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écrivain, journaliste, poète, illustrateur, apologiste catholique et biographe anglais De Wikiquote, le recueil de citations libre
Gilbert Keith Chesterton, né à Kensington, Londres, le 29 mai 1874, et mort le 14 juin 1936, est l'un des plus importants écrivains anglais du début du XXe siècle. Son œuvre est extrêmement variée : il a été journaliste, poète, biographe, apologète du christianisme ; aujourd'hui, il est surtout connu pour la série de nouvelles dont le personnage principal est le Père Brown (The Wisdom Of Father Brown, The Incredulity Of Father Brown…)
Autour de la plus innocente table à thé nous entendons dire couramment que « la vie ne vaut pas d'être vécue ». Nous écoutons émettre cette opinion comme si on disait que la journée est belle. Personne ne songe que cela puisse avoir le moindre effet sur les hommes ou sur le monde. Et pourtant, si cette parole était réellement crue, le monde se trouverait renversé. Les meurtriers se verraient attribuer des médailles pour avoir sauvé des hommes de la vie ; les pompiers seraient dénoncés pour avoir arraché des hommes à la mort ; les poisons remplaceraient les remèdes ; les médecins seraient appelés auprès des personnes bien portantes et la Royal Humane Society serait exterminée comme une horde d'assassins. Cependant nous ne nous demandons jamais si le causeur pessimiste fortifie ou désorganise la société, parce que nous sommes convaincus que les théories sont sans importance.
Aujourd'hui, la philosophie et la religion, c'est-à-dire notre doctrine des causes finales, ont été bannies presque simultanément des deux sphères ou s'exerçait leur influence. Les idées générales dominaient la littérature, elles ont été exclues au cri de « l'art pour l'art ». Les idées générales dominaient la politique, elles ont été rejetées au cri d'« efficacité », ce qui peut se traduire, à peu près, par la politique pour la politique.
Le politicien opportuniste ressemble à un homme qui abandonnerait le billard parce qu'il a été battu au billard, ou le golf parce qu'il a été battu au golf. Il n'est rien de plus nuisible à la réalisation des projets que cette importance démesurée que l'on attache à la victoire immédiate. Rien n'échoue comme le succès.
Tous les lieux communs et les idéaux modernes sont autant de ruses pour éluder le problème du bien. Nous aimons parler de « liberté » et tout en causant nous évitons de discuter ce qui est le bien. Nous aimons discourir sur le « progrès », autre ruse pour éviter de discuter du bien. Nous aimons parler d'« éducation », échappatoire pour nous soustraire à la discussion du bien. L'homme moderne dit : « Laissons de côté toutes ces conventions arbitraires et embrassons la liberté », ce qui peut se traduire logiquement : « Ne décidons pas ce qu'est le bien, mais considérons comme le bien de ne pas en décider. » Il dit : « Assez de vos vieilles formules de morale. Je suis pour le progrès. » Logiquement rendu, cela équivaut à : « N'essayons pas de savoir ce qu'est le bien, mais essayons de savoir comment en avoir davantage. » Il dit : « l'avenir de la race, mon ami, ne dépend ni de la religion ni de la morale, mais de l'éducation. » Clairement exprimé, cela signifie : « Nous ne pouvons pas décider ce qu'est le bien, mais donnons-le à nos enfants. »
En somme, en défendant aux hommes d'avoir des principes moraux rigides, M. Shaw agit comme celui qui voudrait leur défendre d'avoir des enfants. A la maxime que la règle d'or est qu'il n'y a pas de règle d'or, on peut, en vérité, répondre simplement en renversant les termes. Qu'il n'y ait pas de règle d'or, c'est en soi une règle d'or, ou plutôt c'est bien pis qu'une règle d'or, c'est une règle de fer, une entrave au premier mouvement de l'homme.
Après avoir, pendant bien des années, malmené un grand nombre de gens parce qu'ils n'étaient pas progressistes, M. Shaw a découvert, avec son bon sens caractéristique, qu'il est très douteux qu'un être à deux jambes puisse réellement être progressiste. En étant arrivés à douter que l'humanité et le progrès soient compatibles, la plupart des gens faciles à satisfaire auraient choisi d'abandonner le progrès et de rester avec l'humanité. N'étant pas facilement satisfait, M. Shaw a décidé d'abandonner l'humanité, avec toutes ses limitations, et de prendre le parti du progrès pour le progrès en soi.
Quand le Christ, à une heure symbolique, établit sa grande Société, il ne choisit pas comme pierre angulaire de son édifice le brillant Paul, ni le mystique Jean, mais un fourbe, un snob, un lâche, en un mot, un homme. Et sur ce roc il bâtit son Église et les portes de l'Enfer n'ont pas prévalu contre Elle. Tous les Empires et les Royaumes sont tombés par cette faiblesse inhérente et perpétuelle, celle d'avoir était fondés par des hommes forts sur des hommes forts. Mais seule, l'Église chrétienne, historique, fut fondée sur un homme faible, et pour cette raison elle est indestructible, car aucune chaîne ne peut être plus forte que son chaînon le plus faible.
C'est l'homme humble à qui sont accordées les visions sensationnelles et cela pour trois raisons évidentes : premièrement, il tend ses yeux plus que n'importe quel autre homme pour les voir ; deuxièmement, il en est plus étonné et plus exalté quand elles viennent ; troisièmement, il les enregistre plus exactement et plus sincèrement sans les altérer par la platitude et l'amour-propre de sa personnalité journalière. Les aventures sont à ceux à qui elles sont le plus inattendues, c'est-à-dire le plus romanesques. Les aventures sont aux timides ; dans ce sens, les aventures sont à ceux qui ne sont pas aventureux.
La faiblesse de toutes les Utopies réside en ce qu'elles considèrent comme surmontée la plus grande difficulté de l'homme et traitent ensuite savamment de la manière de surmonter les petites. Elles supposent d'abord qu'aucun être ne désirera plus que sa part et se montrent ensuite fort ingénieuses pour expliquer de quelle façon sa part lui sera remise, par automobile ou par ballon.
