La décomposition primaire est une généralisation de la décomposition d'un nombre entier en facteurs premiers. Cette dernière décomposition, connue depuis Gauss (1832) sous le nom de théorème fondamental de l'arithmétique[1], s'étend naturellement au cas d'un élément d'un anneau principal. Une décomposition plus générale est celle d'un idéal d'un anneau de Dedekind en produit d'idéaux premiers; elle a été obtenue en 1847 par Kummer (dans le formalisme encore peu maniable des «nombres idéaux») à l'occasion de ses recherches sur le dernier théorème de Fermat[2], puis formalisée de manière quasi définitive vers 1871 par Dedekind, à qui l'on doit la notion d'idéal[3],[4]. La décomposition primaire, qui fait l'objet du présent article, est plus générale encore; elle est due à Lasker qui, dans un article touffu paru en 1905[5], a considéré la décomposition d'idéaux d'«anneaux affines» (c'est-à-dire d'algèbres de type fini sur un corps commutatif) et d'idéaux d'anneaux de séries convergentes, et à Emmy Noether qui, dans un article remarquable daté de 1921, a placé cette décomposition primaire dans son cadre définitif, celui des anneaux que nous appelons aujourd'hui noethériens[6]. La théorie d'E. Noether portait sur la décomposition primaire d'un idéal dans un anneau noethérien; ce cadre a été élargi dans les Éléments de mathématique de Bourbaki où pour la première fois a été considérée la décomposition primaire d'un module de type fini sur un anneau noethérien[7]. Il existe une théorie de la décomposition primaire dans les anneaux non commutatifs appelés firs (free ideal rings)[8], et en particulier dans les anneaux principaux non commutatifs. Néanmoins, il n'existe pas de décomposition primaire dans un anneau noethérien non commutatif quelconque, comme l'a montré Krull en 1928[9].
Commençons par examiner la factorisation dans l'anneau ℤ des entiers relatifs, ce qui nous permettra d'introduire quelques notions essentielles. Soit n un entier relatif. Il peut s'écrire de manière unique sous la forme
Les idéaux ont la propriété suivante: si sont tels que , et si , alors il existe un entier tel que (il suffit de prendre ). Un idéal vérifiant cette propriété est dit primaire.
Soit . Cet idéal est premier, puisque engendré par un nombre premier; plus spécifiquement, , et si sont tels que et si , alors . Cet idéal premier est appelé le radical de et est noté . L'idéal est dit -primaire. La décomposition de n en facteurs premiers ci-dessus peut s'écrire
et cette décomposition est dite primaire. L'idéal premier est dit associé à . L'ensemble des idéaux premiers associés à est déterminé de manière unique par . De même, l'ensemble des idéaux primaires intervenant dans la décomposition primaire de est déterminé de manière unique par
Décomposition primaire et théorèmes d'unicité
Passons maintenant au cas général. Dans ce qui suit, tous les anneaux sont commutatifs. Soit A un anneau et un idéal de A. On dira comme plus haut que est primaire s'il a la propriété suivante: si sont tels que , et si , alors il existe un entier tel que
Par exemple, les idéaux primaires dans ℤ sont et où p est un nombre premier et est un entier strictement positif.
Le radical d'un idéal de A est l'ensemble
(où ℕ est l'ensemble des entiers strictement positifs). On montre que est un idéal, et plus précisément qu'il s'agit de l'intersection de tous les idéaux premiers contenant [10] En particulier, le radical de l'idéal primaire est le plus petit idéal premier contenant . (On voit apparaître ici une première différence avec le cas particulier : un idéal premier différent de n'est plus nécessairement maximal, et il peut donc exister des idéaux premiers tels que .) On notera que si est un idéal premier, l'idéal engendré par les produits (où et est un entier ) n'est pas nécessairement un idéal primaire, bien que son radical soit ; et réciproquement, un idéal primaire de radical n'est pas nécessairement une puissance de . En revanche, les puissances d'un idéal maximal sont -primaires[11].
