Messaour Boulanouar, né le à Sour El Ghozlane (dans la région de Bouira en Algérie), et mort le dans la même ville[1], est un poète algérien de langue française, compagnon d'écriture de ses amis Kateb Yacine et Jean Sénac. Dans la littérature algérienne, il appartient à la génération qui a vécu sous le colonialisme français et son corollaire, la Guerre d'Algérie. Comme Kateb Yacine, il signe ses recueils de son nom, Messaour, puis de son prénom, Boulanouar.
Messaour naît à Sour El-Ghozlane « où (son) père était cafetier depuis l'âge de douze ans ». «Au jour de prime neige dont nous fêtions les papillons folâtres, mon père avait coutume de dire «ce n'est pas de la neige, il neige de la misère», se souviendra-t-il[2]. Il interrompt à 17 ans ses études secondaires pour raisons médicales (tuberculose pulmonaire)[3].
« Éveillé au nationalisme et aux exactions de la puissance coloniale française (massacre de 8 mai 1945) et de ses vaines promesses au lendemain de la Seconde guerre mondiale (élections trafiquées par le gouvernement Naegelen qui se solderont notamment dans la région de Sour El-Ghozlane en 1947, à Dechmia, par la mort de plusieurs Algériens qui les contestaient localement), il passera au militantisme actif », analyse Abdelmadjid Kaouah[4]. En 1956 et 1957 Messaour est emprisonné durant plusieurs mois par le pouvoir colonial dans la « salle 11»[5] de la prison de Barberousse (Serkadji) d'Alger avec de nombreux autres militants[4].
Libéré il reprend ses activités politiques et exerce divers métiers, cafetier, assureur[6]. « Le poète habitait une petite maison face au rempart et, chaque soir, les jeeps qui effectuaient leur ronde étaient obligées de ralentir dans un virage juste devant la maison où les perquisitions étaient attendues avec une prescience et une angoisse insupportables. Ce n'est que lorsque le ronronnement du moteur s'éloignait que la maison recommençait à respirer. Boulanouar dormait toujours vêtu, attendant une entrée en force - surtout les soirs où quelques compatriotes étaient arrêtés. », rapporte Tahar Djaout qui s'entretient avec Messaour[3].
Après l'indépendance de l'Algérie, Messaour est enseignant puis employé[6] (comme Guillevic fait-il remarquer) à l'Administration de l'enregistrement et du timbre[3] « s'engage dans l'action culturelle et poétique »[4] et ne quitte sa ville natale, où il est familièrement connu sous son surnom « El Kheir » (le Bien), que pour des récitals ou des conférences à Alger[7]. Seule une petite partie de son œuvre abondante s'est trouvée publiée en 1966, 1998, 2003 et 2008.
Messaour Boulanouar meurt le et est enterré le à Sour El-Ghozlane.
La meilleure force
En 1963 Messaour Boulanouar publie La Meilleure force, long poème de 183 pages divisé en six parties ou chants, écrit entre 1956 et 1960:
«J'écris pour que la vie soit respectée par tous
je donne ma lumière à ceux que l'ombre étouffe
ceux qui vaincront la honte et la vermine
j'écris pour l'homme en peine l'homme aveugle
l'homme fermé par la tristesse
l'homme fermé à la splendeur du jour»
écrit-il à la première page de l'ouvrage. Jean Sénac estime en 1967 qu'il constitue « la seule grande épopée de notre “libération”, non seulement nationale, avec ses implications étroites, mais à l'échelle de l'homme universel»[8]. Sénac place ainsi Messaour parmi les aînés de la poésie algérienne de langue, ou de «graphie», française qui, en une «fresque du malheur et de l'espérance tenace », « allait mettre le verbe au service de la libération du territoire »: « À travers les éclairs brisés - gorge mitraillée, renaissante! - de Jean Amrouche, Mohammed Dib, Kateb Yacine, Anna Gréki, Mostefa Lacheraf, Henri Kréa, Nordine Tidafi, Bachir Hadj Ali, Ismaël Aït Djafer, Messaour Boulanouar, Nouredine Abba, Boualem Khalfa, Malek Haddad, Djamal Amrani, c'est tout un peuple qui dénonçait, répertoriait l'horreur, revendiquait et dressait dans la nuit le fanal de ses certitudes »[9]. Messaour lui-même considère que « la poésie française qui naquit au cours de la résistance à l'occupant nazi est celle qui eut le plus d'impact sur les poètes algériens de langue française » de sa génération[10].