Assurément il existe un culte du héros plus ancien et meilleur que celui-ci. Mais l'ancien héros était un être qui, comme Achille, était plus humain que l'humanité elle-même. Le surhomme de Nietzsche est froid et sans amis. Achille est si éperdument épris du sien qu'il immole des armées dans l'agonie de son deuil. Le triste César de M. Bernard Shaw s'écrit dans son orgueil désolé : « Qui n'a jamais connu l'espoir ne peut jamais désespérer. » L'Homme-Dieu d'autrefois répond du haut de la montagne tragique : « Y eut-il jamais une douleur semblable à la mienne ? » Un grand homme n'est pas un homme si fort qu'il sente moins que les autres hommes ; c'est un homme si fort qu'il sent davantage. Et, quand Nietzsche dit : « Je vous donne un nouveau commandement : « soyez durs », il dit en réalité : « je vous donne un nouveau commandement : soyez morts. » La sensibilité est la définition de la vie.
Dans le cours de notre rationnelle et lugubre année, une fête subsiste de toutes les anciennes joies qui couvraient la terre entière. Noël demeure pour nous rappeler ces âges païens ou chrétiens, où tous faisaient la poésie au lieu de laisser à quelques-uns le soin de l'écrire. Pendant tout l'hiver, seul brillait dans nos bois les baies du houx.
La seule simplicité qui importe est la simplicité du cœur. Si elle disparaissait, ce n'est pas une diète de navets ou un vêtement de « cellular » qui la ramènerait, ce sont les larmes, la terreur, les feux inextinguibles. Si elle nous reste, peu importe que quelques fauteuils de l'époque victorienne nous reste avec elle. Tant que la Société ne s'en prendra pas à ma vie spirituelle, je lui permettrai, avec une soumission relative, de traiter à sa fantaisie ma vie matérielle. Je mettrai l'humilité d'un cœur simple à fumer des cigares, à boire une bouteille de Bourgogne, à prendre un fiacre si toutefois par ces moyens je peux me conserver la virginité de l'esprit qui se réjouit dans l'étonnement et la crainte. Je ne prétends pas que ce soient les seuls moyens de la conserver. J'incline à penser qu'il en existe d'autres. Mais je ne veux rien avoir à faire avec une simplicité qui ignore la crainte, l'étonnement, et la joie tout ensemble. Je ne veux rien avoir à faire avec la vision diabolique d'un enfant trop simple pour aimer les jouets.
Être mêlé à une aventure, c'est être dans un milieu antipathique. Être né dans ce monde, c'est être né dans un milieu antipathique, et par conséquent être né dans une aventure. De toutes ces grandes limitations et de ces cadres qui façonnent et créent la poésie et la variété de la vie, la famille est la plus définie et la plus importante. Aussi est-elle incomprise des modernes qui s'imaginent que le roman pourrait atteindre son apogée dans un état absolu de ce qu'ils appellent liberté. Ils pensent que si un homme faisait un geste et que le soleil tombât du ciel, il réaliserait une action étonnante et romanesque. Mais ce qu'il y a de réellement étonnant et romanesque dans le soleil, c'est qu'il ne tombe pas du ciel. Ils cherchent sous toute espèce de forme un monde sans limitations, c'est-à-dire un monde sans contours, c'est-à-dire un monde sans formes. Il n'y a rien de plus bas que cette infinité. Ils disent qu'ils désirent être aussi forts que l'univers, mais en vérité ils désirent que l'univers entier soit aussi faible qu'eux.
Il va sans dire que l'union n'est pas plus en soi une bonne chose que la séparation n'est une bonne chose en soi. Il est aussi absurde d'avoir un parti en faveur de l'union et un parti en faveur de la séparation que d'avoir un parti en faveur de monter un escalier et un parti en faveur de descendre l'escalier. La question n'est pas de monter ou de descendre, mais de savoir où nous allons et pourquoi nous y allons. L'union fait la force, elle fait aussi la faiblesse.
Les croyances religieuses et philosophiques sont en effet, aussi dangereuses que le feu et rien ne peut leur retirer cette beauté du danger. Il n'y a qu'un seul moyen de nous garantir efficacement contre leur danger excessif, c'est d'être saturés de philosophie et trempés de religion.
On allumera des feux pour attester que deux et deux font quatre. On tirera l'épée pour prouver que les feuilles sont vertes en été. Nous serons amenés à défendre non seulement les incroyables vertus de la vie humaine, mais quelque chose de plus incroyable encore, cet immense et impossible univers qui nous confronte. Nous combattrons pour des prodiges visibles comme s'ils étaient invisibles. Nous contemplerons l'herbe impossible et les cieux avec un étrange courage. Nous serons de ceux qui ont vu et qui pourtant ont cru.
Rabelais, ou son illustrateur fantastique Gustave Doré, doivent avoir eu leur part dans l'invention de ce qu'on appelle en Angleterre et en Amérique « immeuble de rapport ». Il y a quelque chose d'absolument gargantuesque dans l'idée d'économiser l'espace en empilant les unes sur les autres, maisons, portes d'entrée… tout le tremblement. Dans le chaos et la complication de ces rues verticales, n'importe qui peut demeurer, n'importe quoi peut s'y passer.
C'est dans l'une d'elles, je crois, que se trouvent les bureaux du Club des Métiers bizarres.
Mes chers amis, dit Basil, lançant une bouffée vers le plafond, rappelez-vous toujours deux choses. La première est que si, lorsque vous faites des suppositions au sujet de quelqu'un qui jouit de toute sa raison, la chose la plus raisonnable est la plus probable, lorsque vous faites des suppositions au sujet de quelqu'un d'un peu toqué comme notre hôte, c'est la chose la plus insensée qui est la plus probable.
Quand les gens parlaient du péché originel, ils savaient qu'ils parlaient d'un mystère, d'une chose qu'ils ne comprenaient pas. Maintenant qu'ils parlent de la survivance des plus aptes, ils croient qu'ils la comprennent tandis que, non seulement ils n'en ont aucune notion, mais encore ont une une idée absolument fausse de ce que les mots signifient. Le mouvement darwinien n'a rien changé dans l'humanité, sauf, peut-être, qu'au lieu de parler philosophie sans esprit philosophique, les hommes parlent maintenant science sans esprit scientifique.
