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aventurier savoyard De Wikipédia, l'encyclopédie libre
Benoît Leborgne (né « Benoist Le Borgne »)[1], plus connu sous le nom de Benoît de Boigne, comte de Boigne ou encore général-comte de Boigne, né le [1] à Chambéry (alors duché de Savoie du royaume de Sardaigne) et mort dans la même ville, le , est un aventurier savoyard qui fit fortune aux Indes. Il fut également nommé président du conseil général du département du Mont-Blanc par l'empereur Napoléon Ier.
Benoît de Boigne | ||
Portrait du général de Boigne représenté en uniforme de lieutenant-général, peinture de Pierre Emmanuel Moreau datant de 1830 | ||
Naissance | Chambéry (royaume de Sardaigne) |
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Décès | (à 79 ans) Chambéry (royaume de Sardaigne) |
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Origine | Royaume de Sardaigne ( Duché de Savoie) |
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Allégeance | 1768-73 Royaume de France 1773-74 Empire russe 1784-95 Empire marathe 1824-30 Royaume de Sardaigne |
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Grade | Général | |
Années de service | 1768 – 1796 | |
Conflits | Guerre russo-turque 1768-1774 Guerres Mahrattes 1784-1795 |
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Distinctions | 1814 - Croix de Saint-Louis 1815 - Légion d'Honneur 1816 - Titre comtal 1824 - Grand-croix de l'ordre des Saints-Maurice et Lazare 1827 - Président honoraire et perpétuel de la Société Royale Académique |
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Hommages | Fontaine des éléphants Maison de Boigne Rue de Boigne |
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Autres fonctions | Titulaire d'un jaghir - Président du conseil général du département du Mont-Blanc | |
Famille | Famille de Boigne 1788 - 1798 Premier mariage, 2 enfants 1798 - 1830 Second mariage, pas d'enfant |
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Fils de commerçants bien établis, il fit une carrière militaire. Formé au sein de régiments européens, il rencontra le succès en Inde en se mettant au service de Mahâdâjî Sindhia, qui régnait sur l'empire marathe, en Inde. Celui-ci lui confia la création et l'organisation d'une armée. Devenu général, il entraîna et commanda une force de près de cent mille hommes organisée sur le modèle européen qui permit à la Confédération marathe de dominer l'Inde du nord et de rester le dernier État autochtone de l'Hindoustan à résister aux Anglais[2]. Parallèlement au métier des armes, Benoît de Boigne exerça également des activités commerciales et administratives. Il fut, entre autres, titulaire d'un jaghir.
Après une vie mouvementée, Benoît de Boigne revint en Europe, d'abord en Angleterre, où il se remaria avec une émigrée française Adèle d'Osmond, fille du 4e marquis d'Osmond, d'une antique et illustre famille normande (après avoir répudié sa première épouse d'origine persane), puis en France, à Paris durant le Consulat, et enfin en Savoie, sa terre d'origine. Devenu notable, il consacra la fin de sa vie à des œuvres de bienfaisance au profit de Chambéry, sa ville natale. Le roi de Sardaigne lui attribua le titre de comte.
Né le , Benoît Leborgne est le fils d'un marchand de pelleteries de Chambéry. Son grand-père paternel, né à Burneuil en Picardie, s'était installé à Chambéry, dans le duché de Savoie, au début du XVIIIe siècle. En 1709 il épousa Claudine Latoud[3]. Ils eurent treize enfants, dont seulement quatre atteignirent l'âge de vingt ans, et établirent un négoce de fourrures rue Tupin à Chambéry.
Cette boutique marqua le jeune Benoît Leborgne. Dans ses Mémoires, il raconte comment il était fasciné par l'enseigne exotique de ce magasin[3] : celle-ci représentait, avec des couleurs vives, des animaux sauvages parmi lesquels figuraient des lions, des éléphants, des panthères et des tigres, avec en dessous pour devise : « Vous aurez beau tout faire, vous aurez beau crier, vous viendrez tous chez Leborgne, le pelletier »[3]. L'imagination de l'enfant est alors galopante, il interroge régulièrement ses parents et grands-parents sur ces animaux. Il veut savoir où ils vivent, les voir et connaître ces contrées lointaines qui accueillent une faune si différente et singulière[3].
Son père, Jean-Baptiste Leborgne, est contraint par son métier à de fréquents voyages. Il parcourt toutes les foires à sauvagine d'où il rapporte des fourrures d'ours, de renards, de castors, de martres et de bien d'autres espèces d'animaux[3]. Le commerce le pousse parfois jusqu'en Écosse. Il songe à plusieurs reprises à se rendre aux Indes, projet auquel sa femme s'oppose mais qui marque son fils[3].
L'enfant est né d'un mariage d'amour. Sa mère, Hélène Gabet, est issue d'une lignée de notaires très proches du Sénat de Savoie. Bien que sa famille soit peu enthousiasmée par son alliance avec un petit commerçant de fourrures, ils consentent à l'union[4]. Ce mariage heureux donne naissance à sept enfants dont le troisième est Benoît. Parmi ses trois frères et ses trois sœurs, certains ont eu un parcours remarquable. Ainsi, Antoine-François entre à la Chartreuse avant de perdre sa vocation[4] : influencé par les idées révolutionnaires françaises, il quitte sa condition et se marie. Son frère Joseph est, quant à lui, un brillant avocat à Turin. Benoît, qui est destiné au barreau[5], n'est pas le seul à être un aventurier attiré par les horizons lointains. Son frère Claude se rend à Saint-Domingue. Emprisonné à Paris durant la Terreur[3], il devient quelque temps plus tard député de l'île de Saint-Domingue au Conseil des Cinq-Cents pendant le Directoire[4]. Sous le Premier Empire, il est nommé fonctionnaire à Paris. Il prend le titre de baron de Boigne. Ce titre fut donné, comme cela fut le cas pour le titre de Benoît accordé par le roi de Sardaigne, en 1816[4]. À l'âge de dix-sept ans, Benoît Leborgne blesse un officier sarde lors d'un duel. Cette mésaventure l'empêche d'intégrer la brigade de Savoie[4]. Il s'engage alors dans l'armée française.
