La Maison de Claudine, 1922
Le Jardin-du-Haut commandait un Jardin-du-Bas, potager resserré et chaud, consacré à l’aubergine et au piment, où l’odeur du feuillage de la tomate se mêlait, en juillet, au parfum de l’abricot mûri sur espaliers. Dans le Jardin-du-Haut, deux sapins jumeaux, un noyer dont l’ombre intolérante tuait les fleurs, des roses, des gazons négligés, une tonnelle disloquée…
La Maison de Claudine (1922), Colette, éd. Imprimerie Moderne de Nantes, coll.
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Super-Bibliothèque
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1976
(ISBN 2-261-00093-6), Où sont les enfants
?,
p.
8
Grande maison grave, revêche avec sa porte à clochette d’orphelinat, son entrée cochère à gros verrou de geôle ancienne, maison qui ne souriait que d’un côté.
La Maison de Claudine (1922), Colette, éd. Imprimerie Moderne de Nantes, coll.
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Super-Bibliothèque
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1976
(ISBN 2-261-00093-6), Où sont les enfants
?,
p.
8
Je n’aiderai personne à contempler ce qui s’attache de splendeur, dans mon souvenir, aux cordons rouges d’une vigne d’automne que ruinait son propre poids, cramponnée, au cours de sa chute, à quelques bras de pin. Ces lilas massifs dont la fleur compacte, bleue dans l’ombre, pourpre au soleil, pourrissait tôt, étouffée par sa propre exubérance, ces lilas morts depuis longtemps ne remonteront pas grâce à moi vers la lumière, ni le terrifiant clair de lune — argent, plomb gris, mercure, facettes d’améthystes coupantes, blessants saphirs aigus —, qui dépendait de certaine vitre bleue, dans le kiosque au fond du jardin.
La Maison de Claudine (1922), Colette, éd. Imprimerie Moderne de Nantes, coll.
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Super-Bibliothèque
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1976
(ISBN 2-261-00093-6), Où sont les enfants
?,
p.
9
Ma mère renversait la tête vers les nuées, comme si elle eût attendu qu’un vol d’enfants ailés s’abattît. Au bout d’un moment, elle jetait le même cri, puis se lassait d’interroger le ciel, cassait de l’ongle le grelot sec d’un pavot, grattait un rosier emperlé de pucerons verts, cachait dans sa poche les premières noix, hochait le front en songeant aux enfants disparus, et rentrait. Cependant au-dessus d’elle, parmi le feuillage du noyer, brillait le visage triangulaire et penché d’un enfant allongé, comme un matou, sur une grosse branche, et qui se taisait. Une mère moins myope eût-elle deviné, dans les révérences précipitées qu’échangeaient les cimes jumelles des deux sapins, une impulsion étrangère à celle des brusques bourrasques d’octobre… Et dans la lucarne carrée, au-dessous de la poulie à fourrage, n’eût-elle pas aperçu, en clignant les yeux, ces deux taches pâles dans le foin: le visage d’un jeune garçon et son livre ? Mais elle avait renoncé à nous découvrir, et désespéré de nous atteindre.
La Maison de Claudine (1922), Colette, éd. Imprimerie Moderne de Nantes, coll.
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Super-Bibliothèque
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1976
(ISBN 2-261-00093-6), Où sont les enfants
?,
p.
11
J’avais, petite, le loisir de suivre, en courant presque, le grand pas des garçons, lancés dans les bois à la poursuite du Grand Sylvain, du Flambé, du Mars farouche, ou chassant la couleuvre, ou bottelant la haute digitale de juillet au fond des bois clairsemés, rougis de flaques de bruyères… Mais je suivais silencieuse, et je glanais la mûre, la merise, ou la fleur, je battais les taillis et les prés gorgés d’eau en chien indépendant qui ne rend pas de comptes...
La Maison de Claudine (1922), Colette, éd. Imprimerie Moderne de Nantes, coll.
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Super-Bibliothèque
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1976
(ISBN 2-261-00093-6), Où sont les enfants
?,
p.