J'étais assis sur le siège des puissants, j'étais vêtu d'écarlate et d'hermine… néanmoins, je n'occupais qu'un poste inférieur et sans importance. J'étais obligé de suivre un règlement mesquin aussi bien que n'importe quel facteur et mon uniforme et mes dorures ne valaient pas plus que les siens. Chaque jour passaient devant moi des cas difficiles et passionnés dont je devais prétendre adoucir la rigueur par de stupides emprisonnements ou de stupides amendes alors que je voyais parfaitement, à la lumière de mon bon sens, qu'ils auraient été bien mieux réparés par un baiser, par une raclée, par quelques mots d'explication, par un duel ou par un petit voyage dans les West Highlands.
J'avoue librement toutes les stupides ambitions de la fin du XIXe siècle. Comme tous les autres petits garçons solennels, j'ai essayé d'être en avance sur mon époque. Comme eux, j'ai tâché d'avoir quelques dix minutes d'avance sur la vérité. Et je me suis rendu compte que j'étais en retard de dix-huit cents ans. En proclamant mes vérités, j'ai forcé ma voix avec une douloureuse exagération juvénile. J'ai été puni de la manière la plus appropriée et la plus drôle : tout en conservant mes vérités, j'ai découvert non pas qu'elles n'étaient pas des vérités, simplement qu'elles n'étaient pas les miennes. Alors que je me croyais seul, je me trouvais en réalité dans une position ridicule puisque j’étais soutenu par toute la chrétienté.
Le conte de fées envisage ce qu'un homme saint d'esprit ferait dans un monde de fous. Le roman réaliste et prudent d'aujourd'hui envisage ce qu'un homme essentiellement fou ferait dans un monde insignifiant.
Ce qui engendre la folie, c’est précisément la raison. Les poètes ne deviennent pas fous, mais les joueurs d’échecs le deviennent. Les mathématiciens deviennent fous, et les caissiers aussi, mais les artistes créateurs très rarement. Je n’ai pas l’intention, comme on le voit, d’attaquer la logique : je dis seulement que le danger provient de la logique, et non de l’imagination.
La poésie est saine parce qu'elle flotte avec aisance sur une mer infinie ; la raison s’évertue à traverser cette mère infinie, et dès lors à la délimiter. Il en résulte un épuisement mental, pareil à l'épuisement mental de M. Hollbein. Tout accepter est un exercice ; tout comprendre est une rude épreuve. Le poète n'aspire qu'à l'exaltation et à l'expansion, à un monde où il puisse s'étendre. Le poète ne demande qu'à lever sa tête jusqu'aux cieux. C'est le logicien qui cherche à faire entrer le ciel dans sa tête. Et c'est sa tête qui se fend.
Le fou n'est pas un homme qui a perdu la raison. Le fou est un homme qui a tout perdu sauf sa raison.
L'éternité des fatalistes matérialistes, l'éternité des pessimistes orientaux, l'éternité des théosophes dédaigneux et des grands scientifiques contemporains est en effet fort bien représentée par un serpent dévorant sa queue, un animal dégradé qui va jusqu'à s'autodétruire.
Il sème [le chrétien] la graine du dogme au cœur des ténèbres, mais les branches se déploient dans toutes les directions avec une vigueur et une abondance naturelles. De même que nous avons choisi le cercle comme symbole de la raison et de la folie, de même, nous pouvons très bien choisir la croix pour symboliser à la fois le mystère et la santé. Le bouddhisme est un culte centripète, alors que le christianisme est centrifuge : il éclate. Car, de par sa nature, le cercle est parfait et infini, mais il est à jamais circonscrit par sa dimension : il ne peut être ni plus grand, ni plus petit. Bien qu'elle ait, en son cœur, une collision et une contradiction, la croix, elle, peut étendre ses quatre bras à l'infini sans jamais se déformer. C'est parce que son centre est marqué par ce paradoxe qu'elle peut croître sans changer d'aspect. Le cercle se referme sur lui-même et il est limité. La croix ouvre ses bras aux quatre vents : c'est un sémaphore pour voyageur libre.
Si, par exemple, je devais décrire honnêtement le caractère de M. Bernard Shaw, je ne pourrais trouver de meilleure expression qu’en disant que son cœur est d’un héroïsme vaste et généreux, mais que ce cœur est « mal placé ».
Il est indéniable que l'autorité religieuse a souvent été oppressive ou déraisonnable, de même que tout système légal (en en particulier le système actuel) a été insensible et empreint d'une cruelle apathie. Il est rationnel de s'en prendre à la police, et c'est même honorable. Mais les critiques modernes de l'autorité religieuse ressemblent à des hommes qui s'en prendraient à la police sans jamais avoir entendu parler de cambrioleurs. Car l'esprit humain s'expose à un grand péril, un péril aussi concret qu'un cambriolage. L'autorité religieuse a été dressée contre lui à tort ou à raison, comme une barrière. Et il faut certainement dresser quelque barrière contre lui si on veut que notre race ne coure pas à sa perte.
Ce péril, c'est que l'intelligence humaine est libre de s'autodétruire.
L'homme révolté moderne ne sert pratiquement plus l'objet de sa révolte. En se rebellant contre tout, il a perdu le droit de se rebeller contre quoi que ce soit.
Jeanne d'Arc ne resta pas coincé à un carrefour, en écartant toutes les voix, comme Tolstoï, ou en les acceptant toutes, comme Nietzsche. Elle s'engagea dans une voie et la parcourut comme la foudre. Pourtant, en pensant à Jeanne, je me suis dit qu'elle possédait tout ce qui était vrai aussi bien chez Tolstoï que chez Nietzsche, tout ce qui était même tolérable chez chacun d'eux. J'ai songé à tout ce qu'il y a de noble chez Tolstoï, le plaisir de goûter aux choses simples, notamment par pure pitié, les réalités terrestres, le respect des pauvres, la dignité d'un dos courbé. Jeanne d'arc avait tout cela en elle, et ceci encore de plus grand qu'elle endurait la pauvreté autant qu'elle l'admirait, alors que Tolstoï, en typique aristocrate, n’essaie que d'en découvrir le secret. Et j'ai songé ensuite à tout ce qu'il y avait de courage, d'orgueil et de pathétique chez ce pauvre Nietzsche, et à sa rébellion contre la vacuité et la pusillanimité de notre temp. J'ai songé à son exhortation à l'équilibre extatique du danger, à son besoin de ruées de grands chevaux, à son appel aux armes. Eh bien, Jeanne d'Arc possédait tout cela, avec ceci de différents encore qu'elle ne faisait pas l'éloge du combat, mais combattait. Nous savons qu'aucune armée ne l'effrayait, alors que Nietzsche, autant que nous le sachions, avait peur d'une vache. Tolstoï se contentait de faire l'éloge du paysan ; elle était une paysanne. Nietzsche se contentait de faire l'éloge du guerrier ; elle était une guerrière. Elle les a battus tous deux sur le terrain de leurs idéaux antagonistes ; elle était plus noble que l’un, plus violente que l'autre. Et cette femme parfaitement pragmatique a accompli quelque chose, tandis que ces spéculateurs extravagants ne font rien.