Sa carrière militaire débute dans le nord de la France. Il est simple soldat[6] au sein du régiment irlandais de Louis XV[7] dirigé par lord Clare et cantonné en Flandre. Ce régiment est formé essentiellement d'émigrés irlandais ne souhaitant pas servir les Anglais[8]. À l'époque les Irlandais qui quittaient leur terre natale, se rendaient généralement soit en France soit dans les treize colonies d'Amérique du Nord, là où leur haine pour la tutelle anglaise trouvait un écho. Il y apprend peu à peu les rudiments du métier et l'anglais[8]. Il écoute les récits militaires de ses supérieurs et plus particulièrement ceux du major Daniel-Charles O'Connel qui raconte ses faits d'armes aux Indes. Il retrouve bien plus tard en Angleterre ce major qui lui permet de faire la rencontre de sa future femme Adèle[8]. Au sein de ce régiment, il participe à de nombreuses campagnes militaires qui le font voyager à travers l'Europe mais qui l'emmènent également dans les îles de l'océan Indien et notamment à l'île Bourbon[8]. En 1773, à 22 ans, Benoît Leborgne donne sa démission. L'Europe est alors en paix et en conséquence ses chances d'avancement sont devenues minces. De plus les décès de lord Clare et du colonel Meade qui entraînent de nombreux changements, le confortent dans sa décision de quitter le régiment[8].
En quittant le régiment irlandais, le jeune Benoît Leborgne apprend par les gazettes que le comte Orlov lève, au nom de la tsarine Catherine II[9], un régiment grec pour préparer une attaque contre l'Empire ottoman. À l'époque la Russie en pleine expansion tente d'obtenir un débouché sur la mer Noire et utilise à cette fin les sentiments anti-turcs des peuples sous domination ottomane[10]. Benoît Leborgne voit dans cette entreprise une opportunité pour assouvir ses désirs d'aventure, de conquêtes militaires et de voyages exotiques[10]. Il fait un bref séjour à Chambéry, au cours duquel il obtient une lettre de recommandation d'une des clientes de sa mère auprès d'un cousin, connaissance intime d'Orlov[9]. Il se rend d'abord à Turin, capitale du royaume de Sardaigne, où il obtient grâce à sa lettre un appui du cousin du comte Orlov . Il prend ensuite la direction de la Vénétie puis effectue la traversée jusqu'en mer Égée[11]. Il débarque à Paros, où le comte Orlov est en train de former son régiment gréco-russe. Celui-ci accepte sa candidature et l'intègre à ses effectifs[11].
Il constate très vite que cet engagement, résultat d'un coup de tête, est une erreur[11]. Le comte lui a confié ses doutes sur la future campagne militaire et sur les chances de victoires. Ces prévisions pessimistes sont très vite confirmées. Les Turcs l'emportent sur l'île de Ténédos[12] et la guerre russo-turque de 1768-1774 prend fin pour le jeune Chambérien[13] : si une partie des soldats du régiment réussissent à rembarquer et à s'échapper, Leborgne fait partie de ceux qui sont capturés. Emmené à Constantinople, il devient esclave[5] et doit effectuer de basses besognes durant de nombreuses semaines[2]. Son calvaire prend fin lorsque son propriétaire turc a recours à sa connaissance de l'anglais, acquise au sein du régiment irlandais, pour commercer avec un anglais, lord Algernon Percy[13]. Ce dernier, surpris de voir un Européen esclave d'un Turc, fait en sorte de le faire libérer par l'intermédiaire de l'ambassade anglaise[13].
Les Turcs libèrent le futur Benoît de Boigne après une semaine de négociations avec l'ambassade anglaise[14]. Lord Algernon Percy prend alors le Savoyard comme guide dans l'archipel grec jusqu'à ce que celui-ci se rende à Paros pour se faire licencier de son régiment[14]. Désormais, il est libre de toute contrainte mais il a pour unique ressource sa dernière solde reçue avant son licenciement[14]. Il décide de se rendre à Smyrne, qui connaît à l'époque une période de prospérité. Le centre portuaire de la ville est en plein essor[15]. Sur place, Leborgne rencontre plusieurs marchands venus de tous horizons, en particulier des Indes[14]. Ces derniers lui font le récit de leurs voyages. À l'époque les terres indiennes étaient créditées de fabuleuses richesses et beaucoup d'aventuriers s'y rendaient en vue d'y faire fortune. On citait notamment les nombreuses mines de diamants de Golconde, les saphirs de Ceylan. Certains de ces marchands lui exposent également leurs théories sur l'existence de voies commerciales passant par le nord des Indes. Il est question d'exploration du Haut-Cachemire ou de passage le long des glaciers du Karakoram[14]. Enfin, les marchands expliquent au Savoyard que beaucoup de rajahs recherchent régulièrement des officiers européens afin d'y organiser et d'y commander leurs armées[14].
Ces récits décident Leborgne à tenter sa chance aux Indes. Il lui reste à trouver un moyen de transport et quelques finances pour cette entreprise. Grâce à son ami lord Algernon, il possède des lettres d'accréditation auprès de Warren Hastings et George Macartney aux Indes[14]. Il demande également des lettres d'accréditation russes. Il fait appel au comte Orlov à Saint-Pétersbourg[14] qui lui obtient une audience auprès de la tsarine Catherine II. Leborgne lui explique qu'il veut découvrir de nouvelles voies d'accès aux Indes en passant par l'Afghanistan ou le Cachemire. La tsarine désireuse d'étendre son influence jusqu'aux terres afghanes apporte son soutien à ce projet[16]. En cette fin de d'année 1777, Leborgne entame un voyage fertile en péripéties. Après avoir tenté de passer par la voie terrestre il renonce et décide de rejoindre sa destination par la voie maritime. Durant son trajet vers l'Égypte, ses affaires, dont les précieuses lettres d'accréditation, sont emportées par la mer au cours d'une tempête[16]. Ne pouvant revenir en arrière, il se résout à se rendre au consulat d'Angleterre où il parvient à rencontrer George Baldwin. Après de nombreuses discussions, on lui conseille de prendre du service à la Compagnie anglaise des Indes orientales, et on lui remet une lettre de recommandation à cet effet[16].
L'unité territoriale et politique de l'Empire moghol, s'effrite progressivement à partir de la création de Goa par les Portugais en 1510. L'arrivée des commerçants français, néerlandais, anglais (puis britanniques) précipite le déclin de l'empire, tant ces derniers tirent profit de la division politique du sous-continent en installant des comptoirs, avant de les coloniser. Les Britanniques triomphent successivement de leurs rivaux européens puis des pouvoirs princiers locaux grâce à la force militaire et l'économie de comptoirs florissante de la Compagnie des Indes orientales, et parviennent à asseoir leur domination sur l'Inde dès la moitié du XIXe siècle. Ils établissent alors une puissante administration coloniale placée sous la responsabilité directe de la Couronne britannique. Benoît Leborgne fait partie de ces Européens qui bénéficièrent de la confusion politique régnante au sein de cet empire indien, en offrant ses services de mercenaire à des princes indiens et en exerçant des activités marchandes très lucratives. De nombreux contemporains européens comme lui font fortune. L'expérience militaire européenne, leur savoir en matière de production d'armement notamment dans la canonnerie, ainsi que dans la mise en place de plans stratégiques nouveaux, permet aux mercenaires européens, pour les plus opportunistes, d'accéder plus facilement à des postes d'officier.
