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L'influence de la pensée bergsonienne chez Joseph Malègue émane surtout de l'ouvrage d’Henri Bergson Les Deux sources de la morale et de la religion. Selon Jean Lebrec (alors professeur à l’Institut catholique de Paris), c'est « l'épine dorsale » de Pierres noires : Les Classes moyennes du Salut, second et dernier roman de Malègue, une trilogie inachevée. Les Deux Sources couronnent l'œuvre sociologique, morale et religieuse de Bergson. Sa pensée imprègne déjà l'autre tout aussi long roman de Malègue, Augustin ou Le Maître est là.
Malègue est un écrivain qu'on redécouvre : Sébastien Lapaque, dans Le Figaro littéraire, le met en 2014 au même rang que François Mauriac ou Georges Bernanos. D'autres publications jusqu'aux années 2020 font de même. Dans Pierres noires, ce que Malègue appelle « Classes moyennes du Salut », ce sont les chrétiens par conformisme social et égoïsme. Qu'il décrit en s'inspirant d'Émile Durkheim qui réduit la religion à une pure mécanique sociale. Puis il joue de Bergson contre Durkheim. Comment ?
Bergson, chose rare en philosophie, attribue à des personnes, les saints, un rôle supérieur aux concepts. Par là, potentiels héros de roman, les saints sont à même de libérer sociétés et individus captifs de leur conformisme et égoïsme social. Et cela à l'échelle de l'Univers. Peyrenère, la petite ville où se déroule Pierres noires en est emblématique. C'est ce rôle de saint, porteur du Salut —emblématiquement universel aussi— que Malègue donne à Félicien, personnage central de Pierres noires.
Malègue meurt avant d’achever Pierres noires. Pour Jacques Chevalier, c’est irrémédiable. Pour Jean Lebrec, Malègue nourrissait une ambition dont il n’avait pas le talent. Pour Benoît Neiss, Malègue allait écrire le plus grand roman catholique du siècle. Pour d’autres critiques des années 1960-1980 ou 2000-2020, l'œuvre, même inachevée, aboutit malgré tout.
Fernand Vial écrit dans la revue américaine Thought[2] :
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William Marceau cite ce passage[3], qu'il fait suivre immédiatement[3] de la distinction opérée par Jacques Chevalier dans son livre Bergson, Paris, 1926, entre l'influence que Bergson a exercée sur « certains esprits pénétrés des idées du philosophe, parce qu'ils ont lu et relu ses livres » et l'influence qui n'a atteint les autres que forcés « de respirer dans une atmosphère bergsonienne[4]. »
Jean Lebrec (1922-2013), qui fut professeur à l'Institut catholique de Paris[5], explique qu'il arrive à Malègue d'anticiper sur ce que Bergson dira d'une sorte de vérification de la réalité de Dieu à travers l'expérience mystique. Malègue parle en effet de l'expérience ultime de la mort qui « presse l'homme de se situer, pour la première fois peut-être, dans une perspective de vérité devant Dieu »[6]. Et il est persuadé que la chose pourrait être vérifiée à travers « l'exploration expérimentale que l'on peut faire de l'âme des saints devant leur mort »[7].
Il suit les cours de Bergson au Collège de France (gratuits et non-diplômants), en 1902 et 1903 à l'invitation de son ami Jacques Chevalier selon Lebrec, Chevalier qui deviendra l'intime de Bergson[8].
Malègue a très tôt l'intuition de cette ligne de recherches.
Avant qu'Henri Bremond ne livre au public en 1916 ses premiers témoignages de mystiques français dans son Histoire littéraire du sentiment religieux en France[9].
Avant qu'en 1932, dans Les Deux Sources de la morale et de la religion, Bergson « ne mette en relief l'appel que les saints adressent à leurs contemporains du seul fait de leur existence et à la quête expérimentale de Dieu dans l'âme des mystiques[7]. » Jean-Louis Vieilard-Baron remarque cependant que, début des années 1900, y compris pour Bergson « L'intérêt pour la mystique était dans l'air »[10].
D'après Chevalier, Malègue lui expose le son projet d'étude des phénomènes de la sainteté. Il en tirerait une hagiologie susceptible « de toucher expérimentalement l'absolu, en relief ou en creux, dans les états de l'homme, qui est fait pour la sainteté, mais qui a tant de peine à y atteindre et tant de facilité à en dévier[11]. »
Dans certaines nouvelles de Malègue (dont deux avant la parution des Deux sources et d' Augustin : L'Orage, en 1903, et La Pauvreté, en 1912[12]), un saint intervient concrètement. Il en compose après d'autres du même genre : Celle que la grotte n'a pas guérie en 1935, et Sous la meule de Dieu en 1940[13]. Bergson, comme l'écrit Lebrec, « fait reposer sur l'action des saints la permanence d'une morale ouverte dans la société. Or, dès ses années d'étudiant, Malègue avait pressenti l'importance de ce rôle[14]. »
Pour Marceau, Malègue comme Bergson, ouvert à la pensée contemporaine, en subit l'influence, courants philosophiques ou « plus proprement métaphysiques comme auteur spirituel »[16], ne serait-ce que pour s'inscrire en faux contre eux.
Ainsi, le positivisme, qu'il rejette, lui inspire — à rebours, en quelque sorte — des romans que Marceau qualifie d'« antipositivistes »[16]. Marceau rappelle que pour Malègue, « la pensée tend de plus en plus à déserter la métaphysique pour l'expérimental[17]. » Cette « désertion », c'est celle du positivisme et du scientisme. Mais on peut aussi trouver l'« absolu dans l'expérimental », mais alors dans une « expérience élargie »[17].
En cela, il rejoint Bergson pour lequel l'expérience scientifique reste « terriblement limitée »[18], comme le montre une lettre à William James, où le philosophe précise qu'à son étonnement, le temps scientifique ne s'inscrit pas dans la durée qu'au contraire, l'approche positive tend à éliminer[19]. D'où il ressort que « le temps de la science n'est pas celui de l'existence »[18]. En effet, le temps de l'existence auquel Bergson affecte le mot « durée », est le temps vécu et « comme tel, donné là où il est vécu, dans la conscience[18]. », façon de dire que le réel ne se limite pas à ce qui est appréhendé par l'expérience scientifique, la science restant aveugle à cette forme de « durée »[18].
C'est au nom des valeurs spirituelles de l'existence que l'homme est capable d'atteindre[20]; que Malègue aussi bien que Bergson se sont opposés à la philosophie positiviste de leur époque.
Le père d'Augustin donne quitus de cette interprétation, lorsqu'il affirme qu'on « [o]n ne se passe pas d'idéalisme religieux. Des deux formes de la pensée, l'esprit scientifique et les certitudes morales, ces gens suppriment la seconde et étendent la première à tout l'Être[21]. »
William James est emblématique de ce positivisme d'un genre nouveau. Émile Poulat montre que cette rupture avec le positivisme demeure à certains égards paradoxale. En effet, l'essai de Bergson sur les données immédiates de la conscience paraît la même année que L'Avenir de la métaphysique fondée sur l'expérience d'Alfred Fouillée[22].