On pourrait définir la tradition comme une extension du droit de vote au passé. Elle consiste à accorder le droit de suffrage à la plus obscure de toutes les classes, celle de nos ancêtres. C'est la démocratie des morts. La tradition refuse de se soumettre à la petite oligarchie arrogante de ceux qui ne font que se trouver par hasard sur terre.
Pour nos objectifs titanesques de foi et de révolution, ce dont nous avons besoin n'est pas l'acceptation glaciale du monde comme un compromis, mais le moyen de passionnément le haïr et de l'aimer passionnément. Nous ne voulons pas que la joie et la colère se neutralisent l'une l'autre et produisent un contentement maussade ; nous voulons une délectation plus farouche et un mécontentement plus farouche. Il faut que nous percevions l'univers à la fois comme le château de l'ogre à assaillir et comme notre propre chaumière où nous pouvons rentrer à la tombée de la nuit.
Le martyr est un homme qui tient tellement à une chose en dehors de lui-même qu’il en oublie sa propre vie. Un suicidaire est un homme qui tient si peu à tout ce qui est en dehors de lui qu’il veut voir la fin de toute chose. L’un veut que quelque chose commence ; l’autre que tout s’achève.
Le courage est presque une contradiction dans les termes. C'est un puissant désir de vivre qui prend la forme d'un empressement à mourir. « Celui qui perdra sa vie la sauvera » n'est pas une sentence mystique à l'usage des saints et des héros. C'est le conseil quotidien aux marins et aux montagnards. On pourrait l'imprimer dans un guide des Alpes ou dans un manuel de manœuvres maritimes. Ce paradoxe est tout le principe du courage, même du courage tout à fait terrestre ou tout a fait brutal.
Le progrès devrait vouloir dire que nous transformons sans cesse le monde pour l'adapter à notre vision. Il signifie en réalité (à l'heure actuelle) que nous changeons sans cesse la vision. Il devrait vouloir dire que nous apportons lentement mais sûrement la justice et la charité aux hommes ; il signifie en réalité que nous avons tôt fait de douter des avantages de la justice et de la charité. […]
Nous ne modifions pas le réel pour l'adapter à l'idéal. Nous modifions l'idéal : c'est plus facile.
L'essence de tout panthéisme, de tout évolutionnisme et de toute religion cosmique moderne se trouve en réalité dans cette proposition : la Nature est notre mère. Malheureusement, si vous considérez la Nature comme une mère, vous découvrirez qu'elle est une belle-mère. Le principal argument du christianisme était le suivant : La Nature n'est pas notre mère ; elle est notre sœur. Nous pouvons être fiers de sa beauté, puisque nous avons le même père ; mais elle n'a sur nous aucune autorité.
Nous n'avons aucun besoin de nous rebeller contre l'Antiquité ; il faut nous rebeller contre la nouveauté. Ce sont les nouveaux dirigeants, le capitaliste ou le rédacteur en chef, qui exercent réellement leur emprise sur le monde moderne.
La croix bleue (The Blue Cross)
Voici la dernière insulte des fiers à l'endroit des humbles. Ils les gouvernent par la terreur souriante d'un ancien secret. Ils sourient et sourient, mais ils ont oublié le secret.
Soyez les bienvenus, camarades-citoyens,
Cœurs creux et têtes vides.
Si bien que le lecteur de journal reçoit toutes ses informations et ses mots d'ordre politiques de ce qui à l'heure qu'il est constitue plus ou moins consciemment une sorte de société secrète, composée d'un très petit nombre de membres disposant de beaucoup d'argent.
Quoi qu'il en soit de l'édifice humain, il est sous nos yeux, et la famille en constitue indiscutablement la cellule centrale, autour de laquelle, comme une garde d'honneur, veillent les saintes vertus domestiques qui nous distinguent de l'abeille et de la fourmi. La pudeur est le rideau de cette tente, et la liberté le rempart de cette cité ; la propriété n'est que l'enclos de la famille, l'honneur son blason. L'histoire s'ouvre avec un père, une mère et leur enfant, et, si nous ne sommes pas de ceux qui invoquent une divine Trinité, il nous faudra pourtant invoquer une trinité humaine, dont le triangle se répète à l'infini dans la trame de l'univers.
Ce centre est la Méditerranée. Monde, plutôt que mer, mais fait à l'image de la mer, où se jettent et s'unifient les courants les plus disparates ; comme le Nil et le Tibre mêlent leurs eaux dans celles de la Méditerranée, l'Égypte et l'Étrurie se fondent dans une commune culture. Le rayonnement de la mer auguste franchit les déserts, les montagnes et les forêts, s'étend aux Arabes et aux Gaulois ; mais c'est le long de ses rives que s'accomplit la tâche première de l'antiquité et que s'élabore la civilisation qu'elle devait donner au monde ; c'est dans le cercle de l'orbis terrarum que se poursuit le combat du meilleur et du pire ; la lutte sans fin de l'Europe et de l'Asie, depuis la fuite des Perses à Salamine jusqu'à la fuite des Turcs à Lépante ; le duel à mort où s'affrontèrent selon la chair et selon l'esprit les deux formes parfaites du paganisme, latine et punique. Royaume de la guerre et de la paix, du juste et de l'injuste, royaume de toutes nos haines et de tous nos amours… toute révérence gardée, Aztèques et Mongols, mes frères, vous n'avez rien donné au monde de comparable à la tradition méditerranéenne.