En 1778, Benoît Leborgne débarque aux Indes dans le port de Madras. Bien qu'émerveillé et enchanté par ce pays si différent, le futur comte de Boigne connaît des jours difficiles. Pour survivre, il donne des cours d'escrime[17], qui lui permettent de rencontrer un neveu du gouverneur Rumbold. On lui propose d'être enseigne au 6e bataillon de cipayes, une troupe composée d'indigènes levée par la Compagnie Anglaise[17]. Il accepte l'offre afin d'assurer sa subsistance. Durant cette période de garnison, il s'initie aux mœurs locales et forme les troupes cipayes. Durant quatre ans, sa vie à Madras se déroule sans gloire militaire, ce qui bientôt lasse le Savoyard qui a de plus grandes ambitions. On lui explique qu'il pourrait trouver ce qu'il recherche en se rendant à Delhi dans le nord du pays[17], où l'empereur moghol Shah Alam tient sa cour. En effet, les seigneurs mahrattes et râjputs s'entourent d'Européens et leur confient le commandement de leurs armées. Le nouveau gouverneur, lord Mac Cartney, lui remet des lettres le recommandant auprès du gouverneur de la province du Bengale à Calcutta[18]. Leborgne s'y rend par voie maritime.
Il y découvre un pays accablé par une chaleur insupportable dont les habitants vivent dans un dénuement extrême. Dès son arrivée, il est suivi par une nuée de mendiants. Il rencontre le gouverneur Warren Hastings[2] qui approuve le projet d'exploration du Savoyard[18]. Une nouvelle fois des lettres lui sont remises à destination d'Asaf-ud-Daulah, le rajah d'Aoudh dont la capitale est Lucknow et qui est un vassal des Anglais. En janvier 1783, il se met en route. Sur le trajet, il traverse de nombreux villages d'une extrême pauvreté tout en se familiarisant avec la vie culturelle et religieuse indienne. Il constate la présence de quartiers musulmans et hindouistes distincts[18].
Arrivé à Lucknow, une ville riche et commerçante, le Savoyard est accueilli favorablement par le nabab Asaf-ud-Daulah. Il est invité à résider chez le colonel Pollier, au service de la Compagnie Anglaise[19]. Comme lui explique par la suite Middleton, un Anglais présent lors sa rencontre avec le nabab, cette invitation est en fait un ordre, et en cas de refus le Savoyard aurait été jeté en prison. Le colonel Pollier, de nationalité suisse[19], le reçoit chaleureusement. Apprenant que la ville abrite de nombreux Européens ; il rencontre deux d'entre eux parlant le français, sa langue natale. Le premier, Claude Martin, est un Lyonnais qui a fait fortune aux Indes et le second, Drugeon, un Savoyard comme lui[20]. Benoît Leborgne reçoit du nabab un kélat, richement décoré d'or et de diamants, accompagné de lettres de change pour Kandahar et Kaboul ainsi que de douze mille roupies[20]. Le nabab fait cinq mois durant du Savoyard, comme beaucoup d'autres, un captif volontaire. Pollier explique à Leborgne que bien que les lettres de change lui aient été données, il doit encore patienter. En attendant, le Savoyard qui est déjà bilingue, se consacre à l'apprentissage du persan et de l'hindî[20].
Il en profite également pour changer de nom. Il se fait désormais appeler de Boigne transcription inspirée de la prononciation des Anglo-Saxons (ceux-ci ont du mal à prononcer le R de Le Borgne) qu'il fréquente depuis le régiment irlandais[21]. Avec son ami lyonnais[22], Benoît de Boigne s'occupe en marchandant quelques bijoux d'argent, des tapis de soie ou encore des armes niellées d'or. Cependant cette activité n'est qu'un passe temps, en attendant son départ pour le nord du pays. Il va également à la chasse au tigre à dos d'éléphant en compagnie de Pollier et du nabab[21].
En août 1783, il obtient l'autorisation de quitter Aoudh et sa capitale pour se diriger vers le nord à la recherche de nouveaux passages[23]. Son voyage, effectué à cheval, l'amène dans la ville de Delhi en compagnie de Pollier qui doit lui aussi s'y rendre pour affaire. Au cours du trajet, il découvre le Taj Mahal mais aussi des hauts lieux de la vie indienne, des petits royaumes, des tribus[23]. Arrivé à Delhi, Anderson, un résident anglais, propose au Savoyard de lui obtenir une audience auprès de l'empereur Shah Alam qui tient sa cour au Fort Rouge. Très rapidement, de Boigne et son ami sont convoqués en audience[23]. Lors de cette rencontre, il expose à l'empereur Shah Alam II son projet d'exploration. L'empereur repousse sa décision (« Nous verrons »). De Boigne séjourne dans la ville en attendant une réponse favorable. Au même moment la situation de l'empereur se trouve radicalement modifiée[23]. En effet, le lendemain de l'audience, un édit impérial attribue à Madahaji Sindhia le gouvernement des provinces de Delhi et d'Âgrâ. En d'autres termes, le Mahratte devient régent impérial et le réel détenteur du pouvoir temporel alors que l'empereur Shah Alam, sans être déchu, n'a plus aucun pouvoir politique et n'est plus qu'un souverain d'apparat[24]. En 1790, il résume la politique indienne de l'époque en affirmant :
« Le respect envers la maison de Timour (la dynastie moghole) régnait à tel point que, quoique toute la péninsule se fut successivement soustraite à son autorité, aucun prince de l'Inde ne s'était arrogé le titre de souverain. Sindhia partageait le respect, et Shah Alam (Shâh Âlam II) était toujours assis sur le Trône Mogol, et tout se faisait en son nom. »
— Benoît de Boigne
Au milieu de ces bouleversements politiques, de Boigne rencontre un Européen, ami de Pollier, Pierre Antoine Le Vassoult. Ce dernier est au service de la bégum. Durant cette il rencontra Begum Samru Joana, une femme influente respectée par l'empereur mais également par ses adversaires mahrattes[24]. Pendant quelques jours, il demeure à Delhi sans pouvoir partir vers le nord, l'administration locale ne lui en donnant pas l'autorisation. Cependant, il rencontre une nouvelle fois Le Vassoult qui l'invite à se rendre au camp de Sindhia en sa compagnie[24].