Kaddour M'Hamsadji considère semblablement en 1971 que La Meilleure force « est l'un des chants les plus longs (ou même le plus long dans le genre poème) et des plus enracinés dans la conscience nationale que compte notre littérature »[11].
En 1981 Tahar Djaout insiste encore sur l'originalité du livre de ce « poète essentiel »: «Parue en 1963, cette œuvre poétique a peu d'équivalent dans la littérature algérienne. C'est un très long poème de quelque 7000 vers commencé en 1956. L'incarcération de Boulanouar en septembre de cette même année n'a provoqué aucune rupture et aucun réajustement dans le cours du poème qui, terminé en 1960, forme une sorte de cosmogonie de la souffrance et de la revendication en dehors (…) le reflet de l'univers concentrationnaire et de l'horreur quotidienne où tout un peuple vivait.»[12]. Il observera quelques années plus tard que Messaour a par la suite « toujours cheminé dans la plus parfaite solitude»[13].
Autres recueils
De 1963 à 1998 Messaour demeure en effet le poète d'un seul livre. La Société Nationale qui a eu le monopole de l'édition en Algérie n'accepte pas en effet de manuscrit de plus de 70 pages[10]. Quelques rares plaquettes publiées à tirage réduit entre 1976 et 1981 manifestent cependant qu'il ne cesse d'écrire[14]. En 1998 et 2003 de nouvelles publications brisent le long silence qui lui a été imposé[15]. En 2008 trois nouveaux recueils de Messaour, Et pour sanction la vie. Sous peine de mort. L'alphabet de l'espace sont édités et rassemblés en un coffret.
Généreuse, complémentairement tenace, avant comme après l'indépendance de l'Algérie, en ses dénonciations et fraternelle en son esprit, le poète demeure, d'un bout à l'autre de son œuvre publiée, fidèle à son espoir d'un homme libéré. « Gonflée comme une cosse »[12], sa parole, à travers la « répétition de mots, de tronçons de vers ou de vers entiers», expressions ou images, en revient fréquemment dans ses poèmes à ses premiers vers, pour se déployer à la façon de chants incantatoires en des rythmes fluides, amples et chaleureux. Caractéristiques de son écriture dès la « cantate » que compose La Meilleure force sont les « variations qui inventent de nouveaux enchaînements », observe Djamel Amrani en 1966[16].
Les thèmes majeurs de la poésie de Messaour Boulanouar apparaissent l'indignation contre l'injustice, la misère et l'exploitation où qu'elles apparaissent, en Algérie sous l'ère coloniale et, au-delà, dans le monde entier des hommes:
« Mon pays est partout où l'homme se redresse
pour dire non au malheur quotidien
pour dire non
aux ruses de la haine
aux chances que la nuit espère
trouver dans notre vie
Mon pays est partout
où l'on refuse de se taire face au crime (...) »[18]
Le poète « semeur de conscience »
« vient remettre en question les causes de la nuit
et les leçons
des endormeurs publics
des faiseurs de morale
des bâtisseurs du vide dans le cœur de l'homme »[19]
Simultanément attentif aux tendres figures du monde, enraciné dans le paysage des Hauts plateaux dont il n'a jamais souhaité s'éloigner, le poète, dans son « inspiration terrienne »[16], s'avoue « coupable », reconnaissant qu'il a pour « complices »
La Meilleure force «est une ode-fleuve à l'humanisme bafoué et à la fraternité scellée par la tragédie, que le poète exalte d'une voix cristalline que se partagent un lyrisme plein de fraîcheur et des acents épiques, dignes de la meilleure tradition des meddah, ces bardes qui parcourent encore les villages algériens. (...) Son style personnel (...) atteindra, dans ses derniers écrits, une fluidité, une limpidité et une force rarement réunies avec autant de bonheur dans ma poésie algérienne.»