Cette culture méridionale, quand elle étendit ses conquêtes vers le nord et vers l'ouest, produisit d'étonnants résultats, dont nous-autres, Anglais, ne sommes pas les moins étonnants ; quand elle gagna, de là, les terres nouvelles au delà des mers, elle continua d'agir aussi longtemps qu'elle demeura culture. Mais toutes les réalités profondes dont elle est faite appartiennent aux rives de la mer d'Ulysse et de saint Paul : la République et l'Église, la Bible et Homère, Israël, l'Islam et la mémoire des empires abolis, Aristote et la mesure de toute chose. Et c'est parce qu'elle est la lumière véritable de notre journée terrestre, non l'obscure clarté qui tombe des étoiles, que j'ai tenu à marquer le lieu où elle se posa d'abord, au fronton des palais et des temples qui bornent la Méditerranée vers l'Orient.
Certes, les deux grands sages de l'antiquité nous paraissent les puissants champions de tout ce qu'il y a de sain et de saint, et leurs sentences sonnent souvent comme des réponses définitives à des questions que du même coup elles ont effacées à jamais. Aristote, en définissant l'homme : un animal politique, a confondu une fois pour toute la séquelle des naturistes et des anarchisants ; Platon a donné raison d'avance au réalisme catholique contre le nominalisme hérétique en attribuant aux concepts une existence non moins réelle que la nôtre. Plus réelle même, semble-t-il parfois ; il faut reconnaître qu'il tient volontiers l'homme pour négligeable à côté de l'idée, et que l'étatisme socialiste lui est grandement redevable de son idéal actuel du citoyen adapté aux besoins de la cité, du monsieur dont on passe la tête au conformateur pour la faire entrer dans son chapeau. il est par là le père de tous les idéologues, et Aristote a mieux vu dans l'équilibre sacramentel de l'esprit et de la matière, en insistant sur la nature de l'homme autant que sur celle de la pensée : les yeux, pour lui, comptent autant que la lumière.
La théorie matérialiste de l'histoire, selon laquelle l'éthique et le politique ne sont que des sous-produits de l'économique, est une sottise ; elle consiste à confondre les conditions de la vie avec son objet propre, c'est-à-dire à s'imaginer que l'homme, du moment qu'il n'a que ses jambes pour marcher, ne marche jamais que pour aller s'acheter des souliers et des chaussettes. L'humanité, en effet, s'appuie sur le boire et sur le manger, comme sur deux jambes, mais vouloir qu'ils aient été la cause de toute ses actions, c'est s'engager à soutenir que toutes les expéditions militaires et tous les pèlerinages religieux qui ont eu lieu depuis que le monde est monde n'avaient d'autre but que les développements des muscles du mollet.
En ces deux occasions il me refusa la liberté d'expression parce que j'avais écrit que les grands magasins qui bénéficient de la publicité que l'on sait étaient en réalité pires que les petits magasins. C'est là une des choses, et elle est digne d'être relevée, qu'un homme n'a désormais plus le droit de dire ; peut-être même la seule chose qui lui soit réellement interdite. Si j'avais attaqué le gouvernement, on aurait trouvé cela très bien ; si j'avais attaqué Dieu, on aurait trouvé cela encore mieux. Si j'avais critiqué le mariage, le patriotisme ou la morale publique, j'aurais eu droit à la première page de la presse dominicale. Mais un grand journal ne peut se payer le luxe de critiquer les grands magasins, étant un grand magasin à sa manière et en passe de devenir lui-même un monopole.
Ce sera un monde d'organisation et de standardisation. Tout sera standardisé, chapeaux, maisons, loisirs, alimentation, habillement, éducation, soins de santé, tout sera rouage d'une vaste et monstrueuse machine…
Tous ces mots ridicules comme Service, Efficacité, Sens Pratique, etc., échouent parce qu'ils vénèrent les moyens et non la fin. Et tout revient donc à la question de savoir si nous proposons de vénérer la fin et, de préférence, la fin juste.
Il serait bien plus vrai de dire que la foi rend à un homme son corps, son âme, sa raison, sa volonté et même sa vie. Il serait encore plus vrai de dire que l'homme qui a accueilli la foi accueille toutes les anciennes fonctions humaines que toutes les autres philosophies lui ont déjà retirées. Il serait plus proche de la réalité d'affirmer qui lui seul connaîtra la liberté, lui seul aura une volonté, parce que lui seul croira au libre arbitre ; lui seul aura une raison dans la mesure où le doute ultime dénie toute raison comme toute autorité ; lui seul pourra vraiment agir, puisque l'action est menée envers une fin. Il est du moins assez probable que tout ce désespoir brutal et sans avenir de l'intellect fera de lui pour finir le seul citoyen capable de marcher et de parler dans une ville de paralytiques.
Le point essentiel, c'est que le monde à l'extérieur du foyer est désormais soumis à une discipline et à une routine rigides, et c'est seulement à l'intérieur du foyer qu'il y a véritablement une place pour l'individualité et la liberté. Quiconque franchit le seuil de la maison est obligé de s'engager dans une procession, tout le monde marchant dans la même direction et, dans une large mesure, étant obligé de porter le même uniforme. L'entreprise, en particulier la grande entreprise, est aujourd'hui organisée comme une armée.
Ce que nous observons à propos de l'ensemble de la culture courante du journalisme et de ce qui se discute en général, c'est que les gens ne savent pas encore comment commencer à penser. Non seulement leur pensée n'est que de troisième ou quatrième main, mais elle démarre toujours aux trois quarts du processus. Les hommes ne savent pas d'où viennent leurs propres pensées. Ils ne savent pas ce que leurs propres mots impliquent. Ils débarquent à la fin de chaque controverse et ne savent rien de l'endroit où elle a commencé et de quoi elle retourne. Ils comptent constamment sur certains absolus qui, une fois définis correctement, leur feraient l'effet, même à eux, d'être des absurdités plutôt que des absolus.
La psychanalyse, c'est le confessionnal sans les protections du confessionnal, le communisme, c'est le mouvement franciscain sans l'influence modératrice de l'Église ; et les sectes américaines qui ont hurlé pendant trois siècles contre la théâtralité pontificale et l'appel au sens, « égaient » désormais leurs messes grâce à des films d'une théâtralité extravagante et à des projecteurs de lumière rose braqués sur la tête de leur ministre du culte. Si nous avions un rayon de lumière à braquer quelque part, nous ne devrions pas le braquer sur le ministre.