Soit A un anneau et un idéal de A. Une décomposition primaire de est une expression
où les idéaux sont primaires. Si ces idéaux sont tels que (i) les idéaux premiers sont distincts et (ii) , cette décomposition primaire est dite réduite. Si admet une décomposition primaire (auquel cas on dit que est décomposable), on peut se ramener au cas où celle-ci est réduite en ignorant les termes redondants et en groupant les ayant même radical, du fait que si et sont deux idéaux primaires ayant même radical , alors est de nouveau -primaire (démonstration facile).
Pour , notons l'ensemble des tels que . Il est immédiat que est un idéal et on a le résultat suivant[12]:
Premier théorème d'unicité—Supposons l'idéal décomposable et soit une décomposition primaire réduite de . Soit . Les idéaux premiers sont ceux qui font partie de l'ensemble des idéaux () et sont donc indépendants de la décomposition particulière de .
Comme dans l'introduction, on dira que les idéaux premiers sont associés à . Un idéal est primaire si, et seulement s'il a un seul idéal premier associé. Parmi ces idéaux premiers (), il en est de minimaux (on a vu, en effet qu'il peut donc exister des idéaux premiers tels que ). On les appelle les idéaux premiers isolés, les autres étant appelés immergés.
Deuxième théorème d'unicité—Soit un idéal décomposable, une décomposition primaire réduite de , et un ensemble d'idéaux premiers isolés associés à . Alors est indépendant de la décomposition.
Un anneau A est dit laskérien si tout idéal de A est décomposable[14].
Théorème de Lasker-Noether— Un anneau noethérien est laskérien.
Interprétation en géométrie algébrique
La terminologie employée plus haut provient de la géométrie algébrique: soit k un corps commutatifalgébriquement clos et un idéal de . Cet idéal est de type fini, car d'après le théorème de la base de Hilbert, l'anneau A est noethérien. L'ensemble des tels que pour tout polynôme est un ensemble algébrique dans l'«espace affine» ; cet ensemble algébrique est dit associé à l'idéal , et noté . Le théorème des zéros de Hilbert montre que , d'où l'importance des idéaux radiciels, à savoir ceux qui sont égaux à leur racine. Pour tout ensemble algébrique , notons l'idéal radiciel (déterminé de manière unique) tel que . (Pour préciser ce qui vient d'être dit, l'application de l'ensemble des idéaux radiciels de A dans l'ensemble des sous-ensembles algébriques de , ces ensembles étant ordonnés par l'inclusion, est une bijection décroissante dont la bijection réciproque est .) Un ensemble algébrique est dit irréductible s'il est non vide et s'il n'est pas réunion de deux sous-ensembles algébriques et distincts de . Un ensemble algébrique irréductible est appelé une variété algébrique[15]. Un ensemble algébrique peut être exprimé comme étant la réunion d'un nombre fini de variétés algébriques , ..., déterminées de manière unique si l'on requiert la condition pour [16]. Les sont alors appelées les composantes irréductibles de . Un ensemble algébrique est irréductible si, et seulement si l'idéal est premier[17]. Les idéaux premiers isolés correspondent aux composantes irréductibles de tandis que les idéaux premiers immergés correspondent à des variétés immergées dans les composantes irréductibles. Soit () les idéaux premiers isolés associés à l'idéal ; on a où les sont les composantes irréductibles de .
Exemple[18],[19][20]: Soit , , , . L'ensemble algébrique est la droite ; c'est une variété qui coïncide avec , tandis que est l'ensemble , c'est-à-dire l'origine. Tout s'annule en avec une multiplicité à l'origine, et réciproquement tout ayant cette propriété est un multiple , . On a les deux décompositions primaires réduites distinctes , ce qui montre qu'il n'y a pas unicité de la décomposition primaire réduite. L'idéal premier est immergé, ce qui correspond au fait que L'idéal premier , en revanche, est isolé. Notons que, bien que l'idéal ne soit pas primaire, l'ensemble algébrique est une variété algébrique. Notons aussi que est un exemple d'idéal primaire qui n'est pas une puissance de son radical .
Soit X l'ensemble des idéaux premiers de A. Pour toute partie P de A, notons l'ensemble des idéaux premiers de A contenant P. Si est l'idéal engendré par P, on a , et cet ensemble est encore égal à . L'application est décroissante pour les relations d'inclusion dans X et A. On a , , et on montre facilement que les parties sont les ensembles fermés d'une topologie sur X, appelée topologie de Zariski[21].