Arezki Metref, « Messaour Boulanouar, Le poète sur les remparts», dans Afrique-Asie, no276, .
«Jean Sénac fut son ami, comme le furent Kateb Yacine et M'hamed Issiakhem. Messaour Boulanouar est de l’envergure de ces fondateurs de la littérature, de la poésie, de la culture algérienne.»
Arezki Metref, « Retour à Sour », dans Le Soir d'Algérie, .
« Le fait poétique ne dépend pas du lieu où nous vivons, mais de la charge poétique accumulée par le poète dans le passé et parfois dans le présent (…) On ne naît pas poète, on le devient par le contact avec le monde, par le refus de tout ce qui heurte notre conscience. (…) Écrite en pleine guerre de libération nationale, La meilleure force est le fruit de nos cheminements divers à l'heure où tout Algérien vivait la vie de tous les autres, mais elle est aussi un refus, une réponse qui est aussi un refus du crime colonial.»
«Je n'écris pas pour me distraire ni pour distraire les autres. Je reste semeur de conscience. Explorateur du monde où je vis, où je vois mon pays en chantier malgré tous les semeurs de doute, les spéculateurs et tous les pharisiens religieux et politiques.»
«La poésie se trouve en danger, dans ce pays même où la magie du verbe accompagnait partout le peuple dans son travail et dans ses fêtes: chansons de moissonneurs, chansons de la tonte des moutons, chansons du tissage de la laine, chansons de toutes les touiza ancrées au plus profond de notre paysannerie.»
Messaour Boulanouar, entretien avec Tahar Djaout, dans Tahar Djaout, «Messaour Boulanouar, Un printemps sur la route», dans Algérie-Actualité, no797, 22-, p.26.
: source utilisée pour la rédaction de cet article
Comme un feu de racines, s.l.e., Éditions de l'Orycte, 1977 (hors commerce).
En premier lieu, prologue de Le Coup de fouet, s.l.e., Éditions de l'Orycte, 1977 (hors commerce).
Mon pays est partout où l'homme se redresse (Raison de dire), illustré, Alger, Département Information et Presse du Secrétariat national de L'U.N.J.A., 1979.
Sous peine de mort, fragments, avec 12 dessins de Denis Martinez, s.l.e., Éditions de l'Orycte, 1981 (hors commerce).
J'écris... de Sour El Ghozlane, Poèmes d'Algérie, 1972-1998, préface de Michel Reynaud, Paris, Éditions Tirésias, 1998(ISBN2908527634).
Œuvres choisies, préface d'Abdelmadjid Kaouah, Alger, Union des Écrivains Algériens, 2003, 253 p.
Et pour sanction la vie. Sous peine de mort. L'alphabet de l'espace [coffret réunissant les trois recueils], Alger, éditions Dalimen, 2008. (ISBN978-9961-759-58-5)
Extraits
« Enseigne-moi », dans Promesses no18, Alger, , pp. 59-60.
« Extrait (Je suis présent...) », dans L'Unité no10, Alger, .
«Raisons de dire», dans L'Unité, numéro spécial , Alger, 1979, p.8.
Ali El Hadj Tahar, Encyclopédie de la poésie algérienne de langue française, 1930 - 2008, en deux tomes, Alger, éditions Dalimen, 2009. (ISBN978-9961-759-79-0)
Abdelmadjid Kaouah, Quand la nuit se brise (Poésie algérienne francophone contemporaine), éditions du Seuil, Paris, 2012.