Les Mahrattes avaient établi un camp pour assiéger la citadelle Gwâlior, dans laquelle l'Écossais Sangster, rencontré par de Boigne lors de son séjour à Lucknow, tenait garnison[25]. Arrivé au camp, leur accueil est cordial. Le Vassoult présente son ami comme un militaire des plus valeureux[25]. Une tente est attribuée à de Boigne. Cependant alors qu'il est de sortie, ses bagages sont dérobés et avec eux les précieuses lettres de change d'Hastings mais aussi celle sur Kaboul-Peshawar. Très vite, il apprend que ce vol est commandité par Sindhia qui veut se renseigner sur cet Européen qui lui semble suspect[25]. Désireux de se venger, il entreprend de rejoindre discrètement la citadelle assiégée et l'Écossais Sangster afin de lui proposer d'attaquer le camp mahratte[25]. Alors qu'il attend une réponse positive, il est appelé par le mahratte Sindhia à qui ses plans ont été révélés : le Savoyard doit expliquer que ses actes sont une réponse à l'affront occasionné par le vol de ses bagages et de ses lettres de change[25].
Le Mahratte lui explique ses craintes de voir le projet d'expédition dans le nord de l'Inde être le prélude à une invasion des Afghans[26]. Après ces explications, Sindhia propose cependant au Savoyard le commandement de la garde du camp que celui-ci refuse. Vexé, le Mahratte lui donne congé sans pour autant lui rendre ses précieux papiers[26]. Cette mésaventure lui permet de prendre conscience que son projet d'expédition déplaît fortement aux Indiens. Il se résout à abandonner son projet. Son accrochage avec Sindhia parvient aux oreilles des ennemis de celui-ci et, en premier lieu, à celles du rajah de Jaipur qui cherchait un officier européen capable de former deux bataillons[26]. Le Savoyard accepte l'offre et s'en retourne à Lucknow pour y lever et y former des hommes. Méfiant, les Anglais demandent à de Boigne de venir s'expliquer auprès de Hastings qui, rassuré sur ses intentions, ne met pas de veto à l'entreprise. Une fois les bataillons recrutés et opérationnels, de Boigne et ses hommes prennent le chemin de Jaipur[26]. Cependant, en cours de route, ils sont stoppés à Dholpur par un petit seigneur local dont la forteresse bloque l'unique passage. En échange d'une rançon, il accepte de les laisser passer. Cet épisode déplaît au rajah de Jaipur qui congédie de Boigne, sans aucune indemnité, tout en conservant ses deux nouveaux bataillons[27].
Après un temps d'errance, le futur comte de Boigne retrouve encore son ami Le Vassoult[28]. Ce dernier lui permet de faire la connaissance de la bégum Samru Joana[27]. Cette chef d'armée confie à de Boigne que Sindhia, le chef mahratte, le regrette beaucoup. Bien que celui-ci se méfie de ses projets d'exploration, et malgré leur différend consécutif à la confiscation des bagages du Savoyard, Sindhia a été impressionné par les capacités des deux bataillons qu'il a formés par sur le modèle européen qui contrastent avec ses propres troupes mal organisées. De Boigne finit par accepter d'entrer au service des Mahrattes[27]. Il est chargé d'organiser une fonderie de canons à Âgrâ ainsi que d'équiper et armer mille sept cents hommes en deux bataillons[29]. Il vit dès lors une vie de grand officier et devient très vite un homme influent. L'un des premiers faits d'armes sous son commandement est, en octobre 1784, la prise de la citadelle Kallingarh dans la région du Bundelkund[29]. Le rajah de cette région finit par traiter avec de Boigne, ce qui permet à Sindhia d'entrer en maître à Delhi. Le chef mahratte se nomme lui-même Colonel de l'empire et premier ministre. Cette prise de pouvoir engendre de nombreux conflits et de nombreuses trahisons[29].
Plusieurs batailles ont lieu entre Mahrattes, Moghols, Rajpoutes et Rathors (Rajpoutes de Marwar/Jodhpur et Bikaner), au cours des années suivantes. L'année 1788 est particulièrement mouvementée[30]. Le 10 août, Gholam Kadir, un des principaux protagonistes, fait arracher les yeux de l'empereur Shah Alam[30]. Le 14 août, l'armée mahratte alliée à celle de la bégum Samru Joana et à celle de son ancien ennemi Ismaël Beg entrent dans Delhi pour reprendre la ville qu'ils avaient perdue un temps. Kadir s'échappe mais est capturé. Les Mahrattes le tuent, en lui arrachant, entre autres, les yeux, en lui coupant les oreilles et le nez[30]. Ses dépouilles sont par la suite remises à l'empereur. Une nouvelle fois Mahadaji Sindhia triomphe et redevient le véritable détenteur du pouvoir politique du pays. De Boigne à cette période propose à Sindhia la création d'une brigade de dix mille hommes afin de consolider l'assise politique et militaire du nouveau maître des Indes[30]. Celui-ci refuse par manque de trésorerie mais également parce qu'il a des doutes sur la supériorité de la combinaison artillerie-infanterie par rapport à la cavalerie qui constitue la force des armées mahrattes. Ce refus entraîne un nouveau différend entre les deux hommes. L'officier européen donne alors sa démission. À nouveau sans emploi, il retourne à Lucknow[31].
De retour à Lucknow, de Boigne retrouve ses amis Antoine-Louis Polier et surtout le lyonnais Claude Martin[31]. Ce dernier réussit à convaincre le Savoyard de participer à ses activités commerciales. Bien que ce dernier ne se sente pas l'âme d'un commerçant, il peut en revanche utiliser ses qualités militaires. À l'époque, les routes des Indes sont peu sûres et même certains comptoirs de commerce en ville sont parfois dévalisés[31]. Claude Martin, aidé de de Boigne, crée un dépôt dans un ancien fort[32]. Sa réalisation est confiée à de Boigne : des salles fortes sont construites, des gardes armés et incorruptibles sont engagés et formés. Très vite cette entreprise remporte un grand succès. Parallèlement, le Savoyard exerce une activité de négociant en pierreries, cuivres, or, argent, indigo, châles cachemires, soieries et d'épices[32]. Le futur comte de Boigne, devenu un homme riche, possède une résidence luxueuse avec de nombreux serviteurs, une cave et des chevaux de grande valeur[32]. Durant cette période, Il tombe à Delhi sous le charme d'une jeune fille prénommée Nour (lumière en persan). Celle-ci est la fille d'un colonel de la garde persane du Grand Moghol qu'il a rencontré pour régler un simple litige. Il sollicite le jour même, auprès du colonel, la main de sa fille[32]. Après une longue discussion, le père accepte bien que de Boigne ait refusé de se convertir à l'Islam[32]. Il fait la cour à Nour, celle-ci s'exprime parfaitement en anglais. La cérémonie du mariage qui dure plusieurs jours a lieu d'abord à Delhi, avec de fastueux repas puis plus simplement à Lucknow (1788). Sa femme lui donne deux enfants, une fille en 1790 et un fils en 1791[33].