Poulat distingue alors deux sortes de positivisme : « [l]e premier positivisme, c'était la fin de l'âge théologico-métaphysique au profit de la science ; le nouveau positivisme, c'est la science se posant des questions métaphysiques, théologiques »[23], en somme, le secret de l'expérience des grands mystiques, ce qu'il appelle leur « expérience théopathique »[24], Saint Jean de la Croix par exemple, auquel l'époque accorde beaucoup d'importance[25].
Thibaud Collin parle, lui, chez Malègue de « positivisme spiritualiste[26]. » Il le situe lors de la conversion in extremis d'Augustin au sanatorium de Leysin dans Augustin ou Le Maître est là. Et le relie à une « cordée » « composée de Ravaisson, Ollé-Laprune, Boutroux, Bergson et Blondel […] répondant aux critiques de Taine, Renan, Loisy, Delacroix, Baruzi etc[27]. »
Yvonne Pouzin, épouse du romancier, rappelle également l'ambition princeps de son mari, à la fois écrivain et penseur : créer une hagiologie, c'est-à-dire une « science des saints » ou « de la sainteté ». Il rêve qu'elle devienne susceptible d'instrumentaliser la liberté à la façon dont la psychologie le fait de la biologie ou de la physiologie.
Fruit d'une intuition de jeunesse, avec sa part de chimère sans doute, comme elle le concède[28], cette science nouvelle permet à la théologie de s'échapper du champ strictement conceptuel pour rejoindre le domaine expérimental[28].
C'est un roman de conversion. Pour Marceau, Malègue n'a pas été dépassé dans ce genre[29]. Bernard Gendrel, son spécialiste est du même avis[30].
Chevalier rapporte avoir vu sur le bureau de Bergson l'exemplaire dédicacé d'Augustin ou Le Maître est là, « bourré de marques et de feuilles intercalées »[31], et cite l'éloge du philosophe : « c'est un livre tout à fait remarquable dont le seul défaut pour les lecteurs pressés – pour des lecteurs français – est d'être trop long : ce qui explique qu'on n'en ait point parlé comme on aurait dû le faire et comme il le mérite »[31].
En réponse aux remerciements que Bergson lui a adressés, Malègue, quant à lui, fait directement état de sa dette intellectuelle et rappelle : « J'ai voulu exprimer — et là je n'avais pas encore pour me guider Les Deux Sources —, que pour qui cherche Dieu la fameuse preuve expérimentale, elle est dans l'expérience mystique à la fois éclatante et enveloppée, sans quoi nous vivrions en Éden[32]. ». Sa référence à l'Éden implique que dans cette hypothèse, Dieu serait évident et la foi superflue. En Éden, selon certaine théologie chrétienne, les humains disposent de dons préternaturels: immortalité, absence de souffrance, science infuse, vision directe de Dieu.
L'expression se retrouve dans Augustin ou Le Maître est là, quand Augustin offre ses services de professeur de philosophie à Anne de Préfailles qui prépare la création d'écoles secondaires sur le modèle de celles de Madeleine Daniélou. Il explique qu'il ne saurait le faire que de manière professionnelle, car, selon lui « le surajouté doit l'être par l'auditeur ».Anne répond que sans cela, il n'y aurait pas de foi, et Hertzog ajoute que cette dernière est un don de Dieu, sur quoi Augustin conclut que si Dieu était « évident », « l'humble manière qu'a notre pauvre pensée de [Le] connaître serait changée, et [réapparition de l'Éden], le croyant vivrait en Éden[33]. »
Bergson se voit directement mis à contribution dans une scène illustrant son intuition que la danse est liée à la beauté féminine.
Augustin, a lu l'Essai sur les données immédiates de la conscience[34], sur la suggestion de son professeur de philosophie, Rubensohn. Ce n'est pas Bergson, selon Lebrec, mais il a avec lui « quelques traits communs » au physique et au moral, ou par son rejet du scientisme. D'autres pas. Lebrec en discute[35].
L'Essai montre que la grâce s'accommode plus des courbes que des lignes brisées.La ligne courbe : « change de direction à tout moment, […] chaque direction nouvelle étant indiquée dans celle qui la précédait ». Mais un autre élément intervient : le rythme qu'accompagne la musique.
Les retours périodiques qu'impose la mesure deviennent « autant de fils invisibles au moyen desquels nous faisons jouer cette marionnette imaginaire. […] Il entrera donc dans le sentiment du gracieux une espèce de sympathie physique […] [qui] vous plaît elle-même par son affinité avec la sympathie morale[36]. »
Augustin converse avec Anne et sa tante. Les évolutions de moucherons en lignes brisées à la surface d'un étang évoquent pour les deux femmes une certaine grâce. Augustin, reprenant l' Essai, réplique que la vraie grâce émane de lignes courbes, à l'instar des danseuses dont les gestes et les pas répondent — ne serait-ce qu'en apparence — aux désirs des spectateurs, grâce gratuite, comme la beauté humaine, elle-même, involontaire ou inconsciente « offrande de bonheur » à ceux que la hasard place en face d'elle.
Augustin ne voulant pas avouer son penchant pour Anne (il n'a, à tort, aucun espoir qu'elle y réponde), s'en veut d'avoir parlé de cette façon, car ses propres sentiments pourraient avoir été devinés. Et il pense qu'il a réussi à les dissmuler jusqu'ici, ce qu'il veut tant dissimuler.
Or ils ont été devinés depuis longtemps et apparaissent presque clairement, même dans cette explication philosophique d'une grande technicité, en dépit du fait que la question de savoir ce que Bergson pense de la grâce lui a été posée[38].
Lebrec insiste sur « l'effet libérateur » exercé par Bergson à la suite de penseurs tels Ravaisson (maître de Bergson[39]), Lachelier et Boutroux, président de son jury de thèse[40] : par un puissant effort, Bergson a libéré la méthode positive des sciences « de l’ornière où elle s’embourbait », la réconciliant avec l’exigence métaphysique, désormais portée sur le terrain de l’expérience[41]. Et rappelle la dédicace de Malègue adressée à Bergson lors de l'envoi en 1933 de son Augustin , l'assurant « de la gratitude intellectuelle que tous ceux de [sa] génération [lui] doivent[41]. »
Malègue intègre l'expérience religeuse à l'intrigue romanesque. Augustin se meurt au sanatorium de Leysin. Son ami Largilier lui rend visite et évoque une chose qui a toujours sollicité Augustin au plus profond : l'humanité du Christ : « Dans le cristal adamantin des dogmes, c'était la facette qui frappait l'âme moderne, scientifique et mystique ensemble »[42],[43],.
Charles Moeller explique que, face à l'exégèse moderniste, « c'est la divinité de Jésus qui lui faisait difficulté, non celle de Dieu[44] ». De fait, Augustin, après la perte de la foi (à cause de la question biblique), a continué à adhérer à la vague idée d'un Dieu abstrait, celui du déisme, coupé du monde et indifférent à son égard, mais déductible logiquement.
