Écrits intimes
Au-dedans de moi ondule, certainement, une mer, parce que je suis sensible. L'irrémédiable, c'est de ressentir de telle sorte qu'à toutes les extémités règne la tempête et nulle part un maître qui commande au chaos.
La tempête forme des cuisses puissantes dans le valonnement de la vague et dans la nuque du chêne. On croirait à un combat entre la branche et l'écume. Ce n'est pourtant que jeu. La divinité y assiste et préserve les limites. Dans un sens analogue j'ai contemplé un orage accompagné de grêle. 27 juillet 1901.
O intarissable pêle-mêle, les déplacements de plans, le soleil sanglant, la profonde mer semée de voiles inclinées. Matière sur matière, au point qu'on pourrait s'y dissoudre. Être homme, être antique, naïf et rien, pourtant heureux.
Prose poétique
La mer que nous aimons ne supporte pas les hommes aussi maigres que nous. Il faut des éléphants à têtes de femmes et des lions volants.
Paris est plus grand que
Picabia mais
Picabia est la capitale de Paris
;
Breton est un grand fleuve de tabac turc et la mer se jette dans ce fleuve pour monter vers l'Infini.
«
Histoire de voir
»,
Francis Picabia,
Littérature Nouvelle Série, nº
6,
Novembre 1922, p.
17
La jeune Irlandaise troublée par les jérémiades du vent d'est écoutait dans son sein rire les oiseaux de mer.
Quand je lui dis : « Prends ce verre fumé qui est ma main dans tes mains, voici l'éclipse », elle sourit et plonge dans les mers pour en ramener la branche de corail du sang.
Je ne suis pas perdu pour toi : je suis seulement à l'écart de ce qui te ressemble, dans les hautes mers, là où l'oiseau nommé Crève-Cœur pousse son cri qui élève les pommeaux de glace dont les astres du jour sont la garde brisée.
Robert Desnos, La liberté ou l'amour !, 1927
Les membres du club aiment la mer. L’odeur phosphorée qui s’en dégage les grise et, parmi les débris des grèves, épaves de navires, arêtes de poissons, reliquats de villes submergées, ils retrouvent l’atmosphère de l’amour et ce halètement qui, à la même heure, témoigne à notre oreille de l’existence réelle d’un imaginaire, pêle-mêle avec le crissement particulier du varech qui se dessèche, les émanations de ce magnifique aphrodisiaque l’ambre marine, et le clapotis des vagues blanches contre le sexe et les cuisses des baigneuses au moment précis où, atteignant enfin leur ceinture, elles plaquent le maillot contre la chair.
- Il est ici question du Club des Buveurs de Sperme.
Un jour, il avait jonché la promenade des Anglais d’une multitude de camélias et d’anémones auxquelles se mêlaient des algues rares recueillies à grands frais dans les profondes fosses des mers équatoriales et des arbres entiers de corail blanc, une autre fois il avait distribué par millier des pièces étranges d’une monnaie d’or inconnue, à l’avers de laquelle un signe inquiétant était gravé ; au revers de laquelle resplendissait le chiffre 43 que nul n’avait pu expliquer.
René Char, Fureur et mystère, 1948
Le Requin et la mouette
Je vois enfin la mer dans sa triple harmonie, la mer qui tranche de son croissant la dynastie des douleurs absurdes, la grande volière sauvage, la mer crédule comme un liseron.
Fureur et mystère (1948),
René Char, éd. Gallimard, coll.
«
Poésie
»,
1962
(ISBN 2-07-030065-X), partie LE POEME PULVERISE (1945-1947),
Le Requin et la mouette,
p.
190
Joyce Mansour, Les Gisants satisfaits, 1958
L'homme lâcha le cou meurtri et réfléchit. « Tu vivras près de moi dans ma chambre sur le port, tu me serviras et, un jour, je te tuerai. — J'accepte », dit Marie et la mer, devenue incertaine, l'entendit. « Sauve-toi, si tu peux », dit l'assassin, qui sauta dans sa barque et s'éloigna en ricanant.
Les surréalistes — Une génération entre le rêve et l'action (1991), Jean-Luc Rispail, éd. Gallimard, coll.
«
Découverte Gallimard Littérature
»,
2000
(ISBN 2-07-053140-6), chap. Témoignages et documents,
Joyce Mansour,
Les Gisants satisfaits, 1958,
p.
177
Octavio Paz, Liberté sur parole, 1958
Grand monde
Tu habites une forêt de verre. La mer aux lèvres minces, la mer de cinq heures du matin, scintille aux portes de ton sommeil. Lorsque tes yeux l'effleurent, son dos métallique brille comme un cimetière de cuirasses.
Liberté sur parole (1958),
Octavio Paz (trad. Jean-Clarence Lambert), éd. Gallimard, coll.
«
Poésie
»,
1966
(ISBN 2-07-031789-7), partie II. AIGLE OU SOLEIL
? (1949-1950),
Aigle ou Soleil
? —
Grand monde,
p.
