marcel (un des quartiers les plus pauvres de Paris) opèrent surtout contre des gens de leur condition et s'ils s'en prennent à Jean Valjean, c'est parce qu'ils ont deviné en lui quelqu'un de leur classe, alors que les bourgeois comme Gillenormand et même Marius n'ont rien à craindre. Au contraire, les classes supérieures n'ont guère de scrupules à sévir contre les opprimés : le procureur du roi peut demander la peine de mort ou forcer un faux témoignage, l'administration pénitentiaire vole Jean Valjean, à sa sortie du bagne, en lui payant « 109 francs et quinze sous » pour 19 ans de travail, Javert soutient le bourgeois qui a maltraité Fantine[68].
Victor Hugo ne se cache pas d'avoir voulu écrire un roman historique en même temps qu'un drame et une épopée. Dans une lettre à Albert Lacroix du , il écrit : « Ce roman, c'est l'Histoire mêlée au drame, c'est le siècle, c'est un vaste miroir reflétant le genre humain pris sur le fait à un jour donné de sa vie immense. » L'action s'inscrit dans une durée historique, du Premier Empire à l'insurrection parisienne de juin 1832[69].
Les personnages sont d'abord confrontés au souvenir de la Révolution française. Dans la première partie, Mgr Myriel, catholique bienveillant mais noble et attaché aux valeurs de l'ancien monde, vient visiter un ancien révolutionnaire, le conventionnel G., vieil homme plein de dignité et proche de sa fin qui vit en solitaire dans un coin de son diocèse. L'évêque éprouve un malaise à parler à un régicide qui a voté l'exécution de Louis XVI. G. répond qu'il n'a pas voté la mort du roi (Hugo était opposé à la peine de mort) mais « la fin du tyran ». Il précise sa pensée : le tyran, c'est l'ignorance qui engendre l'autorité mensongère, la royauté, les erreurs et les préjugés ; G. ne croit qu'à l'autorité fondée sur la science. L'évêque lui oppose les crimes de la Révolution, « Marat battant des mains à la guillotine » : G. lui rétorque ceux de la monarchie absolue soutenue par le clergé, « Bossuet bénissant les dragonnades ». Le conventionnel, mourant, exprime sa foi en l'avenir et en l'absolu divin, profession de foi déiste et scientiste qui est celle du républicanisme de Hugo : cette « lumière inconnue » (titre du chapitre) trouble profondément Myriel[70].
La deuxième partie du roman s'ouvre par un récit de la bataille de Waterloo. Pendant la charge de la Haie-Sainte, un officier des cuirassiers français, le colonel Georges Pontmercy, est laissé pour mort, enseveli dans une pile de cadavres ; il est sauvé fortuitement par un maraudeur qui n'est autre que Thénardier et qui le déterre pour le dépouiller. Cet épisode donne lieu à un récit de 130 pages, mi-historique, mi-légendaire, où Hugo exprime son admiration teintée de désolation devant le souvenir de Napoléon Ier[71].
Depuis longtemps, Victor Hugo est hanté par cette bataille. Dès 1815, jeune écolier élevé par sa mère dans un milieu très royaliste, il écrit des vers maladroits pour célébrer la défaite du « Corse » et l'exécution du « maréchal perfide » Ney qui avait abandonné la cause des Bourbon pendant les Cent-Jours. Bien que ses choix politiques et son attitude envers Napoléon aient beaucoup évolué par la suite, devenu très républicain, il se reconnaît encore dans ces vers de jeunesse :
Ta chute même, hélas, nous fit verser des pleurs.
Champs de Waterloo, bataille mémorable,
Jour à la fois pour nous heureux et déplorable.
Le souvenir de cette bataille tragique lui inspire en 1852 le poème « L'Expiation » du livre V des Châtiments. Il refuse à plusieurs reprises de se rendre sur les lieux ; c'est seulement en 1861 qu'il visite le champ de bataille et c'est là qu'il termine ce récit épique[72]. Comme dans les Châtiments, la glorification de Napoléon le Grand sert à dénoncer la vilénie de « Napoléon le Petit » (Napoléon III). Le premier, bien qu'il ait renversé la République et établi un pouvoir despotique, a porté les principes de 1789 aux quatre coins de l'Europe ; la coalition des monarchies européennes qui se dresse contre Napoléon lors des Cent-Jours est celle de la contre-révolution, « le 14 juillet 1789 attaqué à travers le 20 mars 1815 ». Malgré la défaite finale de Napoléon, les monarchies victorieuses ont dû faire des concessions aux libertés issues de la Révolution comme la Charte octroyée par Louis XVIII : « La contre-révolution était involontairement libérale, de même que par un phénomène correspondant, Napoléon était involontairement révolutionnaire. Le 18 juin 1815, Robespierre à cheval fut désarçonné[73]. »
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