Largilier cite ce qu'il juge le « blasphème » d'un « ex-athée » : « «Sans le Christ, j'aurais la haine de Dieu », » en tire la puissance persuasive d'un chiasme: « Loin que le Christ me soit inintelligible s'il est Dieu, c'est Dieu qui m'est étrange s'il n'est le Christ [42]. » Augustin, esprit moderne, « scientifique et mystique ensemble », saisit à l'instant que la nature humaine de Jésus (Dieu), « subissant les déterminismes de la douleur » et du « mécanisme social des expositions historiques lacunaires » [42], constitue un (métaphore filée) « curieux pont suspendu entre la douleur et la question biblique,les entrelacs des lois positives le supportaient comme des filins [42]. »,. Scientifique et mystique unis, pour Moeller, c'est « toute l'œuvre de Bergson[45] ».
Moeller, reprend « presque littéralement » selon ses dires[46], l’aphorisme de Bergson sur Maine de Biran : « Maine de Biran et Bergson fondent une psychologie […] une philosophie originale de la subjectivité, caractérisée par le rejet de toute forme d’objectivisme, qu’il soit de nature psychologique ou naturaliste[47]. » Il poursuit : « Ce tour d'esprit de Bergson, qui essaye de rejoindre les réalités métaphysiques sur le chemin de l'expérimental, s'épanouit tout naturellement dans le domaine de la mystique : la vie du mystique révèle, dans l'entrelacement d'une destinée apparemment humaine, une présence transcendante ; c'est une image de l'humanité même de Jésus[45]. ».
Quand Augustin consent à la confession que lui propose Largilier, il n'obéit donc pas à une pulsion irrationnelle, mais est induit en tentation de l'accepter à la suite de toute une réflexion[45]. Allusion, notamment, au fait qu'Augustin a exposé à Normale à un camarade et ami juif, ouvert au religieux, son ambition intellectuelle (qu'il partage avec le créateur de son personnage) : « Je pense à une hagiologie[48]. »
L'expérience religieuse d'Augustin la plus significative—« acmé de l'irruption du métaphyisque dans l'expérimental[26], », selon Collin—, a lieu quand Largilier prononce l'absolution : « Agenouillé, il se prosterna en pensée, tomba à terre, fit un cercle par terre, sa tête touchant ses genoux, écrasé, d'un anéantissement sans nom. Il était le grain de sable des textes bibliques, un grain de sable conscient qui eût devant lui tout le rivage, toute la mer, et, par-delà, la planète ; et par-delà encore, l'énormité démente de l'espace, et dans le suprême au-delà, le Roi de tous les Absolus, ou selon la formule qu'il aimait : « Celui qui s'est fait Dieu »[50]. » Malègue ajoute : « Il put encore murmurer : « preuves expérimentales… expérimentales[51]. »
Pour Collin, « Telle est la manière propre à Malègue de rendre manifeste « le positivisme spiritualiste » qu’appelait de ses vœux Ravaisson dans son Rapport. Par là, il figure de manière romanesque la force performative de certaines paroles qui viennent de plus loin et de plus profond que celui qui les profère[26]. » Ce Rapport, c'est La Philosophie française au XIXe siècle, Paris, Hachette, 1869. Édouard Le Roy souligne comment Ravaisson explicite ce positivisme spiritualiste. Il le fait à l'article, Positivisme du Vocabulaire technique et critique de la philosophie : ce positivisme, « a comme principe générateur la conscience que l'esprit prend en lui-même d'une existence dont il reconnaît que toute autre existence dérive et dépend, et qui n'est autre que son action[52]. »
Moeller, se référant à Pascal et à Blondel, explique que c'est dans un geste, un acte précis, parfois un rite infinitésimal, que l'« unique nécessaire »[53] nous est communiqué[45]. Ici, ce geste, c'est Largilier, risquant le tout pour le tout[54], qui va pousser Augustin à le poser à travers l'invite à la confession.
Après la visite de Largilier, sur son lit de mort, Augustin rédige un article intitulé Deux devancements pratiques de la certitude : il y évoque le pari de Pascal[55] et ce qu'il appelle une « confession de semi-incrédules ». Il en était un depuis la perte de la foi à l'École normale supérieure[44].
L'élargissement à l'expérience se produit par l'action . L'article en tire les conséquences. L'action permet d'avancer dans la connaissance. C'est une idée caractéristique de Bergson que le philosophe développe, selon José Fontaine[56], à partir du pragmatisme de James: il est des vérités, comme dans la découverte scientifique, « que nous aidons à se faire, qui dépendent en partie de notre volonté[57]. »
« Dans le domaine des relations entre personnes, analogue à celui des relations à Dieu, l’adhésion de l’intelligence suppose plus que le simple assentiment à une logique ou un constat : un acte[58] » : Augustin, malgré la maladie qui va l'emporter bientôt, écrit donc Deux devancements pratiques de la certitude sur la base de sa propre expérience. Il en confie le manuscrit à sa sœur Christine en le commentant par ces mots : « [j]'y compare le pari de Pascal avec une démarche toute voisine : les confessions de semi-incrédules. Les conditions d'humilité docile, évidentes dans les secondes, éclairent aussi le premier[59]. »
Notons qu'existe également dans cette scène une influence, aux yeux de certains capitale, de Maurice Blondel.
Bergson chez Malègue n'est repérable qu'avec Augustin (1933). Avant, il n'a publié sous son nom que L'Orage en 1903 et sa thèse sur les dockers anglais en 1913. Les sept ans qui restent , il produit, outre la danse dans Augustin, la conversion à Leysin, de nombreuses autres allusions, plusieurs textes sur Bergson, édités avant sa mort ou après comme le très « bergsonnien » Pierres noires qui dénote une connaissance approfondie du philosophe.
Fontaine étudie ces textes de Malègue où il s'avère qu'il lit attentivement Bergson[61]. Dans une lettre à un lecteur (de 1933), Malègue se réjouit que Bergson ait fini par se rendre compte de l'importance de l'expérience mystique, même écrit-il « dans l’ordre de la connaissance pure. Il est très beau que Bergson s’en soit aperçu à la fin de sa vie [dans Les Deux Sources de la morale et de la religion (paru en 1932)]. C’est la seule fenêtre par laquelle nous puissions de notre modeste terrain des causes secondes[62], jeter un début de regard sur Dieu, marquer, du terrain expérimental qui seul est le nôtre, une sorte de touche de l’absolu[63]. » Malègue, en réponse (juin 1933, citée par Marceau) aux remerciements de Bergson pour l'envoi d'Augustin, souligne que son roman n'est pas « une de ces vulgarisations qu'aucune grande œuvre n'évite si elle frappe au plus profond dans nos inquiétudes[64]. »
Dans une autre lettre citée par E. Michaël[65], Malègue traite de points dont Bergson parle aux pages 254 à 260 des Deux Sources : le fait qu'en philosophie, ce qu'il déplore, on parle de Dieu depuis Aristote comme du Premier moteur qui ne connaît pas le monde, alors que, poursuit Bergson, toute religion (statique ou dynamique), voit en Dieu un Être « qui peut entrer en contact avec nous[66]. »
Malègue use d'un vocabulaire proche en parlant à son correspondant de la Cause première dont dit-il « on ne peut être amoureux[67], » (selon Fontaine « remarques voisines)[68]. » F. Keck et G. Waterlot, auteurs du Dossier critique annexé à l'ouvrage de Bergson, jugent que Bergson invite à aller voir « plutôt du côté de ceux qui ont fait l'expérience de Dieu[69]. », conviction ancienne chez Malègue. Bergson parle aussi du Dieu d'Aristote, comme d'un Dieu « adopté avec quelques modifications par ses successeurs[66], » que personne n'a jamais songé à invoquer. F. Keck et G. Waterlot, précisent que Bergson récuse les tentatives métaphysiques de prouver Dieu. Et leur réfutation par Emmanuel Kant au bénéfice d'un Dieu postulé.