Ces gens modernes entendent simplement par activité mentale un train express roulant de plus en plus vite le long des mêmes rails en direction de la même gare ; ou bien de plus en plus de wagons accrochés pour être conduits à la même destination. La notion qui a disparu de leurs esprits est celle du mouvement volontaire, même pour atteindre le même but. Ils ont fixé non seulement les fins, mais les moyens. Ils ont imposé non seulement les doctrines, mais les mots.
Le monde, particulièrement le monde moderne, est parvenu à un curieux état de rituel ou de routine, dans lequel il a tort même lorsqu'il a raison, pourrions-nous pratiquement dire. Dans une large mesure, il continue à faire des choses raisonnables, mais il cesse rapidement d'avoir le moindre mobile raisonnable de les faire. Il nous sermonne inlassablement sur le caractère moribond de la tradition ; et il ne se soutient encore que de la vie de la tradition.
La Chute est une vision de la vie. C'est non seulement l'unique vision éclairante de la vie, c'est aussi la seule qui soit encourageante. Elle maintient, contre les seules philosophies réelles alternatives que sont celles du bouddhiste, du pessimiste et du prométhéen, que nous avons fait un mauvais usage d'un monde bon et non simplement été pris au piège dans un monde mauvais. Elle renvoie le mal à un mauvais usage de la volonté et, par conséquent, implique qu'il peut être réparé grâce à un bon usage de la volonté. Tout autre croyance est une forme de reddition à la fatalité.
Je n'ai aucun goût personnel pour la discipline excessive ou pour la répression ; c'est pourquoi je n'ai jamais écrit de roman sur l'Utopie, contrairement à la quasi-totalité de la race humaine pécheresse qui, de notre temps, a écrit n'importe quoi. Utopie me paraît toujours signifier discipline excessive plutôt qu'émancipation, répression plutôt que développement.
Mais depuis qu'il est tellement à la mode de s'emparer d'une lubie et de la présenter comme une mesure sociale, je ne vois pas pourquoi je n'en suggérerais pas une que je crois être beaucoup plus sensée que la plupart. Je crois devoir suggérer qu'une société vraiment raisonnable, au lieu de continuer de développer ces communications envahissantes devrait plutôt les restreindre, en les limitant à ceux qui ne peuvent vraiment pas s'en passer.
On dit que les gouvernements modernes rendent la vie plus sûre et que l'on peut très facilement introduire une réclamation. Mais il est du moins certain que les gouvernements modernes rendent plus sûre la vie des classes dirigeantes et jamais, dans toute l'histoire du monde, gouverner n'a présenté moins de risques.
Quant à la troisième forme de loisir, la plus précieuse, la plus consolante, la plus pure et la plus sacrée : la noble habitude de ne rien faire du tout… c'est celle qui se trouve négligée à un point qui me paraît menacer toute la race de dégénérescence. C'est parce que les artistes ne pratiquent pas, que les patrons ne patronnent pas, que les foules ne s'assemblent pas pour adorer avec révérence le grand œuvre de Ne Rien Faire, que le monde a perdu sa philosophie et a même échoué à inventer une nouvelle religion.
En d'autres termes, quand nous considérons ce que les hommes ont fait, nous regardons ce qu'ils ont choisi de faire. Mais quand nous considérons ce qu'ils feront, il n'est pas possible de tenir compte de ce qu'ils choisiront de faire. Nous pouvons seulement examiner ce qu'ils doivent faire. À moins que ce soit quelque chose d'inévitable, nous ne pouvons prévoir ce que ce sera. Et ainsi notre prédiction, qu'elle soit vraie ou fausse, ne peut envisager la société humaine que sous son côté servile. Pour autant que la génération suivante soit libre, elle est libre de contrecarrer notre prophétie.
En matière de langage, qui est l'objet principal de la littérature, il est clair que les mots se dégradent perpétuellement. Ils cessent de dire ce qu'ils signifient ou de signifier ce qu'ils disent ; ils commencent toujours par signifier quelque chose qui non seulement est tout à fait différent, mais encore beaucoup moins défini et beaucoup moins fort. Et dans cette chute des symboles choisis par l'homme, pourrait bien se trouver un symbole de sa propre chute. Il a une difficulté à maîtriser sa langue, non seulement en tant qu'organe de la parole, mais dans le sens de langage parlé. Presque toujours s'il n'y prête pas attention, ce langage s'affole ou, pire encore, s'affaiblit.
Les anciens esthètes avaient coutume d'expliquer que l'Art est amoral plutôt qu'immoral. Il serait plus vrai de dire que l'Art peut être immoral mais qu'il ne peut être amoral. Une comédie amorale cesse rapidement d'être comique.
Ce petit livre n'aborde qu'une seule fois une question de ce genre lorsque j'ai noté, ici ou là, ma conviction que le schisme du seizième siècle n'était rien d'autre qu'une révolte tardive des pessimistes du treizième : un retour de flamme contre Aristote du vieux rigorisme se réclamant d'Augustin : il doit être compris comme l'esquisse d'un portrait dont le fond est un paysage, non comme celle d'un paysage animé de personnages.
Le dix-neuvième siècle, parce qu'il avait tué toute féerie, s'était attaché à la légende de saint François. Le vingtième s'attache déjà à la théologie rationnelle de saint Thomas parce qu'il a fait fi de la raison. Dans un monde trop sérieux, le christianisme réapparut sous la figure d'un vagabond. Dans un monde devenu par trop barbare, le christianisme a pris la forme d'un professeur de logique. L'univers de Spencer avait besoin d'être guéri d'une indigestion, celui d'Einstein d'être protégé du vertige.
Saint François aimait à se dire le Troubadour de Dieu mais ne se contentait pas du dieu des troubadours. Saint Thomas ne conduisit pas le Christ à Aristote, mais Aristote au Christ.