97
Joyce Mansour, Dolman le maléfique, 1961
Cent fois par jour il relança sa mouche en l'air, comme il savait faire, en quête d'une idée de distractions nouvelles mais sans résultat, jusqu'au jour où son œil droit vit briller le reflet de la mer dans l'azur. Le réveil du désir fut immédiat. Il aspira à être vague, poisson, eau. Il voulut être dune, écume, algue. À dos d'homme par-dessus les montagnes et les plaines, les villageois le transportèrent jusqu'à la plage lointaine. Ils arrivèrent au but très amoindris après un mois de marche forcée. Sans perdre son temps en remerciements, Dolman immergea son cerveau hagard dans les flots. Selon son vœu il devint mer, algue, poisson ; il noya son spleen dans la gelée mouvementée et dès lors paressa sous la lune tel une baleine, lavé de toute nostalgie terrestre.
Cette époque heureuse ne dura guère.
«
Dolman le maléfique
»,
Joyce Mansour,
La Brèche, nº
1,
Octobre 1961, p.
50
Roman
Pierre Loti, Pêcheur d'Islande, 1886
Il ne revint jamais.
Une nuit d'août, là-bas, au large de la sombre Islande, au milieu d'un grand bruit de fureur, avaient été célébrées ses noces avec la mer.
Pêcheur d'Islande (1886),
Pierre Loti, éd. Calmann-Lévy, 1913, p.
342
Avec la mer qui autrefois avait été aussi sa nourrice ; c'était elle qui l'avait bercé, qui l'avait fait adolescent large et fort, — et ensuite elle l'avait repris, dans sa virilité superbe, pour elle seule. Un profond mystère avait enveloppé ces noces monstrueuses. Tout le temps, des voiles obscurs s'étaient agités au-dessus, des rideaux mouvants et tourmentés, tendus pour cacher la fête ; et la fiancée donnait de la voix, faisait toujours son plus grand bruit horrible pour étouffer les cris, — Lui, se souvenant de Gaud, sa femme de chair, s'était défendu, dans une lutte de géant, contre cette épousée du tombeau. Jusqu'au moment où il s'était abandonné, les bras ouverts pour la recevoir, avec un grand cri profond comme un taureau qui râle, la bouche déjà emplie d'eau ; les bras ouverts, étendus et raidis pour jamais.
Pêcheur d'Islande (1886),
Pierre Loti, éd. Calmann-Lévy, 1913, p.
342, 343
Hilaire Belloc, The cruise of the Nona, 1925
Tout ce qui relève de la mer est profond et définitif. La mer offre des visions, des ténèbres, des révélations. La mer remet perpétuellement devant nous ces deux faces du réel : grandeur et certitude. […] La mer m'a accueilli chaque fois que je suis venu à elle, et elle m'a délivré des hommes. Elle a éloigné de moi les soucis et les fardeaux de la terre, car, entre toutes les créatures qui marchent et respirent sur cette planète, nous autres humains sommes les plus accablés de tristesse. Mais la mer nous consolera, elle nous révélera des choses nouvelles, et elle nous rendra courage. Elle est le commun sacrement du monde. Puisse-t-elle se montrer pour les autres ce qu'elle fut toujours pour moi.
- Citation rapportée d'Hilaire Belloc, The cruise of the Nona
L'ombre des forêts flottait dans la paix du matin entre la tour et la mer que regardait Stephen. Au creux de la baie et au large blanchissait la mer miroitante, éperonnée par des pieds fugaces et légers. Sein blanc de la mer nébuleuse. Les accents enlacés deux à deux. Une main cueillant les cordes de la harpe et mêlant leurs accords jumeaux. Vagues couplées du verbe, vif-argent qui vacille sur la sombre marée.
Poussant devant lui un amas flottant de détritus, un banc de poissons en éventail, de cocasses coquilles. Un cadavre blanc de sel, émergeant dans le ressac, ballotté vers la terre, mètre à mètre, un marsouin. Le voilà. Accrochez-le vite. Tout descendu qu'il soit sous le plancher des eaux. Il est à nous. Stoppe.
Sac de gaz cadavériques macérant dans une saumure infecte. Un frisson de fretin engraissé d'un spongieux morceau de choix fuit des interstices de sa braguette boutonnée. Dieu se fait homme se fait poisson se fait oie bernacle se fait édredon. Vivant, je respire des souffles morts, foule la poussière de mort, dévore un urineux rebut de chairs mortes. Hissé roide sur le plat-bord, il exhale aux cieux la puanteur de son tombeau vert, le trou lépreux de son nez ronflant au soleil.
Une marine métamorphose ceci, des yeux bruns bleuis de sel. Mort par la mer, la plus douce des morts qui s'offrent à l'homme. Antique Père Océan.
Or, contraste non enchanteur, contraste non enchanteur désenchanteur, la pénombre abyssale fraîche et lisse, vert de mer, eau de Nil.
Les enfants veulent toujours jeter des choses dans la mer. Ont la foi. Le pain jeté sur les eaux. Et ceci ? Un bout de bois.