De Kant et de la métaphysique Malègue ne parle pas dans cette lettre. Mais dans sa conférence Ce que le Christ ajoute à Dieu, « il ironise sur la distinction kantienne entre « phénomène » [la chose telle qu’elle nous apparaît] et « noumène » [la chose en soi, inconnaissable][68]: » il semblait incorrect de la part de Dieu, écrit-il, qu’il « fût et apparût à la fois[70]. »
Bergson se pose aussi la question de la valeur de l'expérience mystique qui ne peut être répétée ni vérifiée comme l'expérience scientifique. Les mystiques ont vu quelque chose qui nous échappe. Mais c'est selon lui comparable à ce que nous ne savons que grâce aux explorateurs revenant de pays que personne n'a encore pénétrés. Les cartes tracées d'après les indications qu'ils fournissent, par exemple celles de Livingstone, permettraient de vérifier leurs dires, en droit sinon en fait.
Il en va de même pour les mystiques et leur propre « voyage » : « ceux qui en sont effectivement capables, écrit-il, sont au moins aussi nombreux que ceux qui auraient l'audace et l'énergie d'un Stanley allant retrouver Livingstone[15]. »
Bergson cite également William James disant que lorsqu'il en entendait parler « quelque chose en lui répondait ».Or, dans la lettre de Malègue lisible chez Michaël[65], où il paraphrase Bergson, sans le citer nommément, il se réfère aussi au même James[71].
Malègue évoque également dans sa postface à Augustin (issue d'une conférence à l'Institut catholique de Paris), comment Bergson (sans le nommer), démontre l'indépendance de l'esprit par rapport au corps, d'où l'immortalité, dans Matière et mémoire ou L'Énergie spirituelle[73].
Dans une autre conférence, inédite de son vivant « Le drame du romancier chrétien », Malègue s'inspire de L'Évolution créatrice de Bergson, sans le citer. Jean-Louis Vieillard-Baron commentant cet ouvrage explique : la durée est ce par quoi la vie se saisit comme l’élan vital qui la traverse, conservation du passé dans le présent et, dit-il, « création incessante », « vision et volonté tout ensemble ». On « altère la nature du moi par exemple, quand on l’isole du Tout. »
« Un des objets de L’Évolution créatrice est de montrer que le Tout est, au contraire, de même nature que le moi[74].» C'est une vue globale que développe Vieillard-Baron. Or, dans « Le drame du romancier chrétien », Malègue utilise les mêmes concepts, opposant le Tout et le moi, la Totalité et le « je ». Il résume et synthétise la vision de Vieillard-Baron — qu'il n'aurait pu lire en 1935 —, de manière analogue.
Il applique cette comparaison ou cette opposition terme à terme, ce raisonnement philosophique, au champ littéraire. L’univers, écrit-il, est une « vaste chose » rendant possible « ces minuscules coupes à travers le réel » que sont les vies des romans. Elles ne sont pas, « parties toutes faites existant dans l’ensemble », elles « portent l’empreinte en creux du violent jet de l’esprit créateur[75]. » Lisant cela, Fontaine estime que Malègue, qui ne cite pas Bergson dans cette conférence, « en parle donc comme Vieillard-Baron[76]. » Vieillard-Baron (né en 1944), qu'il n'a fatalement pas lu.
Lebrec retrouve dans les archives Malègue vingt pages de notes sur sa lecture, de Durkheim[8].
Sa sociologie (déterministe) inspire Bergson et sa « société close» selon Michel de Certeau[78] et Marceau[79], à la morale close[80].
Pour Lebrec, la foi de Malègue « dut lui faire prêter intérêt, pour s’y confronter, à une pensée qui voulait le convaincre qu’il en devait les composantes à la collectivité. Sa croyance lui était-elle imposée comme le statut social ? Quelle part de liberté lui revenait dans sa ferveur ? [8]. » Car Durkheim travaille selon « l’idée déterministe, fortement établie dans les sciences physiques et naturelles [...] étendue à l’ordre social[81]. » Cependant, grâce à Durkheim, Malègue va également donner aux chrétiens d'habitude, dits « sociologiques »[82], ce « gros de l'humanité »[83], leur appellation et leur caractère romanesque : les « classes moyennes du Salut ». Les Pierres noires dans le titre évoquant une caractéristique du bâti de l'Auvergne.
Dans le premier livre de Pierres noires, Les Hommes couleur du temps (les deux-tiers de l'œuvre inachevée), son narrateur-héros, Jean Paul Vaton pense qu'il y a « une forme collective, encadrée, que tendent à prendre ce que nous croyons les transmissions morales les plus personnelles et les plus intimes[84].» Pour Fontaine « Durkheim illustre la chose dans Le Suicide, livre fondateur, qui traite de cet acte pourtant (en apparence), « le plus individuel que l’on puisse imaginer[85], » — Malègue dirait «intime» —, « parce que, même là, le social est à l’œuvre, se révèle à travers les régularités chiffrées des statistiques[86]. » Ces régularités chiffrées, disponibles du fait que le suicide, mort violente, donne lieu à enquête judiciaire, révèlent ce déterminisme social (voir ci-contre).
Marceau est d'avis que Bergson forge sa pensée de la « religion statique », certes sur sa propre vision de l'intelligence, mais aussi sur les théories de Durkheim concernant le rôle exclusivement social de la religion[87],[88]. Fontaine remarque à ce propos que ce que Bergson appelle la religion statique dans Les Deux Sources, est « aussi, comme le remarque Brigitte Sitbon-Peillon, qui a longuement comparé Bergson et Durkheim[89], la religion identifiée au social[90]. » Soit au déterminisme.
Delitz note aussi le paradoxe d'un Bergson influençant Durkheim, par un « effet repoussoir » (et toute la sociologie française)[91], bien avant Les Deux Sources de la morale et de la religion ouvrage publié en 1932. Durkheim meurt en 1917.