En 1788, Sindhia prend discrètement contact avec de Boigne[34]. Le Mahratte a de grandes ambitions. Il souhaite unir l'Inde du nord et l'Inde du nord-ouest. À l'époque, les Rajpoutes ont des relations tendues avec les Mahrattes. Les paysans sont de plus en plus hostiles aux Mahrattes qui les écrasent d'impôts. Sindhia réussit à convaincre de Boigne de revenir à son service[35]. Il lui demande d'organiser une brigade de douze mille hommes en un an (de janvier 1789 à janvier 1790). Le Savoyard en obtient ensuite le commandement en chef[36], et le grade de général : il ne relève dès lors plus que du rajah. Pour pouvoir régler la solde de ses hommes, Sindhia propose à son nouveau général un jaghir, c'est-à-dire un fief accordé à titre viager avec pour seule contrepartie le versement d'une redevance au trésor impérial[37]. À la mort du titulaire, le jaghir est remis à un autre officier méritant. Dans les faits, ces fiefs devenaient des biens héréditaires. Les revenus tirés du jaghir doivent permettre à l'officier de payer ses hommes[37]. Il se voit attribuer le Doāb, qui est une région de plaine dont la superficie est équivalente en taille à trois ou quatre départements français et qui se situe entre Delhi et Lucknow dans le nord de l'Inde. Cette plaine était recouverte de jungles et comporte plusieurs villes telles que Meerut, Koël et Aligarh[37]. La venue et l'établissement d'une brigade sur ces terres redonne courage aux paysans locaux. Il doit investir une part de ses économies dans la rénovation de ce nouveau territoire. Il construit une citadelle ainsi que des magasins ce qui favorise l'essor du commerce et de l'industrie[37].
Le camp militaire créé par de Boigne est très européanisé. Pour encadrer la nouvelle brigade, il engage Drugeon, un Savoyard, Sangster, un Écossais, Hessing, un Hollandais, mais également Frémont et Pierre Cuillier-Perron[38], tous deux Français, ainsi qu'un Allemand, Anton (Anthony) Pohlmann, et un Italien, Filoze[37]. La langue administrative et militaire devint le français. Le drapeau de la Savoie (rouge avec une croix blanche) sert d'insigne à la nouvelle brigade[39]. En raison de son grade militaire élevé, Sindhia oblige de Boigne à se constituer une garde personnelle. Celui-ci choisit cinq cents Sikhs et Persans[39]. La brigade qu'il organisé est constituée de neuf bataillons d'infanterie disposant chacune de son artillerie et son train des équipages. L'artillerie de la brigade est constituée d'environ cinquante canons en bronze dont la moitié sont de gros calibre et transportés par des bœufs, les autres pièces étant transportées par des éléphants et des chameaux[39]. La brigade de Boigne invente également une arme composée de six tubes de mousquets joints entre eux. La brigade est soutenue par trois mille cavaliers d'élite, cinq mille serviteurs, conducteurs d'attelages, charpentiers, forgerons... En outre, Benoît de Boigne forme, nouveauté pour les Indes, un corps d'ambulance[40], chargé de recueillir les blessés amis comme ennemis ce qui déplaît à Sindhia. Benoît argumente que les ennemis soignés correctement et non délaissés comme c'était coutume de le faire aux Indes, accepteraient volontiers de rentrer au service de la brigade et donc de changer de camp. S'ils n'acceptent pas d'intégrer la brigade, les ennemis seraient libérés sans être tués[41]. Le chef mahratte finit par accepter cette innovation dans la mesure où Benoît en assume la charge financière. Le Savoyard acquiert un éléphant de parade surnommé Bhopal. La préparation de la brigade est achevée en 1790[40].
Dès 1790, la brigade doit affronter les Rajpoutes, Ismaïl Beg ainsi que les rajahs de Bîkâner et Jaipur, les Rathors. De Boigne décide de frapper cette coalition par surprise le 23 mai. Il peut désormais exprimer pleinement ses talents militaires[40]. Il enchaîne les victoires. Il devient un stratège reconnu et craint par tous. La compagnie des Indes, elle-même, voit d'un très mauvais œil cette nouvelle armée mahratte désormais dangereuse pour leur domination. En six mois au cours de l'année 1790, dans un terrain hostile au relief accidenté, sa brigade défait cent mille hommes, confisque deux cents chameaux ainsi que deux cents canons, plusieurs bazars, cinquante éléphants[42]. L'armée mahratte prend d'assaut dix-sept forteresses. Elle remporte plusieurs batailles décisives dont les plus disputées sont Patoun, Mairtah et Ajmer. Les Rajpoutes reconnaissent l'autorité de Sindhia en tant que premier ministre[42]. Les Mahrattes sont désormais les maîtres de l'Inde du nord et du nord-ouest. Durant ces campagnes militaires, Benoît continue à distance son association commerciale avec Claude Martin. Sindhia, plus puissant que jamais, demande à Benoît de lever deux brigades supplémentaires. Celles-ci sont formées et leur commandement est confié par Benoît à Frémont et Perron assistés de Drugeon[42].
Pendant un certain temps, Benoît de Boigne peut jouir de sa nouvelle position sociale et du respect que lui valent ses victoires ainsi que les réformes qu'il a entreprises au sein de son jaghir. Il fait restaurer le Taj Mahal, menacé par la ruine[7]. Il se fait bâtir une maison à colonnes entourée d'un vaste jardin. Sa table est ouverte à toutes les personnalités en vue du moment[43]. Sa popularité est immense. Mais le calme est de courte durée, et les campagnes militaires reprennent bientôt. Les Mahrattes de l'Inde centrale jaloux de leurs cousins du nord se font menaçants[43]. Aidé par le Peshwâ de Pune et pouvant compter sur l'appui de l'ennemi traditionnel de Sindhia, Ismaïl Beg, cette nouvelle coalition menace le jeune empire mahratte du nord de l'Inde. Le . Les négociations diplomatiques et les promesses de titres impériaux ne parviennent pas à stopper cette coalition[43]. Ismaïl Beg et le Holkar d'Indore, un autre protagoniste marathe hostile à Sindhia, engagent leurs troupes. Les hommes de Benoît de Boigne remportent rapidement la victoire. Les brigades de Sindhia sont désormais redoutées. Ismaïl Beg est fait prisonnier mais sa vie est épargnée car Benoît de Boigne admire son adversaire qui a su se montrer téméraire et combatif[43]. Benoît affronte ensuite Holkar et remporte une quatrième victoire in extremis, la plus éclatante selon Benoît. Le Savoyard prend à cette époque conscience de la folie que représente la guerre[44]. Le rajah de Jaipur, qui se sent désormais en position de faiblesse, préfère faire la paix. Benoît est récompensé par Sindhia qui agrandit son jaghir et donne également un jaghir au fils de Benoît alors que celui-ci n'est à l'époque qu'un enfant[44].