13
« Où sont les enfants ? » Elle surgissait, essoufflée par sa quête constante de mère-chienne trop tendre, tête levée et flairant le vent. Ses bras emmanchés de toile blanche disaient qu’elle venait de pétrir la pâte à galette, ou le pudding saucé d’un brûlant velours de rhum et de confitures. Un grand tablier bleu la ceignait, si elle avait lavé la havanaise, et quelquefois elle agitait un étendard de papier jaune craquant, le papier de la boucherie ; c’est qu’elle espérait rassembler, en même temps que ses enfants égaillés, ses chattes vagabondes, affamées de viande crue…
La Maison de Claudine (1922), Colette, éd. Imprimerie Moderne de Nantes, coll.
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Super-Bibliothèque
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1976
(ISBN 2-261-00093-6), Où sont les enfants
?,
p.
13
Notre seul péché, notre méfait unique était le silence, et une sorte d’évanouissement miraculeux. Pour des desseins innocents, pour une liberté qu’on ne nous refusait pas, nous sautions la grille, quittions les chaussures, empruntant pour le retour une échelle inutile, le mur bas d’un voisin. Le flair subtil de la mère inquiète découvrait sur nous l’ail sauvage d’un ravin lointain ou la menthe des marais masqués d’herbe. La poche mouillée d’un des garçons cachait le caleçon qu’il avait emporté aux étangs fiévreux, et la « petite », fendue au genou, pelée au coude, saignait tranquillement sous des emplâtres de toiles d’araignée et de poivre moulu, liés d’herbes rubanées…
La Maison de Claudine (1922), Colette, éd. Imprimerie Moderne de Nantes, coll.
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Super-Bibliothèque
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1976
(ISBN 2-261-00093-6), Où sont les enfants
?,
p.
14
— Demain, je vous enferme ! Tous, vous entendez, tous !
Demain… Demain l’aîné, glissant sur le toit d’ardoises où il installait un réservoir d’eau, se cassait la clavicule et demeurait muet, courtois, en demi-syncope, au pied du mur, attendant qu’on vînt l’y ramasser. Demain, le cadet recevait sans mot dire, en plein front, une échelle de six mètres, et rapportait avec modestie un œuf violacé entre les deux yeux…
La Maison de Claudine (1922), Colette, éd. Imprimerie Moderne de Nantes, coll.
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Super-Bibliothèque
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1976
(ISBN 2-261-00093-6), Où sont les enfants
?,
p.
14
Il y a des jours où la boucherie de Léonore, ses couteaux, sa hachette, ses poumons de bœuf gonflés que le courant d’air irise et balance, roses comme la pulpe du bégonia, me plaisent à l’égal d’une confiserie. Léonore y tranche pour moi un ruban de lard salé qu’elle me tend, transparent, du bout de ses doigts froids. Dans le jardin de la boucherie, Marie Tricotet, qui est pourtant née le même jour que moi, s’amuse encore à percer d’une épingle des vessies de porc ou de veau non vidées, qu’elle presse sous le pied « pour faire jet d’eau ». Le son affreux de la peau qu’on arrache à la chair fraîche, la rondeur des rognons, fruits bruns dans leur capitonnage immaculé de « panne » rosée, m’émeuvent d’une répugnance compliquée, que je recherche et que je dissimule. Mais la graisse fine qui demeure au creux du petit sabot fourchu, lorsque le feu fait éclater les pieds du cochon mort, je la mange comme une friandise saine…
La Maison de Claudine (1922), Colette, éd. Imprimerie Moderne de Nantes, coll.
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Super-Bibliothèque
»,
1976
(ISBN 2-261-00093-6), Amour,
p.
24
La robe de toile que je presse de ma joue sent le gros savon, la cire dont on lustre les fers à repasser, et la violette. Si je m’écarte un peu de cette fraîche robe de jardinière, ma tête plonge tout de suite dans une zone de parfum qui nous baigne comme une onde sans plis : le tabac blanc ouvre à la nuit ses tubes étroits de parfum et ses corolles en étoile. Un rayon, en touchant le noyer, l’éveille : il clapote, remué jusqu’aux basses branches par une mince rame de lune. Le vent superpose, à l’odeur du tabac blanc, l’odeur amère et froide des petites noix véreuses qui choient sur le gazon.