Dans Les Règles de la méthode sociologique, Durkheim souligne (citations de Delitz) « « que le sociologue fait œuvre de science et n’est pas un mystique », et qu’il « ne saurait s’élever avec trop de force » contre ce « négateur de toute science »[92], » ceci vise Bergson selon Delitz : « la référence à Bergson est d’abord implicite. Mais toute une partie de son ouvrage Les Formes élémentaires de la vie religieuse, celle que Durkheim consacre à la sociologie de la connaissance, est dirigée contre Bergson[91]. » Marceau souligne la détermination entière de l'individu par la société chez Durkheim : « les mœurs de l'homme sont inscrites dans sa nature comme celles de l'abeille et de la fourmi[93]. »
Les classes moyennes du Salut sont bien définies, selon Lebrec, dans une fictive Relation des temps révolutionnaires[94] qu'on peut lire dans La Révolution. Ce texte, nouvelle indépendante, est inséré sous ce titre en un chapitre de Pierres noires dont, selon Lebrec, il est le « le joyau[95]. » Malègue l'y insère « en lui laissant son autonomie[96]. » L'un des protagonistes de Pierres noires, André Plazenat, de Paris où il enseigne le droit, demande qu'on copie et lui envoie, cette archive familiale, un manuscrit datant de la Révolution française : Relation écrite en sa prison de Feurs par M. Henri Casimir de Montcel, ci-devant président du Présidial de Riom en Auvergne[97]. Dans une prison de l'an II, dont ils ne sortiront que pour être exécutés, Henri et son cousin l'abbé Le Hennin discutent. Dans le langage de ce siècle et en termes « durkhémiens[98], » l'abbé lui parle des cadres sociologiques qui rendent possible la vie religieuse. Mais qui, l'encadrant, l'engluent dans la routine, le médiocre, l'inauthentique. Seuls des évènements extrêmes peuvent libérer la foi vraie et les libérer, eux.
Ces définitions des classes moyennes du Salut sont au nombre de trois[99].
La première est dégagée au plan de la foi : ces classes englobent « tous ceux qui ne peuvent pas maintenir leur vie religieuse, dans la lumière d'un mysticisme contemplatif et généreux, celui de Largilier et Félicien »[100].
La deuxième, sociologique, décrit les hommes de ces classes parqués dans de grands corps, métiers, Royaumes, Églises. « L'accaparement de l'âme par le groupe est tellement étroit qu'on doute qu'il ne la prend pas tout entière[101]. » Durkheim, l'affirme. Marceau les dit encadrés « dans leurs déterminismes sociologiques, économiques, pychologiques et religieux[102]. » L'abbé pense qu'il leur reste cependant au moment de la mort « juste cette fine pointe suprême, ces rares minutes de silence intérieur que beaucoup ne connaîtront même jamais »[103].
La troisième débouche, pense Lebrec, sur une catéchèse[104]: les classes moyennes « ne sauraient s'intéresser à une prédication qui ne tiendrait nul compte des intérêts terrestres, des conditions du bonheur matériel et de son harmonie finale avec celui du ciel[105]. »
Les meilleures définitions, pense Lebrec, sont celles données dans La Révolution par l'abbé Le Hennin[99].
Au-delà de cela, il y a les mystiques, libérés des déterminismes, ouverts à l'amour de l'humanité entière (et au-delà), qui font entendre un appel et entraînent les autres hommes à leur suite par : « un appel, une émotion qu'ils communiquent et qui poussent derrière eux les multitudes enflammées, avides de les imiter[80]. » Ils proposent comme l'écrit Malègue, un saut « dans le ciel au-dessus de leur niveau, » de s'évader des déterminismes. Ce qui peut inciter, les « autres hommes » à ce « saut » c'est par exemple, « le libre martyre d'un saint[106]. ». Dans Pierres noires, ce martyre aurait dû être celui de Félicien qui eût sauvé les personnages du roman en les faisant sortir de la religion des classes moyennes, de la « religion statique ».
Pour Marceau, les « classes moyennes du salut » vivent de la religion « statique » chez Bergson, allant de pair avec la morale close[107]. Les mystiques de la religion dynamique, allant de pair avec la morale ouverte. «Clos» et « ouvert », « distinction qui change tout[108]. »
Pour Fontaine, Marceau a bien vu que la religion se réduit, chez Durkheim, comme Malègue l'écrit à Maude Petre « à la pesée du collectif sur des individus entièrement « agis » par la contrainte sociale[110]. ».
Pour lui, la morale « close » « vise à la seule conservation des sociétés[111]. » Durkheim en traite des sociétés selon « l’idée déterministe, fortement établie dans les sciences physiques et naturelles […] étendue à l’ordre social[112]. » Il applique aux faits sociaux « la méthode « physique » de la nature[113]. »
C'est, pour Marceau, « l'école sociologique avec Durkheim, Lévy-Bruhl, Baillet[79]. » Cette vision de l'humain, irrémédiablement corseté socialement, Bergson la rejette dans Les Deux Sources, « épine dorsale »selon Lebrec[114] de Pierres noires.
Les chrétiens des classes moyennes du Salut, vivant leur foi comme un compromis entre elle et la vie terrestre (celle-ci primant), relèvent « de la religion statique de Bergson d’essence sociale [qui] n’est susceptible d’aucune créativité dans l’ordre moral[115]. » Ces chrétiens sont captifs du déterminisme social.
Par contre, les saints, eux, chez Malègue comme chez Bergson, à l'instar du Christ, se trouvent « dégagés des déterminismes sociaux et personnels, grâce à une ascèse exigeante[114] ». Ils sont à même de dépaaser la fermeture des sociétés closes par leur amour ouvert à tous même aux ennemis. Durkheim pense cette ouverture possible par la morale universaliste[116].
Pour Bergson, seule la mystique en est capable. « Entre, par exemple, la nation ou tout groupe particulier et l’humanité, s’étend la distance « du clos à l’ouvert »[117] » et, surtout, la « différence de nature entre un groupe fermé obligé de se défendre pour subsister, et cet ensemble illimité[118]. » Lebrec, conscient de cette opposition « ouvert » versus « clos » dit que les saints « font éclater la morale close en une morale ouverte[119]. »
Pour Lebrec« la pensée du Bergson des Deux Sources et du Bremond de l’Histoire du sentiment religieux[120], se trouve maintenant incarnée dans son roman [Pierres noires], recréation poétique par la mémoire du monde de son enfance.[114]. »[N 1].
La religion statique, agit en trois points : « a. quand l’intelligence pousse l’individu à préférer son intérêt aux obligations sociales, la religion statique sacralise celles-ci en tabous, effrayant ceux tentés de s’y soustraire ; b. quand l’intelligence met en avant l’inéluctabilité « déprimante de la mort », elle apaise par l’idée de survie ; c. quand l’intelligence mesure la « marge décourageante d’imprévu » dans l’action, elle rassure, par les superstitions, sur son succès final[121],[122]. » Elle est selon Frédéric Worms, « ce qui assure cette fonction dans l'espèce humaine : l'ensemble des représentations agissantes ou idéo-motrices issues de la fonction fabulatrice, et des institutions ainsi suscitées dans toute société à des fins de cohésion et de clôture[123] ».
Mais ces effets de sécurisation de la vie et de dépassement vers la société, cette fois ouverte, peuvent être obtenus d'une source différente, « même si elle peut et de fait vient toujours se greffer sur ce fondement naturel » : il s'agit de l'expérience mystique, qui rompt avec la religion « statique » et dont le mélange avec elle donne lieu à ce mixte qu'est la « religion dynamique »[123].
