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Ecclesia et Synagoga (« l'Église et la Synagogue », en latin) est une double allégorie fréquente dans l'art chrétien du Moyen Âge. Deux femmes sont représentées, l'une et l'autre jeunes et belles. Ecclesia (en grec ancien : ἐκκλησία / ekklēsía) symbolise le christianisme, et Synagoga le judaïsme, mais plus précisément son « aveuglement » spirituel, puisque, selon le point de vue chrétien, le peuple juif n'a pas su reconnaître la divinité de Jésus-Christ. L'Église catholique apparaît sous les traits d'une figure royale : la tête droite, coiffée d'une couronne, elle tient dans sa main un sceptre ou une hampe crucifère. À l'inverse, la Synagogue est figurée tête nue et détournée, les cheveux défaits, les yeux couverts d'un bandeau ; elle tient une lance brisée et parfois sa main gauche laisse échapper les Tables de la Loi ou les rouleaux de la Torah.
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XIIIe siècle |
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Localisation |
Thème récurrent de la théologie de la substitution (supersessionisme) où le christianisme, « véritable Israël », remplace le judaïsme, et où la Nouvelle Alliance marque sa supériorité sur l'Ancienne, cette iconographie chargée d'antijudaïsme traverse toute l'imagerie médiévale à partir du IXe siècle sous forme de statuettes et de plaques en ivoire, de miniatures, de peintures, de vitraux et surtout de sculptures. Si l'image de l'Église triomphante demeure inchangée au fil du temps, celle de la Synagogue devient de plus en plus dévalorisante, jusqu'à se confondre avec celle du diable au XVe siècle.
Les termes latins ecclesia et synogoga sont calqués sur deux mots grecs, ἐκκλησία et συναγωγή, qui désignent la même chose : une assemblée, mais la signification de ces deux synonymes, dans le christianisme primitif, a vite acquis une connotation religieuse[1]. Sous l'influence d'Augustin d'Hippone, cette évolution sémantique a abouti à une métonymie qui désigne aussi bien le lieu de culte que le peuple qui s'y réunit[2], de sorte qu'à l'époque médiévale « Ecclesia » représente l'Église chrétienne, par opposition à « Synagoga », qui symbolise le peuple et la religion d'Israël.
L'idée de l'« aveuglement » des Juifs, déjà présente dans la Deuxième épître aux Corinthiens (2 Co 3:13-16), se développe dès le IIe siècle. Elle est mentionnée par Justin de Naplouse dans son Dialogue avec Tryphon[3]. Se référant au Livre de la Genèse, l'apologète évoque les deux filles de Laban : « L'aînée s’appelait Leah, et la cadette Rachel. Leah avait les yeux délicats ; mais Rachel était belle de taille et belle de figure (Gn 29:16-17). » Justin dit au Juif Tryphon : « Leah est ton peuple et la Synagogue, tandis que Rachel est notre Église : Leah a les yeux faibles, et les yeux de ton esprit sont aussi faibles[3]. »
Dans l'imagerie chrétienne, la figure la plus ancienne est celle d'Ecclesia, seule et en majesté, notamment dans des scènes de Crucifixion et de Descente de croix. Une miniature du Sacramentaire de Drogon (v. 830) dépeint déjà Ecclesia sous l'aspect d'une femme munie d'un étendard qui tend un calice pour recueillir le sang du Christ. Elle ne porte pas de couronne. Sur la droite, un vieil homme aux cheveux blancs symbolise le judaïsme. L'Ancienne Alliance ne sera assimilée à une jeune femme que plus tardivement.
Dans le domaine pictural, Synagoga est souvent vêtue d'une robe jaune, ce qui correspond à une symbolique précise : à partir du Moyen Âge, cette couleur est une marque d'infamie associée à Judas et donc à la trahison des « Juifs perfides »[4]. Jaunes étaient la rouelle et le chapeau pointu qu'ont dû porter les Juifs depuis les XIIe et XIIIe siècles[4].
Depuis l'époque carolingienne jusqu'à la fin du premier millénaire, on trouve les deux femmes sur des couvertures de livres en ivoire de la région de Metz ainsi que dans différentes miniatures, le plus souvent liées à la Crucifixion[5]. Tandis que l'Église reste auprès de la croix, la Synagogue s'en éloigne et lui cède la place, mais en emportant sa lance porte-étendard dans une attitude empreinte de dignité[5],[6]. Ensuite, elles sont plus rarement associées à la mise en croix mais réapparaissent ensemble, côte à côte, à partir du XIIe siècle.
La place des Juifs dans les sociétés occidentales a évolué après le Xe siècle et surtout le XIIe siècle[7]. Venus des régions méditerranéennes et proche-orientales, ils forment dorénavant d'importantes communautés en Europe du Nord, principalement en Rhénanie, et cette importance grandissante peut être mise en relation avec la véhémente réaffirmation de la théologie de la substitution, qui peut être perçue comme une réaction[7]. De surcroît, la Renaissance du XIIe siècle voit se nouer des contacts entre les exégètes juifs et chrétiens, ce qui amène ces derniers à s'apercevoir que le judaïsme, loin d'être une sorte de bibliothèque, de dépôt d'archives, comme l'Église se plaisait jusqu'alors à l'imaginer, est une foi vivante et par conséquent un rival potentiel[7].