Cet ensemble X, muni de la topologie de Zariski, est appelé les spectre premier de A et est noté .
Support d'un module
Soit M un A-module et un idéal premier de A.
L'ensemble est une partie multiplicative de A, à savoir que si , alors (en effet, si , alors ou , par définition d'un idéal premier). On peut donc former l'anneau des fractions formé des fractions , , , c'est-à-dire l'anneau des fractions , , . Rappelons que si, et seulement s'il existe tel que .
On note le produit tensoriel , qui se trouve canoniquement muni d'une structure de -module[22]. Tout élément de est de la forme . Pour que soit nul, il faut et il suffit qu'il existe tel que .
On appelle support de M, et on note , l'ensemble des idéaux premiers de A tels que .
Pour tout sous-module N de M, notons l'annulateur de N, à savoir l'idéal constitué des éléments a de A tels que , et notons l'annulateur de Am. Indiquons, sans être exhaustif, quelques propriétés du support:
Propriétés du support—
(i)
(ii) En particulier, si M est de type fini, on a et cet ensemble est fermé dans
(iii) si, et seulement si
(iv) Si , alors
Démonstration
(i): On a si, et seulement si il n'existe pas de t dans et de m dans M tel que . Cela revient à dire que si , alors , ou que si (), alors , soit encore pour tout . Ceci prouve que
.
(ii): Si M est de type fini, engendré par , alors
,
ensemble qui est fermé dans par définition de la topologie de Zariski.
(iii): S'il existe dans M, alors il existe un idéal maximal contenant d'après le théorème de Krull. Cet idéal maximal est premier, donc . La réciproque est évidente.
(iv): Si et , alors d'après la démonstration de (i).
Exemple: En considérant l'anneau A en tant que module sur lui-même, on a . Plus généralement, soit un idéal de A; alors .
Idéaux premiers associés à un module
Soit A un anneau et M un A-module. On dit qu'un idéal premier est associé à M s'il existe un élément m de M tel que . On note l'ensemble des idéaux premiers associés à M.
Exemple: Soit k un corps commutatif algébriquement clos, , et un sous-ensemble algébrique de (voir supra). Une fonction est dite régulière sur si elle est la restriction à d'une fonction polynomiale sur [23],[24][25]. Notons l'anneau des fonctions régulières sur . Deux fonctions polynomiales ont même restriction à si, et seulement si leur différence appartient à ; par suite est isomorphe à l'algèbre , et peut lui être identifié (cette algèbre est réduite, à savoir que son nilradical est réduit à ). Soit , ..., les composantes irréductibles de . Les idéaux premiers associés à sont les idéaux , ..., [26]. Ce sont donc les idéaux premiers isolés déjà mentionnés.
Si , alors . Réciproquement, si A est noethérien et , alors [27]. Si A est noethérien et M est de type fini, alors est fini[28].
Relation entre Supp et Ass
On montre ce qui suit[29]: Tout idéal premier de A contenant un élément de appartient à . Si A est noethérien, inversement, tout idéal contient un élément de . Dans ce cas, , ces deux ensembles ont mêmes éléments minimaux, et ces derniers coïncident avec les éléments minimaux de l'ensemble des idéaux premiers qui contiennent .
Si A est noethérien et M est de type fini, on a[30]
Sous-modules primaires
Soit M un A-module et Q un sous-module propre de M (c'est-à-dire un sous-module de M différent de M). On dit que Q est -primaire dans M si la condition suivante est satisfaite[31]: si et sont tels que et , alors , où est l'idéal premier . On dit alors que l'idéal premier appartient au module primaire Q.
Notons que si, et seulement s'il existe un entier s tel que , i.e. . Si l'anneau A est noethérien, l'idéal est de type fini, donc s peut être pris indépendant de a, et cette condition équivaut donc à .
Supposons A noethérien et M de type fini. Alors Q est -primaire dans M si, et seulement si est coprimaire[32], c'est-à-dire que est réduit à un seul élément, à savoir .