Pour Marceau, la religion statique est celle des « classes moyennes du salut [124]. » Malègue entrevoit « ce que Bergson appelle religion statique et religion dynamique » et les décrit « de façon romanesque[125]. » Cette « façon romanesque », c'est d'opposer Jean-Paul Vaton et Félicien : « Le contraste entre les deux saute aux yeux. Le premier vit dans un climat de religion statique. En revanche, Félicien a été amené à faire ce « saut brusque » dont parle Bergson, et qui a produit chez lui un caractère surnaturel qui ne se trouve point chez Paul Vaton[125]. » Pour Lebrec, Pierres noires est un roman « bergsonnien[99]. »
Dans La Grande Épreuve,le soldat Georges Tellier visite une librairie durant une quinzaine de repos pendant la Guerre d'Algérie. Il tombe sur Pierres noires et Étienne de Montety lui fait dire que l'expression Les Classes moyennes du Salut est « un mélage de vocabulaire sociologique et théologique »[126].
Marceau, pour illustrer le contraste entre mystiques et classes moyennes du Salut, relève chez Malègue l'épisode où Jean-Paul Vaton cache une lettre de Félicien qu'il vient de recevoir[127]. Il est gêné, parce que, dans sa famille, on a coutume de s'expliquer de tout courrier reçu et qu'il sent, soit qu'on ne le comprendra pas, soit qu'il est indigne des confidences de son ami Félicien. Jean-Paul Vaton, est narrateur et héros (narrateur-héros ou fictif), du premier livre de Pierres noires, Les Hommes couleur du temps, les deux-tiers de la trilogie telle qu'elle est. Il y est central. Félicien l'est de toute la trilogie. Jean-Paul est l'ami de Félicien. Ce duo amical est donc essentiel.
Jean-Paul avoue : « Ces sujets religieux dont je ne prenais guère que le curieux romanesque, que je sentais néanmoins intimité sacrée, ils eussent paru à mon père lettre morte. Sa vie religieuse, comme celle de l'immense majorité des hommes, n'était jamais allée plus loin que les traditionnelles pratiques que j'ai dites, et plus tard le nécessaire pour une digne et simple mort. Pour ma mère c'était pire, elle me savait parfaitement indigne de m'intéresser à des sujets réservés au clergé. L'admettre lui eût semblé caricatural et presque sacrilège. Ma sœur Jeanne n'eût été que réception passive et lourde docilité, mais Marguerite, secrète, fine, un peu pointue, l'eût écoutée en un silence vaguement souriant, non pas en dessous, comme si elle avait connu dans son couvent bien des méditations et lectures spirituelles du même ordre, mais amusée de nos étonnements devant ces choses, ces hauts niveaux-là[128] ». Il est ébranlé : « en tout homme quelque chose fait écho[129], » à la mystique (James selon Bergson avouait que face à elle « quelque chose en lui répondait[15]). » La religion statique, « garde ses éléments[129], » mais, ajoute Marceau, citant Bergson « magnétisés et tournés dans un autre sens par cette aimantation[130]. » Qui n'impose que du « consenti » souligne Sitbon-Peillon[131].
Malègue anticipe avec Augustin (1933) sur Les Deux Sources (1932). Il l'a écrit à Bergson : il a voulu exprimer, alors qu'il n'avait pas encore lu Les Deux Sources, que la preuve expérimentale de Dieu réside dans l’expérience mystique[132]. Il y faut de « l'audace ».
Il en dit le motif dans Le Drame du romancier chrétien (sans citer Bergson) : « Toute âme profondément, uniquement religieuse nourrit une psychologie immense, spéciale, inretrouvable ailleurs […] Ces âmes semblent constituer comme une autre et supérieure sorte d'Esprit […] puisqu'elles sont les âmes des Saints et nous offrent à considérer l'immense psychologie mystique. C'est là, dans ces lieux où il se trouve, que le romancier chrétien doit avoir l' audace d'aller chercher son bien[133] ».
La stratégie « audacieuse » de Malègue consiste à transformer « l'or pur de la philosophie en l'or fin de la littérature[134]. » Il exploite à cet égard une pensée, comme celle de Bergson, qui, d'une part, se fonde sur des personnes ou personnages réels et de l'histoire et une pensée qui selon l'aveu même de Bergson intègre l'idée chrétienne de communion des saints. Il déclare dans une interview au chanoine Magnin en 1932 peu après la sortie des Deux sources : « Je trouve beaucoup de philosophie dans le dogme de la communion des saints[135]. »
Malégue, influencé par Bergson (qui, parfois, anticipe sur sa pensée selon Lebrec), « a su exploiter la rare, sinon l’unique philosophie dont le sens ultime se décide [pour citer Gouhier] « en présence de personnes réelles [et qui] ne projette aucune notion abstraite au-dessus des cas concrets[136].» »[137].
Il s'agit d'une des trois « sources philosophiques au service de la littérature » qu'il a utilisées avec Blondel dans Augustin, Bergson et Durkheim dans Pierres noires[138]. La troisième, la Phénoménologie, sans la « mettre en roman » de manière consciente, il en subit seulement l'état d'esprit[139].
Les Deux sources rompent avec le néothomisme, alors philosophie catholique officielle, qui tend à parler de Dieu et de l'homme, abstraitement. Un peu comme le positivisme, les sciences humaines, il introduit les êtres dans «un ordre général en leur donnant un nom commun[140].» Les thomistes furent déçus que la doctrine religeuse de Bergson ne coïncident pas « avec leur théologie rationnelle[141]. »
Comme Gabriel Marcel[142] ou Karl Jaspers[143], Bergson souligne l'irréductible singularité du je — nom propre —, débordant tout concept ou nom commun, vision conduisant, au-delà de l'homme, à reconsidérer Dieu. Le Dieu de Bergson[144] se donne à l'homme à travers une relation personnelle, le « Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, non des philosophes et des savants » de Pascal[145].