C'est donc à cette époque que le contraste se marque davantage entre les deux personnages : face à l'Église victorieuse et couronnée, le bandeau et la lance brisée de la Synagogue deviennent de plus en plus visibles et sa déchéance s'exprime plus nettement à mesure que l'antijudaïsme se fait plus virulent et que la mort de Jésus est imputée aux Juifs, accusés de déicide[5].
Dans les scènes de crucifixion, Ecclesia, épouse mystique du Christ selon la tradition catholique, tient dans une main un calice où se répand le sang du Crucifié et, dans l'autre main, la hampe crucifère de son étendard ; symétriquement, une tête de bouc, mouton ou chèvre aux pieds de Synagoga ou entre ses mains, évoque les sacrifices pour le culte du Temple de Jérusalem, prescrits dans l'Ancien testament. Ainsi, dans le Hortus deliciarum composé à la fin du XIIe siècle par Herrade de Landsberg, Synagoga, tête détournée et inclinée, est assise sur un âne indocile, aveuglée par sa coiffe abaissée, serrant dans ses mains un couteau et un bouquetin pendant que son drapeau traîne sur le sol[5]. Sur la gauche, Ecclesia levant son regard vers le Christ placé au centre, chevauche un animal tétramorphe qui réunit les symboles des quatre évangélistes, Marc, Matthieu, Luc et Jean[5].
Jusqu'au début du XIVe siècle, les deux figures continuent à se côtoyer dans diverses miniatures et plaques d'ivoire, mais l'essentiel de la thématique se déploie à partir du XIIe siècle dans un art monumental : la statuaire. Les deux sculptures encadrent les portails des cathédrales et des églises dans l'Europe du Nord jusqu'au XVe siècle.
La corrélation entre l'augmentation des communautés juives en Europe du Nord et l'évolution de la représentation de l'Église et de la Synagogue dans la statuaire médiévale a déjà été relevée par Viollet-le-Duc, qui remarque dans le tome 5 de son Dictionnaire raisonné de l'architecture française du XIe au XVIe siècle :
« Vers le commencement du XIIIe siècle, les constructeurs de nos cathédrales, se conformant à l’esprit du temps, [...] prétendirent [...]indiquer à la foule des fidèles la distinction qu’il faut établir entre la loi Nouvelle et l’Ancienne ; c’est pourquoi, à une place apparente, sur ces façades, ils posèrent deux statues de femme, l’une tenant un étendard qui se brise dans ses mains, ayant une couronne renversée à ses pieds, laissant échapper des tablettes, baissant la tête, les yeux voilés par un bandeau ou par un dragon qui s’enroule autour de son front : c’est l’Ancienne loi, la Synagogue, reine déchue dont la gloire est passée, aveuglée par l’esprit du mal, ou incapable au moins de connaître les vérités éternelles de la Nouvelle loi. L’autre statue de femme porte la couronne en tête, le front levé ; son expression est fière ; elle tient d’une main l’étendard de la foi, de l’autre un calice ; elle triomphe et se tourne du côté de l’assemblée des apôtres, au milieu de laquelle se dresse le Christ enseignant : c’est la loi Nouvelle, l’Église [...]. Nous ne possédons plus en France qu’un très petit nombre de ces statues. L’église de Saint-Seurin de Bordeaux a conservé les siennes, ainsi que la cathédrale de Strasbourg. L’Église et la Synagogue manquent parmi les statues de nos grandes cathédrales vraiment françaises [...] ; elles n’existent qu’à Paris. On doit observer à ce propos que les statues de l’Église et de la Synagogue, mises en parallèle et occupant des places très apparentes, ne se trouvent que dans des villes où il existait, au moyen âge, des populations juives nombreuses[8]. »
La métaphore de la Synagogue déchue et de l'Église triomphante[8] se retrouve entre autres parmi les sculptures des cathédrales de Metz, de Bamberg, de Worms, de Magdebourg, de Minden ou de Fribourg-en-Brisgau[3]. D'autres versions sont présentes dans les cathédrales de Reims, de Bordeaux, ou encore, en Angleterre, à Rochester, Lincoln, Salisbury et Winchester[9].
Sur le double portail sud de la cathédrale de Strasbourg, Synagoga est vaincue et sa lance porte-drapeau est brisée en plusieurs endroits ; la statue date de 1225-1235[5]. Victorieuse, Ecclesia se dresse face à elle, de l'autre côté de la statue du roi Salomon[5]. La beauté du visage et de la silhouette de Synagoga signifie peut-être qu'elle n'est pas condamnée à jamais et sera sauvée à la fin des temps quand elle reconnaîtra le Christ[5]. Un examen plus détaillé des structures montre toutefois que la conception même des deux statues est différente[6]. Ecclesia tourne la tête vers le roi Salomon, au centre du portail, en reculant le cou vers son épaule droite, dans un mouvement de torsion peu naturel et parfois interprété comme une manière de rendre son port de tête plus altier ; à l'inverse, le corps de Synagoga se fragmente suivant plusieurs angles, à l'instar de sa lance, et n'a d'autre possibilité que de regarder vers le bas[6]. À la rectitude de la première s'oppose la sinuosité de la seconde[6].