La Maison de Claudine (1922), Colette, éd. Imprimerie Moderne de Nantes, coll.
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Super-Bibliothèque
»,
1976
(ISBN 2-261-00093-6), Papa et Mme Bruneau,
p.
67
Le chocolat, dans ce temps-là, ça se faisait avec du cacao, du sucre et de la vanille. En haut de la maison, les briques de chocolat séchaient, posées toutes molles sur la terrasse. Et, chaque matin, des plaques de chocolat révélaient, imprimé en fleurs creuses à cinq pétales, le passage nocturne des chats…
La Maison de Claudine (1922), Colette, éd. Imprimerie Moderne de Nantes, coll.
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Super-Bibliothèque
»,
1976
(ISBN 2-261-00093-6), La «Fille de mon père»,
p.
90
La suite de cet entretien manque à ma mémoire. La coupure est aussi brutale que si je fusse, à ce moment, devenue sourde. C’est qu’indifférente à la fille-de-mon-père, je laissai ma mère tirer de l’oubli les morts qu’elle aimait, et je restai rêveusement suspendue à un parfum, à une image suscités : l’odeur du chocolat en briques molles, la fleur creuse éclose sous les pattes du chat errant.
La Maison de Claudine (1922), Colette, éd. Imprimerie Moderne de Nantes, coll.
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Super-Bibliothèque
»,
1976
(ISBN 2-261-00093-6), La «Fille de mon père»,
p.
91
Il n’est qu’un jeune chat, fruit des amours — et de la mésalliance — de Moune, chatte persane bleue, avec n’importe quel rayé anonyme. Dieu sait si le rayé abonde, dans les jardins d’Auteuil ! Par les jours de printemps précoce, aux heures du jour où la terre, dégelée, fume sous le soleil et embaume, certains massifs, certaines plates-bandes ameublies qui attendent les semis et les repiquages, semblent jonchés de couleuvres : les seigneurs rayés, ivres d’encens végétal, tordent leurs reins, rampent sur le ventre, fouettent de la queue et râpent délicatement sur le sol leur joue droite, leur joue gauche, pour l’imprégner de l’odeur prometteuse de printemps — ainsi une femme touche, de son doigt mouillé de parfum, ce coin secret, sous l’oreille.
La Maison de Claudine (1922), Colette, éd. Imprimerie Moderne de Nantes, coll.
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Super-Bibliothèque
»,
1976
(ISBN 2-261-00093-6), Les Deux Chattes,
p.
215
Il n’est qu’un jeune chat, fils d’un de ces rayés. Il porte sur son pelage les raies de la race, les vieilles marques de l’ancêtre sauvage. Mais le sang de sa mère a jeté, sur ces rayures, un voile floconneux et bleuâtre de poils longs, impalpables comme une transparente gaze de Perse. Il sera donc beau, il est déjà ravissant, et nous essayons de le nommer Kamaralzaman — en vain, car la cuisinière et la femme de chambre, qui sont des personnes raisonnables, traduisent Kamaralzaman par Moumou.
La Maison de Claudine (1922), Colette, éd. Imprimerie Moderne de Nantes, coll.
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Super-Bibliothèque
»,
1976
(ISBN 2-261-00093-6), Les Deux Chattes,
p.
216
Il est un jeune chat, gracieux à toute heure. La boule de papier l’intéresse, l’odeur de la viande le change en dragon rugissant et minuscule, les passereaux volent trop vite pour qu’il puisse les suivre de l’œil, mais il devient cataleptique, derrière la vitre, quand ils picorent sur la fenêtre. Il fait beaucoup de bruit en tétant, parce que ses dents poussent… C’est un petit chat, innocent au milieu d’un drame.
La Maison de Claudine (1922), Colette, éd. Imprimerie Moderne de Nantes, coll.
«
Super-Bibliothèque
»,
1976
(ISBN 2-261-00093-6), Les Deux Chattes,
p.
216