La force de la stratégie littéraire de Malègue c'est d'user de l'influence de Bergson sur lui, de la précieuse matière romanesque — des personnages, des êtres de chair et de sang — mis en scène en puisant dans le riche gisement d'une pensée plaçant les personnes au-delà du concept, refusant toute réduction théorique du je[137]. Bergson et Malègue, selon Marceau, « convergent[146]. »
La force de cette stratégie vient aussi de ce qu'avant que Bergson ne publie Les Deux Sources , Malègue était déjà sur « une ligne de recherches[7], » un peu analogue. Une ligne de recherches qui « fait unique, fonde une pensée sur des personnes : les héros et les saints de l’histoire[147]. »
Jean-Louis Vieillard-Baron dans la revue de l'Institut catholique de Paris Tranversalités estime que la Communion des saints a chez Bergson le même sens que dans la foi catholique[148]. Fontaine voit dans le passage suivant de Pierres noires, une « expérience directe de la communion des saints » à Lourdes[147]. Félicien y explique : « Tous ceux qui demandent guérison, leurs prières dissolvent leurs enveloppes propres, leurs frontières personnelles, pour s’étendre jusqu’aux besoins universels. Elles sont comme expropriées de leurs exigences particulières, désaffectées, versées dans un fonds commun pour les besoins de tous [….] À Lourdes, la Sainte Vierge se fait apôtre, créatrice de saintetés collectives, de ces âmes fondues dans celles de leurs frères au point d’y perdre non point leur personnalité profonde mais tout le momentané de leur vie temporelle, toutes ces surfaces qui chatoient sur le moi, à l’offrir en martyrs. Même les saints qui semblent reclus dans leur salut solitaire, les moniales dans les clôtures, leur adoration les tourne vers l’universel[149],[150]. »
Pour Fontaine, Félicien s'exprime quasi de la même façon[151], que Bergson évoquant la communion des saints : le surgissement d'âmes « apparentées à toutes les âmes et qui au lieu de rester dans les limites du groupe et de s’en tenir à la solidarité établie par la nature, se portaient vers l’humanité en général dans un élan d’amour[152]. » Pour Vieillard-Baron, chez Bergson, la salvifique grâce « est présente dans sa pensée[153]. » Elle fait, selon Sitbon-Peillon, « de la spiritualité mystique d'ordre individuel, la possibilité d'un modèle pour le collectif[154]. »
Robert Coiplet dans Le Monde[157], Moeller, Léon Émery, voient Pierres noires aboutir dans le Livre III de la trilogie Entre le pont et l'eau. Félicien y sauve les Classes moyennes du Salut de Peyrenère, par la communion des saints. Le Livre II Le Désir d'un soir parfait réunit en un huis-clos tragique, deux héros du Livre I, Jacqueline de Brugnes, André Plazenat et, nouveau personnage, son épouse Henriette de Castéran, qu'il abandonne pour Jacqueline (après avoir d'abord abandonné celle-ci pour celle-là).
Souvent, les commentateurs, puisqu'il s'agit d'une œuvre inachevée, s'expriment au conditionnel, non Robert Coiplet dans sa recension courte. Il dit simplement que la mort de Félicien signifie le rachat des personnages du livre. Il a aussi consulté Daniel Halévy dont il rapporte l'analyse : « Il se peut, comme le pense M. Daniel Halévy, que l'intention de l'auteur soit si bien cachée qu'elle tienne à cette volonté d'invisibilité qui égare le lecteur[157]. » « Invisibilité » du surnaturel.
Pour Lebrec le salut par le saint (Félicien), s'opère dans l'invisible des « fils mystérieux d'une solidarité métaphysique[158]. ». Malègue s'élève ainsi « aux plus hautes notions catholiques de la Communion des saints […comme] chez Bernanos, dans L'Imposture (1927) et La Joie (1929), il fallut le sacrifice de l'abbé Chevance, puis de Chantal de Clergerie pour sauver Cénabre de son orgueil luciférien[158]. » Ou comme dans le film Le Dialogue des Carmélites de Philippe Agostini et Raymond Leopold Bruckberger (scénario des mêmes d'après l'œuvre de Georges Bernanos)[159], où, en acceptant de mourir dans une peur qui ne lui ressemble pas, la vieille prieure transmet mystérieusement à une de ses novices qu'étreint l'angoisse morbide de la mort, Blanche de la Force, le courage de mourir en martyre[160].
Bernanos, d'après « Les philosophes chez Malègue », suggère comment l'abbé Cénabre va se réconcilier in extremis avec Dieu grâce à Chantal de Clergerie. Ou comment, la vieille prieure, acceptant l'humiliation de mourir dans la peur, redonne courage à Blenche de la Force qui, après avoir fait le vœu du martyre, et ensuite fuit, rejoint ses sœurs montant en chantant à l'échafaud : « le Veni Creator des religieuses s’arrête seulement quand, la dernière, sa tête est tranchée.[161]. »
L'article cite Éric Benoit[161] qui, s'inspirant de Milan Kundera, propose d’appeler « a-causal »[162] « le lien entre la mort humiliante de la prieure et le courage de Blanche […] le baiser de Chantal à Cénabre et son salut – venu d’un au-delà du récit, surnaturel.[161]. » Chantal meurt violée et assassinée.
Malègue désirait suggérer une solidarité mystique de ce type entre Félicien et tous les personnages de Pierres noires, voire au-delà. Cette ambition l'a perdu selon Lebrec[163]. Il cite J. Papen[158] pour qui « à cause de la liberté de l'Esprit dans son action surnaturelle, s'il est possible d'en déceler jusqu'à un certain point la courbe dans une âme, il est presque impossible d'en découvrir toute l'influence sur une masse ». Il est certes possible d'en dégager « certaines constantes », mais elles restent toujours mystérieuses et vouloir les montrer « dans un roman avec toute leur vérité et non simplement selon de vagues généralités, exige un génie mystique et littéraire extraordinaire[164]. » Jugeant que Malègue ne possédait pas ce génie, capable de franchir « les limites qui séparent la littérature de la mystique[158], » Lebrec attribue à cette incapacité de l'écrivain (non à sa mort), l'inachèvement de Pierres noires « à une époques où d'autres ont réalisé leurs grands projets romanesques, tels Martin du Gard, Duhamel et Jules Romains[163]. »
Lebrec rapporte cependant une scène rédigée par Malègue et trouvée aux archives de l'écrivain :
« Scène inspirée du Grand Inquisiteur. Idée : l’immensité de l’histoire humaine où le Dieu des Chrétiens n’était pas, — l’immensité de géographie humaine où il n’est pas encore. Sombres époques (Celtes, Ligures, barbares de tout nom), ou brillantes époques (Ninive, Babylone, Égypte, etc.). Toute solution au problème du salut de tous ces hommes est contradictoire avec l’idée d’une Incarnation, dans le temps, car datée, laissant hors d’elle tout ce qui est antérieur à cette date privilégiée. Réponse : les générations antérieures sont sauvables et sauvées par la Loi des classes moyennes de la sainteté [du Salut en fait (le Salut par les saints) : il y a encore ici un flottement terminologique[165] ]. Les classes extrêmes de la sainteté relèvent de la Loi de l’Incarnation objectivement. Peut-être y a-t-il des Saints dans le bouddhisme etc. Il y en a certainement dans le judaïsme. Il faut donc admettre que l’Incarnation est précédée, comme dans le judaïsme et peut-être dans le bouddhisme etc., d’une aurore d’Incarnation, autrement dit : qu’elle transcende le temps[166]. »
Un moine de la proche abbaye Sainte-Anne de Kergonan se serait attardé dans ces alignements de Carnac. Face à eux, il aurait été éprouvé dans sa foi sur l'universalité du Salut par le Christ[167] (Lebrec rappelle aussi qu'Alfred Loisy reprochait à Augustin de ne pas tenir compte de cette difficulté de la foi chrétienne[168]). Le moine égaré sent, dans ce décor, la contingence de la foi face à l'Histoire et au Cosmos (les deux dimensions de ces pierres)[169]. Récit peut-être lu par Félicien en difficultés en Chine[170], autre écrasante immensité[169].