Soit M un module et des sous-modules qui sont -primaires (pour le même ). Alors est -primaire[33].
On dit qu'un sous-module N de M est irréductible s'il ne peut pas s'écrire sous la forme avec . Si A est un anneau noethérien, alors un sous-module irréductible de M est un sous-module primaire[34].
Décomposition primaire
Soit M un module et N un sous-module de M. On dit que N admet une décomposition primaire dans M si N peut s'écrire comme une intersection finie de sous-modules primaires dans M:
.
En utilisant la propriété mentionnée plus haut, on peut regrouper les qui sont -primaires pour le même , et éliminer alors les éléments redondants, de façon à obtenir une décomposition primaire où les idéaux premiers appartenant aux différents soient tous distincts. Une telle décomposition primaire est dite réduite. Soit une décomposition primaire réduite, et soit l'idéal premier appartenant à Si (), on dit que l'idéal premier est isolé (et qu'il est immergé dans le cas contraire). Le résultat qui suit généralise les deux théorèmes d'unicité énoncés plus haut[35]:
Théorème d'unicité de la décomposition primaire—
Soit N un sous-module de M et
deux décompositions primaires réduites de N.
(i) Alors et l'ensemble des idéaux premiers appartenant à coïncide avec l'ensemble des idéaux premiers appartenant à (ces idéaux premiers sont donc déterminés de manière unique).
(ii) Si est l'ensemble des idéaux premiers isolés appartenant à ces décompositions, alors pour , autrement dit les modules primaires correspondant aux idéaux premiers isolés sont uniques.
Un A-module M est dit laskérien s'il est de type fini et si tout sous-module de M admet une décomposition primaire[14].
Théorème de Lasker-Noether— Si A est un anneau noethérien, tout A-module de type fini est laskérien.
Propriété de la décomposition primaire réduite— Si A est un anneau noethérien et
,
est une décomposition primaire réduite d'un sous-module propre N de M, alors
Cette décomposition primaire réduite peut donc s'écrire sous la forme
où pour tout , est -primaire dans M.
On a d'autre part le résultat ci-dessous, qui généralise le théorème de structure des groupes cycliques:
Plongement du quotient dans une somme directe— Considérons la décomposition primaire réduite ci-dessus. Il existe un monomorphisme
Si A est un anneau principal, et N est un idéal de A, ce monomorphisme est un isomorphisme.
Démonstration
Soit . Puisque , il existe une application linéaire induite
qui est injective. Dans le cas où est un anneau principal, chaque est de la forme
où est premier dans A et où est un entier. On a alors pour , d'où il résulte que est surjective d'après le théorème des restes chinois.
Interprétation en géométrie algébrique
Terminons par une interprétation de la décomposition primaire d'un module à la lumière de la géométrie algébrique. Les notations sont les mêmes que dans la première interprétation donnée plus haut au sujet de la décomposition primaire d'un idéal. Soit M un A-module, N un sous-module de M, et . Soit alors ; cet ensemble algébrique est dit associé au module . En posant comme ci-dessus , on a où . Donc, en posant , on a
.
Si les idéaux premiers sont tous isolés, les variétés algébriques sont les composantes irréductibles de l'ensemble algébrique V. La dimension de l'ensemble algébrique V est définie comme étant sa dimension de Krull (en tant qu'espace topologique, quand elle est munie de la topologie de Zariski).
Si et , on a , par conséquent la seconde interprétation donnée ici généralise la première.
On peut préciser qu'il s'agit d'une variété algébrique affine. Certains auteurs appellent variété algébrique ce que nous appelons ici ensemble algébrique, conformément à la terminologie employée par Hartshorne (1977) et Lang (2002).
Richard Dedekind, «Sur la théorie des nombres entiers algébriques», Bulletin des sciences mathématiques et astronomiques, vol.11, , p.278-288 (lire en ligne)
(de) Ernst Kummer, «Beweis des Fermat'schen Satzes der Unmöglichkeit von xλ+yλ=zλ für eine unendliche Anzahl Primzahlen λ», Monatsber. Akad. d. Wiss. Berlin, , p.132-139, 140-141, 305-319