Sindhia, le chef mahratte est devenu un homme puissant. Il détient le réel pouvoir politique en Inde. Ses ennemis sont nombreux et envient son pouvoir[44]. Comme ils ne peuvent rivaliser sur le plan militaire, le chef mahratte doit faire face aux conspirations, aux intrigues et aux trahisons. Benoît de Boigne demeure fidèle à Sindhia et ce dernier en fait son homme de confiance. Benoît se trouve alors diriger non seulement son jaghir mais également à présent toutes les affaires impériales du nord et du nord-ouest de l'Inde[44]. Son autorité politique et morale est incontestée. Le ministre Gopal Rao, notamment, se rend à Algarth chez le général européen afin de démontrer sa loyauté à Sindhia[45], son frère étant connu pour comploter avec Nana Farnavis (en) à Poona. Alors que les Indes sont fédérées politiquement sous l'autorité des Mahrattes, la situation politique en Europe subit de profonds changements. La Révolution française de 1789 a bouleversé l'équilibre européen et par ricochet les empires coloniaux[45]. Le , une assemblée savoyarde proclame l'union à la France, Benoît de Boigne devient jusqu'en 1815 français à part entière. Les brigades de l'armée mahratte organisées par Benoît sont commandées par des officiers européens divisés par la situation politique en Europe : les deux Français sont l'un, royaliste, l'autre, républicain. Dans ce contexte, Benoît de Boigne reste prudent et tente de préserver son armée de ces passions politiques[45]. Il s'inquiète davantage de la situation de Sindhia resté à Poona. Le chef mahratte lui demande de lui envoyer du secours car il doit lutter contre les intrigues anglaises, mais également contre celles orchestrées par d'Holkar et Nana Farnavis. Benoît lui expédie dix mille hommes avec à leur tête l'officier Perron[45].
Perron ne peut arriver à temps et le , Mahâdâjî Sindhia succombe dans une embuscade organisée par Nana Farnavis. À la mort de Sindhia, de Boigne aurait pu s'emparer du pouvoir et devenir le maître de l'Hindoustan, du nord et du nord-ouest de l'Inde s'il l'avait voulu[45]. Shah Alam propose à Benoît de devenir le régent impérial. Cependant, le général savoyard reste loyal à Daulat Râo Sindhia[46], le neveu et successeur légitime de Sindhia[47]. Benoît de Boigne se rend vite compte que la situation politique a changé. Son ambition de voir un jour les Indes fédérées et indépendantes des autres nations, ne pourrait jamais se réaliser. Le successeur de Sindhia est un homme faible et versatile[47]. Les enjeux locaux sont également bouleversés par les événements européens. En 1795, après vingt ans de séjour aux Indes, sa santé se dégradant, il abandonne son commandement, installe à sa place son homme de confiance Pierre Cuillier-Perron[38] et organise son départ pour l'Europe[48]. À la fin de sa carrière aux Indes, il est à la tête d'une armée de près de cent mille hommes organisée sur le modèle européen. La Confédération mahratte est ainsi le dernier État autochtone de l'Hindoustan à résister aux Anglais[2]. En novembre 1796, le général savoyard quitte les Indes, accompagné de sa famille et de certains de ses serviteurs indigènes les plus fidèles. Il vend sa garde personnelle aux Anglais avec l'accord de ses hommes pour un prix équivalent à 900 000 francs-or germinal[49].
Benoît de Boigne part pour l’Angleterre d’où il suit les péripéties de la Révolution française ainsi que les évènements indiens[50]. Il se fait une raison et installe son ménage dans les environs de Londres. Benoît a beau être né savoyard, la Révolution a fait de lui un Français, et donc un ennemi potentiel des Anglais. Sa richesse et ses avoirs sont séquestrés à la banque. Cependant, l'épopée militaire de ce général est connue de beaucoup de Britanniques qui ont fait campagne aux Indes[46]. Certains d'entre eux sont même reçus à sa table. Cette sympathie permet, au Savoyard devenu Français, d'acquérir la nationalité anglaise le . Cette nationalité est cependant conditionnée. Benoît serait Anglais tant qu'il demeurerait en Angleterre ou dans l'une de ses colonies[51]. Désireux de quitter Londres, Benoît acquiert une maison dans la campagne anglaise dans le Dorsetshire. À présent au calme, le général peut songer à son avenir. Il souhaite rejoindre Chambéry sa ville natale, mais la situation politique reste incertaine pour l'heure[51]. Il songe à faire une carrière politique mais sa position n'est pas jugée suffisamment convenable par l'aristocratie anglaise qui exige d'un candidat qu'il dispose de nombreux soutiens, qu'il ait suivi des études dans une des prestigieuses écoles du pays, mais également qu'il ait une femme capable de tenir une conversation policée et d'organiser des réceptions[51].
Benoît de Boigne fait baptiser sa famille et sa femme Nour devient Hélène[52]. Bien qu'établi à la campagne, il est proche de Londres et s'y rend régulièrement. Il y rencontre de nombreux émigrés français qui attendent de pouvoir revenir en France. En 1798, Benoît de Boigne fait la rencontre de mademoiselle d’Osmond[53] âgée de seize ans[54]. Il répudie sa première femme qui n'a pu s'adapter aux mœurs anglaises et est devenue de plus en plus distante en reprenant ses habitudes indiennes[53]. Le Savoyard ne vit alors que pour son nouvel amour. N'étant pas légalement marié à Hélène, il s'accorde avec elle pour lui verser une rente et emploie un précepteur pour ses enfants. Il peut ainsi épouser le Adèle d'Osmond[53].
