Qui n’a jamais goûté au parfum enivrant du pouvoir ne peut imaginer ce soudain éclaboussement d’adrénaline qui irradie tout le corps, déclenche l’harmonie des gestes, efface toute fatigue, toute réalité qui ne se plie pas à l’ordre de votre plaisir, cette extase de la puissance sans frein, quand il n’y a plus à combattre mais seulement à jouir de ce que l’on a gagné, en savourant à l’infini l’ivresse de susciter la crainte.
Une gourmandise (2000), Muriel Barbery, éd. Folio, 2002, p. 11
Je vais mourir mais cela n'a pas d'importance. Depuis hier, depuis Chabrot, une seule chose importe. Je vais mourir et je ne parviens pas à me rappeler une saveur qui me trotte dans le cœur. Je sais que cette saveur-là, c'est la vérité première et ultime de toute ma vie, qu'elle détient la clef d'un cœur que j'ai fait taire depuis. Je sais que c'est une saveur d'enfance, ou d'adolescence, un mets originel et merveilleux avant toute vocation critique, avant tout désir et toute prétention à dire mon plaisir de manger. Une saveur oubliée, nichée au plus profond de moi-même et qui se révèle au crépuscule de ma vie comme la seule vérité qui s'y soit dite — ou faite. Je cherche et je ne trouve pas.
Je n’ai jamais su par la suite si c’était mon enfance ou les ragoûts que je ne parvenais pas à revivre mais plus jamais je n’ai dégusté aussi avidement — oxymore dont je suis le spécialiste — qu’à la table de ma grand-mère des patates gorgées de sauce, petites éponges délectables.
Une gourmandise (2000), Muriel Barbery, éd. Folio, 2002, p. 17
Consistante, immédiatement elle-même malgré la béance des quais ouverts sur l’ailleurs, animée d’une vie autosuffisante, enclave de sens à la croisée des chemins, Tanger nous happait vigoureusement à la première minute.
Une gourmandise (2000), Muriel Barbery, éd. Folio, 2002, p. 27-28
Tous, ils promettaient, par la maestria et la précision de leurs commentaires, par la virtuosité de leurs tirades maîtrisées, qui transperçaient le sorbet d’éclairs de syntaxe, de fulgurations poétiques, de devenir un jour ces maîtres du verbe culinaire.
- À propos de critiques gastronomiques.
Une gourmandise (2000), Muriel Barbery, éd. Folio, 2002, p. 33
Je les avais pourris et décomposés, ces trois êtres sans saveur sortis des entrailles de ma femme, présents qu je lui faisais négligemment en échange de son abnégation d’épouse décorative — terribles présents, si j’y songe aujourd’hui, car ce sont les enfants sinon de monstrueuses excroissances de nous-mêmes, de pitoyables substituts à nos désirs non réalisés ?
Une gourmandise (2000), Muriel Barbery, éd. Folio, 2002, p. 42-43
Il y a dans la chair du poisson grillé, du plus humble des maquereaux au plus raffiné des saumons, quelque chose qui échappe à la culture. C’est ainsi que les hommes, apprenant à cuire leur poisson, durent éprouver pour la première fois leur humanité, dans cette matière dont le feu révélait conjointement la pureté et la sauvagerie essentielles.
Une gourmandise (2000), Muriel Barbery, éd. Folio, 2002, p. 46-47
Telle l’abominable madeleine de Proust, cette bizarrerie pâtissière éparpillée, par un sinistre et terne après-midi, en débris spongieux dans, offense suprême, une cuillerée de tisane, mon souvenir n’est peut-être en définitive associé qu’à un mets médiocre dont seule l’émotion qui lui est attachée demeure précieuse.
Une gourmandise (2000), Muriel Barbery, éd. Folio, 2002, p. 48-49
Dans ce rêve de fleurs et de légumes, j’écrasais sous mes pieds brunis l’herbe sèche et touffue du jardin et je m’enivrais des parfums.
Et d’abord de celui des feuilles de géranium que, couché à plat ventre parmi les tomates et les petits pois, je froissais entre mes doigts en me pâmant de plaisir : une feuille à la légère acidité, suffisamment pointue dans son insolence vinaigrée mais pas assez pour ne pas évoquer, en même temps, le citron confit à l’amertume délicate, avec un soupçon de l’odeur aigre des feuilles de tomate, dont elles conservent à la fois l’impudence et le fruité.
Une gourmandise (2000), Muriel Barbery, éd. Folio, 2002, p. 56
Ce qui se joue dans le face-à-face de celui qui abdique et de celui qui conquiert, est-ce filiation, est-ce renoncement ?
Une gourmandise (2000), Muriel Barbery, éd. Folio, 2002, p. 71
[Ce sashimi], ce fut un éblouissement. Ce qui franchit ainsi la barrière de mes dents, ce n’était ni matière ni eau, seulement une substance intermédiaire qui de l’une avait gardé la présence, la consistance qui résiste au néant et à l’autre avait emprunté la fluidité et la tendresse miraculeuses. Le vrai sashimi ne se croque pas plus qu’il ne fond sur la langue. Il invite à une mastication lente et souple, qui n’a pas pour fin de faire changer l’aliment de nature mais seulement d’en savourer l’aérienne moellesse. Oui, la moellesse : ni mollesse ni moelleux ; le sashimi, poussière de velours aux confins de la soie, emporte un peu des deux et, dans l’alchimie extraordinaire de son essence vaporeuse, conserve une densité laiteuse que les nuages n’ont pas.