Oui, le contraste est flagrant et parfois comique entre ces deux compagnons, l'un gros l'autre sec, l'un grand l'autre petit ; entre le vagabond et l'étudiant, le commis et l'aristocrate, l'ennemi et l'amoureux des livres, le plus abrupt de tous les missionnaires et le plus doux de tous les professeurs. Il n'en reste pas moins que le fait majeur qui domine le Moyen Âge fut qu'ils travaillèrent à la même œuvre, l'un par la pensée, l'autre dans les rues. Ils n'introduisaient rien de neuf dans le christianisme, au sens d'y glisser un relent de paganisme ou d'hérésie. Au contraire, ils rechristianisaient la chrétienté. Ils ramenèrent le christianisme malgré certaines tendances historiques pétrifiées par maintes écoles et autorités considérables de l'Église. Ils utilisèrent des instruments et des armes qui paraissaient à beaucoup paganisantes ou hérétiques. La nature fut pour saint François ce qu'Aristote fut pour saint Thomas. Certains estimaient qu'ils avaient recours à une divinité et un sage païens. Ce que tous deux firent en réalité constituent l'objet principal de ce livre. Il est bon de pouvoir comparer Thomas à un saint plus connu et moins intimidant car cela permet de considérer son œuvre de la façon la plus simple. Il paraîtra paradoxal, peut-être, de déclarer que ces deux saints nous ont délivrés d'un cauchemar effrayant, le pur spiritualisme. Il est à craindre que je sois mal compris si je professe que, par son amour des animaux, saint François nous a sauvés d'être bouddhistes et que, par son amour de la philosophie grecque, saint Thomas nous a protégés d'être platoniciens. Le mieux donc est de dire la vérité sous sa forme la plus simple : ces deux grands saints ont réaffirmé l'Incarnation et ramené Dieu sur terre.
Quelques grands personnages ont marqué l'histoire : saint Thomas d'Aquin est l'un d'eux. Il est vrai de dire qu'il est un très grand homme qui a réconcilié religion et raison ; ouvert les voies à l'expérimentation scientifique ; rendu aux sens leur dignité de fenêtres de l'âme et à la raison son droit divin à se nourrir de fait ; affirmé que la foi devait s'assimiler à la substantifique moelle de la plus dense et de la plus pragmatique des philosophies païennes. C'est un fait, l'Aquinate livrait bataille en stratège digne de Napoléon pour la vraie lumière et la vraie libéralité, si on le compare avec ses rivaux ou d'ailleurs ceux qui lui succédèrent ou l'évincèrent. Ceux qui, pour diverses raisons, ont cru devoir accepter la Réforme devaient néanmoins faire face a cette évidence que le Scolastique était le vrai réformateur et que les réformateurs protestants n'étaient en comparaison que des réactionnaires.
Albert le souabe, bien nommé Le Grand, est le fondateur de la science moderne. Il a contribué plus que quiconque a préparer le mouvement qui a fait de l'alchimie, la chimie et de l'astrologie, l'astronomie. En son temps et en ce sens, il fut presque le premier astronome. La légende, curieusement, en a presque fait le dernier des astrologues. Les historiens sérieux abandonnent enfin l'idée absurde que l'Église médiévale persécutait les scientifiques comme sorciers, idée qui n'était pas loin d'être l'exact contraire de la vérité.
Il savait, comme tout bon professeur, que le cancre n'est pas toujours un cancre. Il s'amusa d'apprendre le surnom de Bœuf muet que les camarades du cancre lui avaient donné. Tout cela était assez naturel. Ce qui le fut moins, ce fut le ton et la force et presque la violence de son exclamation lorsqu'il se décida à dire son sentiment. Car l'Aquinate était encore considéré comme l'un de ses étudiants des plus obscurs, des plus effacés et des moins brillants et prometteurs, lorsque le Grand Albert parla enfin et lança sa prophétie fameuse : « Vous l'appelez le Bœuf muet. Et moi je vous dis qu'un jour le mugissement de ce Bœuf remplira l'univers. »
La vérité est que l'Église catholique commença par être platonicienne — peut-être même trop. L'air doré de la Grèce que respirèrent les grands théologiens grecs étaient saturé de Platon. Les Pères de l'Église furent plus authentiquement néo-platoniciens que les néo-néo-platoniciens de la Renaissance. Chrysostome ou Basile pensent tout naturellement Logos ou Sofia, qui est le mot des philosophes, comme n'importe quel tenant d'une religion actuelle pense question sociale, progrès et crise économique mondiale. L'évolution intellectuelle de saint Augustin, qui fut platonicien avant d'être manichéen et manichéen avant d'être catholique, suit une courbe naturelle. C'est ici exactement que l'on peut apercevoir la première faille, le signe avant-coureur du danger d'être trop platonicien.
Il s'était battu pour établir une entente durable entre la philosophie et la science. Il avait réussi comme il avait réussi à déterminer les domaines propres de la foi et de la recherche. Détermination sur laquelle les catholiques s'accordèrent et dont ils ne se départirent jamais sans résultats catastrophiques. Le scientifique poursuivrait librement ses expériences et ses recherches sans prétendre à une connaissance infaillible et irrévocable, qu'il serait contraire à ses principes de revendiquer. L'Église, de son côté, poursuivrait son œuvre d'explication et de définition du donné révélé sans prétendre à le modifier en quoi que ce soit, ce qui serait contraire à ses principes.
À l'intellectuel morbide de la Renaissance qui s'interroge : « Être ou ne pas être ? Telle est la question », le massif docteur médiéval répond d'une voix de tonnerre : « Être ! Tel est la réponse. » Cela vaut qu'on y insiste. Car il ne faudrait pas croire, ce que l'on fait volontiers, que la Renaissance marque le moment où l'on commence à faire confiance à la vie. C'est l'époque au contraire où, pour la première fois, quelques esprits commencèrent à désespérer de la vie. Le Moyen Âge avait mis des freins à l'universel appétit de vivre qui tournait parfois à la fureur de vivre. Les freins furent quelquefois exagérément serrés et il est arrivé que des interdits soient promulgués en termes brutaux, voire carrément féroces. Mais ils servaient à contenir une force naturelle très puissante : la force d'hommes qui veulent vivre. Avant l'apparition de la pensée dite moderne, on n'avait jamais eu à combattre des hommes qui désiraient mourir.