Sa seconde femme, née en 1781, est une émigrée issue d'une ancienne famille noble, désargentée, originaire de Normandie[53]. Pour conclure ce mariage avantageux, Benoît de Boigne n'a pas révélé ses origines. Son désir semble être alors, après avoir mené une vie aventureuse, de fonder une famille et de s'établir en Europe grâce aux relations mondaines de sa femme. Le mariage est d'emblée un échec[55]. En Angleterre, Benoît de Boigne a du mal à se réadapter aux mœurs européennes. La différence d'âge vient ajouter aux difficultés à la vie de couple. Le général savoyard est jaloux. Il doit également prendre de l'opium pour calmer ses douleurs car il est atteint de dysenterie[55], ce que sa femme et sa belle famille lui reprochent bien qu'il se défende d'en abuser. Durant cette période, la France entre dans la période du Consulat. Beaucoup d'émigrés retournent sur le territoire français[55]. De Boigne décide de s'y rendre également. En 1802, il s'installe à Paris et sa femme s'établit chez ses parents. Benoît découvre la capitale en pleine transformation sous l'égide du consul Bonaparte qui jouit alors d'une grande popularité[55]. Le , il apprend de Drugeon resté aux Indes que Perron a pris une importance considérable, mais l'officier français qui a succédé à de Boigne, avide d'argent, s'est emparé de l'œuvre de son prédécesseur savoyard pour en récolter les fruits et en accélérer la déchéance[50].
Benoît de Boigne se lie d'amitié avec le général Paul Thiébault. Ce dernier lui propose à plusieurs reprises de rencontrer Napoléon Bonaparte afin de devenir officier de l'armée française. Cependant le Savoyard qui a atteint la cinquantaine ne souhaite pas devenir colonel et se retrouver sous les ordres d'officiers plus jeunes que lui. Malgré ce refus, l'offre est renouvelée[55]. En effet en 1803, le consul Bonaparte envoie une proposition à Benoît de Boigne à laquelle celui-ci ne donne pas suite. Il lui demande de prendre le commandement d'un corps expéditionnaire aux Indes[2]. Napoléon propose au Savoyard le commandement de troupes franco-russes qui auraient accédé au nord de l'Inde en passant par l'Afghanistan en vue d'en chasser les Anglais[56]. Benoît de Boigne achète pour sa femme le château de Beauregard. Elle y emménage le . La propriété est cédée le à François Borghèse, prince Aldobrandini, en échange d'une maison située à Châtenay[57].
Benoît de Boigne finit par rentrer définitivement en 1807, en Savoie. Là-bas il se fait appeler le « général de Boigne ». Il habite seul le château de Buisson-Rond sur la commune de Chambéry[58], domaine qu'il avait acquis dès 1802 et qu'il avait fait luxueusement aménager pour son épouse[59]. Sa femme continue à résider en région parisienne où elle occupe successivement les châteaux de Beauregard puis de Châtenay. De cette vie parisienne, elle tire la matière de ses célèbres Mémoires, qui sont publiés en 1907. La comtesse de Boigne vient rarement séjourner au domaine de Buisson-Rond. Il lui arrive de donner quelques réceptions mondaines durant les périodes estivales lors de son retour des eaux d'Aix en compagnie de ses amis madame Récamier, madame de Staël, Adrien de Montmorency et Benjamin Constant[60].
Au retour des Bourbons, Benoît de Boigne reçoit un brevet de maréchal de camp, daté du et la croix de Saint-Louis le 6 décembre[61]. On honore ainsi l'époux d'Adèle d'Osmond et les Tuileries font plaisir à la comtesse. Cependant Louis XVIII lui octroie, le , la Légion d'honneur pour les services qu'il a rendus comme président du conseil général du département du Mont-Blanc[61]. Très attaché aux doctrines royalistes, de Boigne est un ardent partisan du gouvernement sarde. Victor-Emmanuel, roi de Sardaigne et duc de Savoie, lui octroie en 1816 le titre de comte, puis Charles-Félix le fait grand-croix de l'ordre des Saints-Maurice-et-Lazare[61]. Successivement en 1814 et 1816, il est nommé général[60].
Benoît de Boigne exerce de nombreuses activités durant les dernières années de sa vie. Il gère son immense fortune. Il fait l’acquisition de nombreuses propriétés aux alentours de Chambéry mais également dans le Genevois par l'intermédiaire de ses agents locaux, et dans l'ouest de l'actuel département de la Savoie[61] comme, en 1816 ou en 1817[62], le château de Lucey ou encore le château de La Mar. Il consacre beaucoup de son temps au développement de sa ville natale. Il est ainsi membre du conseil de la ville de Chambéry en 1816. Bien que n'exerçant plus d'activités militaires, il reçoit cependant le titre de lieutenant-général dans les armées du roi de Sardaigne, en 1822[61]. Le , Benoît de Boigne est élu membre de l'Académie des sciences, des belles-lettres et des arts de Savoie[6],[63]. Dès 1814 et jusqu'à sa mort, Benoît de Boigne fait de nombreuses donations à la ville de Chambéry afin que celle-ci puisse se développer sur les plans matériel, spirituel et social. Ces dons financent des fondations d'intérêt public ou religieuses, l'Assistance publique ainsi que des travaux publics et l'instruction publique[64]. Devenu un notable savoyard, il se penche sur la question de sa succession. De son second mariage avec Adèle d'Osmond, il n'a aucun enfant. Il prend alors la décision de faire venir son fils Charles-Alexandre issu de son premier mariage avec Hélène. Il fait légitimer et naturaliser son fils[61]. Le , Benoît de Boigne s'éteint à Chambéry, la ville qui l'avait vu naître. Il est inhumé dans l'église Saint-Pierre de Lémenc[61]. L'oraison funéraire de Benoît de Boigne est prononcée le dans l'église métropolitaine de Chambéry, au service solennel du général, célébré par les soins de l'administration de la ville, par M. le chanoine Vibert, pro-vicaire-général du diocèse, membre de la société royale académique de Savoie[65].
Né en Inde à Delhi en 1791, Charles-Alexandre est le fils de Benoît, enfant issu du premier mariage de son père, épouse Césarine Viallet de Montbel. Le mariage a lieu en 1816[61]. Le mariage a été encouragé par son père qui souhaite assurer sa succession. Son fils est marié avec une femme issue d'une grande famille de parlementaires savoyards ayant été anoblis par la suite. De ce mariage treize enfants voient le jour. Charles-Alexandre, éduqué en Angleterre, et ayant suivi un cursus juridique, n'exerce que des activités modestes auprès de la cour de Sardaigne. Il se consacre à la gestion de son héritage[66]. Il est assisté par Thomas Morand, un chargé d'affaires choisi par son père, notaire chambérien. Charles-Alexandre doit également se charger de la liquidation des fondations et donations faites par son père de son vivant. De 1837 à 1842, il est président de l'Académie de Savoie. Il décède le , transmettant le titre de comte à son fils Ernest[61]. Contrairement à son père, Ernest de Boigne exerce de hautes fonctions publiques. Né en 1829, il épouse Delphine de Sabran-Pontevès. Il est capitaine des sapeurs-pompiers de la ville de Chambéry. Cependant, très vite, il s'engage dans la vie politique[61]. Il est d'abord élu député au parlement sarde puis député au corps législatif en 1860. Il est par la suite réélu député (conservateur) à deux reprises en 1863 puis en 1869. Il est décoré durant sa vie d'homme politique de la Légion d'honneur. À la suite de la chute du Second Empire, il perd son mandat et ne parvient pas à le récupérer lors des élections de 1877. Toutefois, il continue de s'investir localement. Il devient notamment le maire de Lucey, petite commune savoyarde où sa famille dispose d'un important domaine. Il décède en 1895 à Buisson-Rond[61].