Colette, Le Blé en herbe, 1923
Le bain quotidien, joie silencieuse et complète, rendait à leur âge difficile la paix et l'enfance, toutes deux en péril. Vinca se coucha sur le flot, souffla de l'eau en l'air comme un petit phoque. Le foulard tordu découvrait ses oreilles roses et délicates, que les cheveux abritaient pendant le jour, et des clairières de peau blanche aux tempes qui ne voyaient la lumière qu'à l'heure du bain. Elle sourit à Philippe, et sous le soleil d'onze heures le bleu délicieux de ses prunelles verdit un peu au reflet de la mer. Son ami plongea brusquement, saisit un pied de Vinca et la tira sous la vague. Ils « burent » ensemble, reparurent crachant, soufflant, et riant comme s'ils oubliaient, elle ses quinze ans tourmentés d'amour pour son compagnon d'enfance, lui ses seize ans dominateurs, son dédain de joli garçon et son exigence de propriétaire précoce.
Au-dessous d'eux, la mer claquait en drapeaux déchirés et léchait onctueusement les rocs. Sa force repoussait vers le haut de la falaise des bouffées tièdes, qui portaient l'odeur de la moule
Rien n'est plus délicieux que ces premières journées d'automne où l'air agité de puissants remous semble une mer invisible dont les vagues se brisent dans les arbres, tandis que le soleil, dominant cette fureur et ce tumulte, accorde à la moindre fleur l'ombre qu'elle fera tourner à son pied jusqu'au soir. De ce calme et de cette frénésie résulte une impression où la force se mêle à une douceur que le langage humain ne peut rendre. C'est un repos sans langueur, une excitation que ne suit aucune lassitude ; le sang coule plus joyeux et plus libre, le cœur se passionne pour cette vie qui le fait battre. A ceux qui ne connaissent pas le bonheur, la nature dans ces moments généreux leur en apporte avec les odeurs des bois et les cris des oiseaux, avec les chants du feuillage et toutes ces choses où palpite l'enfance.
Par secousses intermittentes, brusques comme les bonds d'un tigre, la vie émerge faisant palpiter sa crête sombre sur la mer. Voilà à quoi nous sommes attachés ; voilà à quoi nous sommes liés, tels des corps humains à des chevaux sauvages. Et pourtant nous avons inventé des procédés pour colmater les crevasses et masquer ces fissures.
Chez moi, les vagues ont des kilomètres de long. Les nuits d'hiver on les entend gronder. À Noël dernier un homme s'est noyé assis seul dans sa charrette.
Doux calvaire, le plus doux de tous : quiconque a passé des étés au bord de la mer connaît cela, cette exaspérante nécessité de rentrer, de quitter l’eau pour la terre, de supporter le désagrément de redevenir lourd et suant – connaît cela, l’a exécré et s’en souvient, en d’autres temps, comme d’un temps béni. Rituels de vacances, sensations immuables : un goût de sel au coin des lèvres, les doigts fripés, la peau chaude et sèche, les cheveux collés qui gouttent encore un peu dans le cou, la respiration courte, que c’était bon, que c’était facile…
Une gourmandise (2000), Muriel Barbery, éd. Folio, 2002, p. 89
Il faut toujours regarder la mer. C’est un miroir qui ne sait pas nous mentir. C’est aussi comme ça que j’ai appris à ne plus regarder derrière moi. Avant, dès que je jetais un coup d’œil par-dessus mon épaule, je retrouvais intacts mes chagrins et mes revenants. Ils m’empêchaient de reprendre goût à la
vie, tu comprends
? Ils gâchaient mes chances de renaître de mes cendres... [...] C’est pour cette raison qu’à mon âge finissant j’ai choisi de mourir dans ma maison au bord de l’
eau...
Qui regarde la mer tourne le dos aux infortunes du monde. Quelque part, il se fait une raison.
L’Attentat, Yasmina Khadra, éd. Pocket, 2005, p. 81
Yasmina Khadra, L’Olympe des Infortunes, 2010
Mille fois la culpabilité lui suggère de marcher dans la mer jusqu’aux portes du ciel, et mille fois la froideur de l’
eau l’en dissuade.
L’Olympe des Infortunes, Yasmina Khadra, éd. Julliard, 2010, p. 216
Je contemple la vaste étendue tantôt verte tantôt bleue qui brasille sous le
soleil et les vagues qui s’évanouissent aux dunes. Je ne puis d’empêcher de songer à Heinz, englouti par les flots. Pour fascinante qu’elle soit,
la mer est imprévisible, indigne de confiance, comparable à un cheval fou qui peut désarçonner son cavalier à tout instant, sans crier gare. Je voyais en elle une complice, une source de poésie et de sérénité, mais elle m’a trahi en emportant mon frère. Il y avait entre elle et moi une osmose que je ne retrouve plus, un pacte désormais rompu. Nous sommes devenus comme deux amants séparés
: nostalgiques mais irréconciliables.
Harry et Franz, Alexandre Najjar, éd. Plon, 2018, p. 134