L'énigme du Salut universel, la Commununion des saints, l'Incarnation d'un « obscur prêcheur de Palestine, vite exécuté »[169], Largilier les résume ainsi : « Loin que le Christ me soit inintelligible, s’il est Dieu, c’est Dieu qui m’est étrange s’il n’est le Christ.» Collin y décèle l'adage ignatien : « Ne pas être contenu par le plus grand, se cacher dans le plus petit ; voilà ce qui est divin »[26]. » Fasciné, poursuit-il, Friedrich Hölderlin, en fait l'épigraphe de son roman Hyperion . En latin « Non coerceri a maximo, sed contineri a minimo divininum est » et autre traduction: « Ne pas être enfermé par le plus grand, mais être contenu dans le plus petit, c'est cela qui est divin[171] ».
Pour Moeller, les notes dictées par Malègue (il ignore cependant celle que reproduit Lebrec) laissent entrevoir que Félicien sauverait « de sa lumière et de son amour, les âmes médiocres dont il était entouré », jouant ainsi « en plus simple et plus universel, le rôle de Largilier pour Augustin dans le roman de 1933[172]. » Rôle que Mosseray inscrit également dans la Tradition vue par Blondel[173]. Soit la communion des saints pour Vieillard-Baron : Blondel« rattache la proposition Communion des saints à l’ensemble de l’esprit chrétien, qui existe indépendamment de la foi chrétienne entièrement assumée, mais qui est vivant dans la façon dont vivent et réfléchissent les chrétiens[174]. »
Pierres noires couronne l'œuvre de Malègue, selon Moeller. Il le dit dès 1959 dans La Revue nouvelle. Pour lui, la trilogie transporte Augustin « dans un monde infiniment plus vaste[175], » et place l'écrivain « aux sommets de la littérature[176]. »
L'article Les Philosophes chez Malègue conclut comme ceci, à partir d'un passage de la conférence de Joseph Malègue éditée par Lebrec Le Drame du romancier chrétien[75]. « Carnac et Chine, emblématiques de ces deux immensités, le Temps, l’Espace, Malègue les place en face du récit chrétien qui en paraît dérisoirisé [..] Sauf si l'on se souvient que, pour Malègue, lisant Bergson (dans L'Évolution créatrice), les « minuscules coupes à travers le réel » que sont les vies racontées des romans ne sont pas des « parties toutes faites existant dans l’ensemble », qu'elles « portent l’empreinte en creux du violent jet de l’esprit créateur « et que la « vaste chose » qui les rend possibles, c’est l’univers[177]. »
L'amour des ennemis du Sermon sur la montagne, celui du Christ et des saints[178], de l'âme ouverte (Félicien), fracture « les clôtures sociétales », ouvre « à la totalité humaine et au-delà[179]. » Au-delà : pour Marceau, dire que « l'âme ouverte »[80], embrasse l'humanité, ce n'est « pas assez[180] »pour Bergson. Le Lourdes de Félicien réalise « en un point minuscule du cosmos[181], » la « loi des classes moyennes » soit « l'étrange solidarité mystique qui unit les privilégiés de la sainteté aux tièdes et à tous les enlisés dans les sollicitations terrestres »[166], du Salut universel par les saints, personnages réels de l'Histoire.
Ce qu'éprouve Félicien à Lourdes ne se limite donc pas à la foule qui prie et où il prie. Le propos bergsonien de Pierres noires est tel qu'il est aisé de l'élargir à « l'ampleur métaphysique universelle[182] » de l'angoisse du moine de Kergonan. Félicien l'a surmontée avant l'horreur du martyre avec sous les yeux ce qui donne idée de la multitude des religions et civilisations : « L’insondable profondeur de l’Histoire qu’elles évoquent et l’ « effrayante vastitude »[183] de l’univers dont ce « que l’on appelle la Terre[184]» n’est qu’un coin, n’atteignant même pas l’importance de Peyrenère par rapport à la France[182]. »
Marceau évoque aussi le Lourdes de la Vierge[185], chez Malègue « créatrice de saintetés collectives, de ces âmes fondues dans leurs frères[186]. ». Il y suffira à Félicien, écrit-il, de « se mêler aux prières des autres, pour les autres, devenant ainsi le « saint » entièrement voué aux classes moyennes. C'est en cela que se propage l'amour chez Malègue. Sa poésie magique nous emporte bien au-delà du décor vaste et massif, le fini s'élance mystérieusement vers l'infini. Le grand art n'est-il pas toujours celui des poètes visionnaires de réel dont l'élément est le monde des symboles et, par eux, des intuitions où l'âme se perd et se retrouve sans cesse, si possible finalement pour se sauver[185]. »
D'autres sont plus réservés sur le final de Pierres noires. Jacques Chevalier, spécialiste de Bergson, écrit dans la préface à l'édition de 1958 « Mon souvenir de Joseph Malègue » , regretter (presque) que Malègue ait tardé à « nous conduire au sommet lumineux qui devait donner à l'ensemble sa perspective vraie et qui eût fait de son livre, ainsi qu'il me le confia, quelque chose de plus beau qu' Augustin […] Le saint manque : je veux dire cette lumière, cette blancheur éblouissante qui devait, cette fois, nous porter dans l'infini, dans l'éternel et y trouver son âme[187]. » Les pages sur Pierres noires chez Lebrec concluent sur son échec[188].
Chevalier cite le Bergson des Deux Sources. Malègue aurait rappelé, écrit Chevalier, que seul le saint « nous apprend ce qu'est la vie, d'omù elle vient et où elle va[187]. » Pour Neiss, Malègue, s'il avait vécu, aurait alors réussi « le grand roman catholique du siècle » que Mauriac n'a pu écrire[189].
Léon Émery parle aussi de Bergson. Il le fait dans une réflexion sur le Mal défini comme « la prépondérance de la matière autonome[190], » la « minéralisation des corps vivants[190]. » Malègue et Bergson étant différents, leur accord sur certains points serait important.
Pour Émery, chez Bergson, la mort « L'entropie serait donc la mort cosmique, si l'élan vital ne lui opposait un inlassable pouvoir de création[190]. » Et, chez Malègue, le Mal, insidieux, c'est celui dont un géologue dirait « qu'il relève d'une théorie des causes lentes. C'est celui qui opère partout [...] car il est mystérieusement lié au processus continu de la vie et de la mort[191]. ». Il regrette aussi (en 1962), que nous ne pouvons pas savoir comment Malègue aurait conclu[190].
Pierre de Boisdeffre écrit, dans Combat rejoignant Chevalier, que l' Opus magnum dresse sa vaste nef, aux lignes hautes et pures, mais qu'il est imperfectum, « vaisseau à jamais inachevé, ouvert en plein ciel sur un chœur imaginaire[192]. »
En revanche, quelques années plus tard, Émery écrit que nous en savons assez sur la conclusion de Pierres noires vu le fait que la communion des saints implique le Salut. Et tant est puissante la personne du « jeune géant Félicien qui porte en son corps d'athlète avec une parfaite ingénuité, on ne sait quelle candeur grave et tendre. On voit bien que ce Christophe est fait pour porter l'Enfant Jésus sur ses épaules[193]. »
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