Seule sur la terre, élevée au-dessus de toutes les roues et libérée de tous les tourbillons de la terre se tient la foi de saint Thomas. Elle s'appuie sur une métaphysique plus savante que celle de l'Orient, et déploie une splendeur qui surpasse celle du paganisme. Elle est absolument unique dans son assertion que la vie est une aventure qui vaut la peine d'être vécue, qui possède un grand commencement et une grande fin. Elle s'enracine dans la joie primordiale d'un Dieu créateur et s'épanouit dans le bonheur éternel du genre humain. Elle s'ouvre sur le chœur colossal où les enfants du Très-Haut entonnent des chants d'allégresse et s'achève en une fraternité mystique, mystérieusement annoncée en des termes qui dansent dans l'esprit comme un air antique : « Car il prendra ses délices avec les enfants des hommes»
« Existe-t-il quelque chose ? » À cette question, Saint-Thomas commence par répondre : « Oui ». S'il commençait par répondre non, ce ne serait pas le commencement mais la fin. C'est ce qu'un certain nombre d'entre nous appelle le bon sens. Ou il n'y a ni philosophes ni philosophies, ni penseurs ni pensées, ni rien, ou il y a un réel jeté entre l'esprit et la réalité. Quant à ce que suppose son premier pas, saint Thomas est moins exigeant que nombre de penseurs, beaucoup moins que la plupart des rationalistes et des matérialistes. Nous allons voir qu'il se satisfait de dire que sa réponse implique la reconnaissance de l'Ens ou Être comme quelque chose d'absolument extérieur à nous. L' Ens est l' Ens. Les œufs sont les œufs. Il est impossible de soutenir que tous les œufs proviennent d'un merle blanc.
C'est depuis la vallée que l'on voit les choses en grand : c'est d'en bas que les choses ont un air de grandeur. Moi, je suis un enfant d'en bas, et je n'ai nul besoin du plus grand des guides de montagne. Je lèverai les yeux vers les collines, d'où me vient mon secours, mais je n'y transporterai ma carcasse que si cela est absolument nécessaire. Tout est question de condition spirituelle et, pour l'instant, je trouve ma condition favorable. Je resterai assis sans bouger, et laisserai venir à moi les merveilles et les aventures. Il y en a beaucoup, je vous l'assure. Le monde n'en manquera jamais ; c'est seulement d'émerveillement qu'il pourrait manquer.
La vertu n'est pas l'absence de vice ni la fuite devant le danger moral. La vertu existe et vit par elle-même, comme la douleur, ou telle odeur particulière. La pitié ne consiste pas à n'être pas cruel et épargner aux gens la vengeance ou la punition. Elle est une chose positive, à part entière, comme l'est le soleil : certains le voient, d'autres non. La chasteté ne consiste pas en l'abstinence face aux travers sexuels : c'est plutôt une ardeur, comme celle qui animait Jeanne d'Arc.
Nos avis divergeaient beaucoup, car le différend concernait ce qu'on appelle l'ouverture d'esprit. Un ami expliquait qu'il ouvrait son intellect comme le soleil ouvre les palmes d'un cocotier : l'ouverture pour l'ouverture, l'ouverture éternelle et infinie. Moi, je répondais que j'ouvrais mon intellect comme j'ouvre ma bouche, afin de la refermer sur quelque chose de concret. C'était ce que j'étais en train de faire. Et, comme je le fis justement remarquer, il eût été ridicule que je l'ouvrisse infiniment et pour l'éternité.
Tout pessimisme est secrètement optimiste quant à son objet. Toute capitulation de la vie, tout déni de plaisir, toute obscurité, toute austérité, toute désolation a pour but véritable cet isolement de quelque chose, qui permet de l'apprécier parfaitement.
Saint Gilbert du Bon Sens, toi qui fus sur terre le sens commun hors-la-loi et la sagesse qui dansait libre et dionysiaque,
Gilberto Chesterton, toi qui pour être encore plus grand-breton que la Grande-Bretagne portais le nom d'un bourg de Cambridge-County,
Falstaff dévot, toi qui eus vocation d'apprendre le catéchisme illustré aux Anglais
En leur démontrant par là-même que Dieu n'avait pas précisément intérêt à leur laisser l'empire du monde
(et sans avoir d'objection per se contre leur bacon frit, leur steak argentin, leur golf et leur bridge, et encore moins contre la liberté et la joie),
Sinon le souci d'offrir à tous, coûte que coûte, l'empire du ciel,
Avec la croix cachée de Thomas More au prix du marché
Et un peu plus de lumière sous la peau…
Gargantua des lettres, Titan subtil, Robin des Bois des pubs et Sherlock Holmes prêcheur,
Plus exquis que Rabelais, trop brutal pour Benvenuto et la moniale Hrotsvita,
Toi qui pouvais réciter tout Shakespeare et la Bible itou en dialecte cockney à l'envers, dans l'ordre et dans le désordre,
Toi qui jamais ne pus résister à la tentation de l'espièglerie et du whisky glacé,
Saint Gilbert qui es au ciel entre saint Simon le Fou, Marie Stuart et le Bembo,
Saint Gilbert du Bon Sens, souviens-toi de nous face au trône de l'Éternelle Sagesse,
Et rends-lui grâce de t'avoir fait naître à notre époque,
À notre sale, sale, bien sale époque.
Quand on lit Chesterton aujourd'hui, on est constamment saisi par la troublante justesse d'un grand nombre de ses analyses, par la qualité prophétique d'un grand nombre de ses avertissements — et pourtant certains d'entre eux ont été formulés il y a bientôt un siècle. Ses écrits ont une actualité, une pertinence, une pressante urgence que nous ne trouvons chez aucun de ses illustres contemporains.
Pour Chesterton, le seul fait d'être est tellement miraculeux en soi, que nul malheur ne saurait ensuite nous dispenser d'éprouver une sorte de gratitude cosmique. Dès le temps de sa jeunesse agnostique, il avait déjà exprimé ce sentiment dans un petit poème en prose, noté dans un carnet qui ne fut retrouvé qu'après sa mort. Le voici :
Soir
Voici que s'achève ce jour
Durant lequel j'ai eu des yeux, des oreilles, des mains
Et tout le vaste monde autour de moi.
Et demain commencera un autre jour.
Mais qu'ai-je donc fait pour en mériter un second ?
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