Cependant, toujours à la cathédrale de Strasbourg, une nouvelle représentation de l'Église et de la Synagogue est sculptée vers 1285 au tympan du portail central de la façade occidentale, soit une cinquantaine d'années après celles du portail sud[5]. Le bandeau qui aveuglait Synagoga est maintenant remplacé par un serpent, ce qui l'assimile au diable et sous-entend que l'« aveuglement » des Juifs est l'œuvre de Satan[5].
Il en va de même à Notre-Dame de Paris, où l'Église et la Synagogue se répondent sur la façade ouest, des deux côtés du portail du Jugement dernier[3]. L'architecte Viollet-le-Duc a pris soin de les dessiner lui-même lors de la réfection de l'édifice au XIXe siècle[N 1].
L'Église catholique apparaît sous les traits d'une figure royale : la tête droite, coiffée d'une couronne haute ; elle tient dans une main le calice et dans l'autre une hampe crucifère, tandis que la couronne royale de Synagoga, présentée tête nue inclinée, est tombée à ses pieds, les tables de la Loi sont sur le point de lui échapper des mains et qu'un serpent lui fait désormais office de bandeau, la tête dressée sur le sommet de ses cheveux, la gueule grande ouverte, prêt à mordre[11],[12]. L'art reflétant les passions populaires, les artistes ont le dessein de ridiculiser et rabaisser la Synagogue[13]. Cette dernière allégorie est ainsi une caricature — car plus tardive à cause de la dégradation de ce concept avec le temps[5] — des autres Synagogues (des cathédrales de Reims et de Strasbourg), dans le sens où le bandeau occultant ses yeux est devenu un serpent qui enserre son front, ce qui l'assimile au diable[5]. Par ailleurs, selon l'historien Bernard Blumenkranz, « c'est par un télescopage entre [l']attribut des Juifs et les attributs traditionnels de Synagoga que Viollet-le-Duc a indûment fait pourvoir la statue d'Ecclesia à N-D-de-Paris d'une sacoche d'argent »[14]. Des critiques notent que malgré son abaissement, Synagoga montre une « silhouette mince et gracieuse avec des doigts allongés de manière aristocratique et des traits fortement sculptés »[15] ; elle affiche une « beauté douloureuse » et une « dignité sincère »[15].
Le Moyen Âge tardif voit des personnifications encore plus négatives de la Synagogue, y compris dans d'autres arts que la statuaire[3]. Par exemple, dans une crucifixion illustrant une bible provenant de Haguenau, Ecclesia recueille le sang de Jésus dans un calice tandis que Synagoga se détourne de la croix pour se livrer au diable qui lui arrache sa couronne et se jette sur sa tête pour l'empêcher de voir le Christ[3],[16]. Or, ce diable noir, velu, griffu et cornu qu'elle porte sur ses épaules semble capable de lui ordonner de mauvaises actions[5]. La leçon à en retenir est que le judaïsme n'a plus de raison d'être[3] et que la Synagogue est l'instrument du Malin[5].
Paradoxalement, l'image du bandeau sur les paupières est reprise dans des manuscrits juifs, notamment dans un livre de prières du XIVe siècle (Hambourg, Cod. Lev. 37) où une miniature représente une Torah aux yeux bandés à côté de son époux, le peuple d'Israël[9].
La personnification négative du judaïsme se retrouve dans le tableau de John Singer Sargent intitulé La Synagogue (1919), destiné à former un diptyque avec L'Église dans l'ensemble Le Triomphe de la religion. Il s'agissait d'une commande de la Bibliothèque publique de Boston. La Synagogue de Sargent fut à l'origine d'un scandale pour cause d'antisémitisme, l'artiste rattachant ses choix à l'iconographie médiévale[17].
À la suite du concile Vatican II, les relations entre judaïsme et christianisme ont été redéfinies par l'Église catholique dans la déclaration Nostra Ætate (1965), dont le paragraphe 4 concerne les relations avec la religion juive.
En 2015, pour célébrer le cinquantenaire de la déclaration Nostra Ætate sur le dialogue interreligieux, l'université Saint-Joseph de Philadelphie a commandé une monumentale sculpture de bronze à l'artiste américain Joshua Koffman[3].
Contrairement à la tradition iconographique, l'œuvre que l'on peut voir ci-dessous, intitulée Synagoga and Ecclesia in Our Time (« Synagoga and Ecclesia à notre époque »), montre la Synagogue et l'Église sous l'apparence de deux reines couronnées, d'une égale majesté[3]. Cette sculpture a été bénie par le pape François[3].
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