Articles
« De la neige à la cendre », (sur le film Le silence des cendres, d'après une œuvre de Kaddour M'Hamsadji), dans El Moudhahid culturel no193, Alger, , p.7.
« Défense de soi et chanson d'avenir », (sur une exposition de peintures de Denis Martinez, Oussama Abdeddaim et Ali Silem), dans L'Unité no43, Alger, , p.22-23.
Sur Messaour Boulanouar
Articles
Omar Tenessi, « La Meilleure force de Messaour Boulanouar, un chant général de la Révolution », dans Alger Républicain, Alger, .
G. M., « Qui est Messaour Boulanouar », dans Révolution Africaine no136, Alger, .
Djamel Amrani, « Messaour Boulanouar, un Walt Whitman rural », dans Révolution Université no3, Alger, septembre-.
Kaddour M'Hamsadji, «La Meilleure force de Messaour Boulanouar», dans El Moudjahid culturel, numéro 15, Alger, .
Jacqueline Lévi-Valensi et J.-E. Bencheikh, Diwan algérien, La poésie algérienne d'expression française de 1945 à 1965, Centre Pédagogique Maghribin, 1967 (p.56–68).
Jean Déjeux, Bibliographie méthodique et critique de la littérature algérienne de langue française, 1945-1977, Alger, SNED, 1979.
Jeune Poésie algérienne, no60 de la revue Traces (Le Pallet), anthologie de poètes algériens, introduction et choix de Kamel Bencheikh. .
Jean Déjeux, Situation de la littérature maghrébine de langue française, Approche historique, Approche critique, Bibliographie méthodique des œuvres maghrébines de fiction, 1920-1978, Alger, Office des Publications Universitaires (OPU), 1982.
Jean Déjeux, Dictionnaire des auteurs maghrébins de langue française, Paris, Éditions Karthala, 1984, p. 166-167) (ISBN2-86537-085-2).
Jeune Poésie algérienne, anthologie de poètes algériens, introduction et choix de Kamel Bencheikh, revue Traces (Le Pallet), no60.
Sous le titre « Messaour Boulanouar, l'écrivain au présent », El Moudjahid du 9 avril 1978, p.7, rend compte d'une conférence de Messaour sur « La littérature algérienne d'expression française » prononcée le 28 mars à la salle El Mouggar. Dans la jeune histoire de cette littérature le poète distingue «une phase de mimétisme», «une phase de prélude au combat et de conscience de soi» (Mouloud Feraoun), «une phase de combat et d'affirmation de soi» (Mohammed Dib, Mouloud Mammeri, Malek Haddad, Kateb Yacine), «une phase d'interrogation, de refus et de mise en cause».
La revue Promesses avait publié « Enseigne-moi » dans son no18 de novembre 1973, p.59. La plaquette Sous peine de mort (septembre 1981) indique les titres de recueils inédits (Jamais visage humain, Homme mon frère humain, Le dernier serment, Dites-moi, Juste mémoire, La nuit et la légende) et d'ouvrages en préparation, pour la poésie (Le temps d'aimer, Vu que..., Sour El Ghozlane, AbréviationsTerre mienne, Je continue, Les signes du matin, Le cauchemar), le roman (Le grand village, chronique) et l'essai Pour un art socialiste).
Dans un article intitulé « Un poète crie à l'abus de confiance », El Watan du 4 mai 2004 (p.21) rapporte cependant l'absence de toute réponse, malgré plusieurs démarches, du président de l'Union des écrivains algériens à l'envoi par Messaour de trois nouveaux manuscrits, Comme un feu de racines, Sous peine de mort et Et pour sanction la vie.
Audrey Pulvar lit le mardi le début de La meilleure force de Messaour Boulanouar dans son billet sur France Inter (disponible jusqu’au 14/12/2014 07h14)