Une gourmandise (2000), Muriel Barbery, éd. Folio, 2002, p. 72
je me rappelle la luxuriance fleurie du salon de thé des Oudaïa d'où nous contemplions Salé et la mer, au loin, en aval du fleuve qui coulait sous les remparts ; les ruelles bariolées de la médina ; le jasmin en cataractes aux murs des courettes, richesse du pauvre à mille lieues du luxe des parfumeurs d'Occident ; la vie sous le soleil, enfin, qui n'est pas la même qu'ailleurs parce que à vivre dehors, on conçoit l'espace différemment… et le pain en galette, aubade fulgurante aux unions de la chair. Je sens, je sens que je brûle. Il y a quelque chose de cela dans ce que je cherche. Quelque chose mais ce n'est pas encore tout à fait cela… pain… pain…
Mais quoi d'autre ? De quoi d'autre que de pain vivent les hommes sur la terre ?
Je les emmerde, ces bourgeois qui jouent aux socialos, qui veulent le beurre et l’argent du beurre, l’abonnement au Châtelet et les pauvres sauvés de la misère, le thé chez Mariage et l’égalité des hommes sur terre leurs vacances en Toscane et les trottoirs vidés des aiguillons de leur culpabilité, payer la femme de ménage au noir et qu’on écoute leurs tirades de défenseurs altruistes.
Une gourmandise (2000), Muriel Barbery, éd. Folio, 2002, p. 85
Exaltation de l’enfance : combien d’années passons-nous à oublier cette passion que nous insufflions à toute activité qui nous promettait du plaisir ?
Une gourmandise (2000), Muriel Barbery, éd. Folio, 2002, p. 88
Doux calvaire, le plus doux de tous : quiconque a passé des étés au bord de la mer connaît cela, cette exaspérante nécessité de rentrer, de quitter l’eau pour la terre, de supporter le désagrément de redevenir lourd et suant – connaît cela, l’a exécré et s’en souvient, en d’autres temps, comme d’un temps béni. Rituels de vacances, sensations immuables : un goût de sel au coin des lèvres, les doigts fripés, la peau chaude et sèche, les cheveux collés qui gouttent encore un peu dans le cou, la respiration courte, que c’était bon, que c’était facile…
Une gourmandise (2000), Muriel Barbery, éd. Folio, 2002, p. 89
Le pain, le sable : deux chaleurs connexes, deux attirances complices ; c’est à chaque fois tout un monde de bonheurs rustiques qui envahit notre perception.
Une gourmandise (2000), Muriel Barbery, éd. Folio, 2002, p. 90
Si le pain se « suffit à lui-même », c’est parce qu’il est multiple, non pas en ses sortes particulières mais en son essence même car le pain est riche, le pain est plusieurs, le pain est microcosme. En lui s’incorpore une assourdissante diversité, comme un univers en miniature, qui dévoile ses ramifications tout au long de la dégustation. L’attaque, qui se heurte d’emblée aux murailles de la croute, s’ébahit, sitôt ce barrage surmonté, du consentement que lui donne la mie fraîche. Il y a un tel fossé entre l’écorce craquelée, parfois dure comme de la pierre, parfois juste parure qui cède très vite à l’offensive, et la tendresse de la substance interne qui se love dans les joues avec une docilité câline, que c’en est presque déconcertant. Les fissures de l’enveloppe sont autant d’infiltrations champêtres : on dirait un labour […]
A l’intersection de la croûte et de la mie, en revanche, c’est un moulin qui prend forme sous notre regard intérieur ; la poussière de blé vole autour de la meule, l’air est infesté de poudre volatile ; et de nouveau changement de tableau, parce que le palais vient d’épouser la mousse alvéolée libérée de son carcan et que le travail des mâchoires peut commencer.
Une gourmandise (2000), Muriel Barbery, éd. Folio, 2002, p. 91
Je sais que Granpy pense que papa est un imbécile. Je sais que papa en veut à maman, parce qu’elle est la fille de Granpy, mais aussi parce qu’elle m’a voulue, moi, et qu’il ne voulait pas d’enfants, ou du moins pas encore ; je sais aussi que papa m’aime très fort et peut-être même qu’il en veut à maman de m’aimer si fort alors qu’il ne voulait pas de moi, et je sais que maman m’en veut un peu des fois de m’avoir voulue alors que papa ne voulait pas.
Une gourmandise (2000), Muriel Barbery, éd. Folio, 2002, p. 97
On croit que les enfants ne savent rien. C’est à se demander si les grandes personnes ont été des enfants, un jour.
Une gourmandise (2000), Muriel Barbery, éd. Folio, 2002, p. 97
Les mots : écrins qui recueillent une réalité esseulée et la métamorphosent en un moment d’anthologie, magiciens qui changent la face de la réalité en l’embellissant du droit de devenir mémorable, rangée dans la bibliothèque des souvenirs.
Une gourmandise (2000), Muriel Barbery, éd. Folio, 2002, p. 103-104