La fortune que laisse à son décès Benoît de Boigne est évaluée à 20 millions de francs de l'époque. De retour des Indes, le général comte utilise sa fortune pour financer de nombreuses œuvres de bienfaisance dans sa ville natale de Chambéry. Le comte fait donation, toutes sommes confondues, d'environ 3 484 850 francs[64].
Le comte de Boigne verse une rente perpétuelle de 6 500 livres à l'église métropolitaine de Chambéry pour, entre autres, la maîtrise. Il remet une seconde rente perpétuelle à la Compagnie des nobles Chevaliers-Tireurs-à-l'Arc. Celle-ci s'élève, quant à elle, à 1 250 livres[64].
De Boigne effectue de nombreux dons pour l'assistance publique, en particulier pour la fondation de plusieurs lits. Il en fonde trois, à l'Hôtel-Dieu, pour les malades pauvres, ce qui lui coûte 22 400 francs. Il fait, plus tard, une autre fondation de quatre lits à l'Hôtel-Dieu pour les voyageurs étrangers, pauvres et malades, de quelque religion ou nation qu'ils soient, pour une somme de 24 000 francs. Il acquitte les frais de construction de divers bâtiments à l'Hôtel-Dieu de Chambéry qui s'élevent à 63 000 francs[64]. Il dote le dépôt de mendicité de la ville d'une somme de 649 150 francs puis fonde l'Asile de la vieillesse ou maison de Saint-Benoît, ce qui lui coûte 900 000 francs. Il fait fondation d'une place pour les orphelins pour environ 7 300 francs et une autre fondation d'une succursale de dix lits, à la Charité, pour les maladies contagieuses non admises à l'Hôtel-Dieu. Le comte accorde une rente perpétuelle de 1 650 livres, soit environ 33 000 francs, pour des secours à distribuer chaque semaine, en linge blanc et en vivres, aux prisonniers pauvres. Il verse une rente perpétuelle pour les pauvres honteux de la ville, à distribuer à domicile et discrètement pour une somme de 1 200 livres, soit 24 000 francs. Enfin, il remet une rente perpétuelle de 1 200 livres aux pompiers de Chambéry, pour secours aux malades et blessés[64].
En matière de travaux publics, le comte de Boigne fait don de 30 000 francs pour la construction de l'église des Capucins, puis de 60 000 francs pour faire bâtir un théâtre. Par ailleurs, parmi ses nombreux dons, deux ont été importants. Le premier représente une somme de 320 000 francs pour divers travaux, la nue-propriété du domaine de Châtenay ainsi que d'autres valeurs. Le second don, d'un montant de 300 000 francs, était destiné à la démolition des cabornes de la rue couverte et à l'assainissement de la ville par l'ouverture d'une grande avenue transversale. Il verse également 30 000 francs pour la réparation de l'Hôtel de Ville et encore 5 000 francs pour le clocher de Barberaz[64].
En matière d'instruction publique, on peut compter, pour l'essentiel, quatre donations significatives. Il remet 270 000 francs pour la réorganisation du Collège royal de Chambéry, établissement où il avait été élève[64]. Il verse 1 000 livres de rente perpétuelle, soit 20 000 francs, à la Société royale académique de Chambéry, pour l'encouragement de l'agriculture, les arts et les lettres. Enfin, il verse deux rentes perpétuelles de 150 livres chacune, soit 3 000 francs, d'une part aux Frères des écoles chrétiennes, et d'autre part aux sœurs de Saint-Joseph, qui délivraient une instruction gratuite, les uns aux enfants défavorisés et les autres aux jeunes filles[64].
Plusieurs monuments et lieux ont été édifiés à Chambéry et aux environs, soit par Benoît de Boigne soit pour le commémorer.
La fontaine des éléphants - Après la mort de Benoît de Boigne en 1831, la ville de Chambéry décide d’élever un monument pour perpétuer le souvenir et les bienfaits de l’illustre personnage[68]. Le Conseil de ville porte son choix sur le projet du sculpteur grenoblois Victor Sappey, pour son originalité et son faible coût. Ce monument est inauguré le . Il est haut de 17,65 mètres. La fontaine présente dans son plan la croix de Savoie[68]. Quatre éléphants réunis par la croupe, réalisés en fonte de fer, jettent l’eau par la trompe dans un bassin de forme octogonale. Ils portent chacun une tour de combat surmontée d’un bas-relief ou d’une inscription. Au-dessus se trouvent une grande variété de trophées, des armes persanes, mogholes ou encore indoues. La grande colonne est symbolisée par un tronc de palmier, elle porte en son sommet la statue du général[69].
La rue de Boigne - Cette rue se trouve dans le centre-ville de Chambéry. Elle est bordée de portiques à la mode turinoise. Elle a été percée entre 1824 et 1830 grâce aux subsides du général-comte de Boigne. Cette artère, « percée en coup de sabre », apporte dans le Chambéry romantique d'alors une salutaire aération de l'espace urbain, malgré la disparition de bâtiments historiques sans doute du plus haut intérêt, comme les anciens hôtels de Buttet, la Chavanne et Lescheraine. Cette nouvelle voie devient très vite le centre mondain de la ville où s'installent les familles de notables, mais aussi les commerces de luxe, les salons de thé. La fontaine des éléphants trône dans la perspective de la rue de Boigne et du château des ducs de Savoie[58].
« Un lieu aussi commode devient bientôt le rendez-vous de tout ce qui s'ennuie et veut se distraire un jour de pluie ; il s'y établit des cafés, des boutiques de luxe, des cabinets littéraires, où l'on va passer une heure ou deux quand il fait une bise noire et qu'on s'ennuie chez soi... Il pleuvait aujourd'hui. J'ai passé toute ma journée sous les portiques de la belle rue (de Boigne) de Chambéry. Je pensais à la douce Italie »
— Stendhal dans les Mémoires d’un touriste, en 1837[70]
La maison de Boigne - Ce bâtiment, où se loge actuellement la mairie de la commune de Chanaz, est inscrite à l’inventaire des monuments historiques pour sa toiture, ses encadrements de fenêtres, ses cheminées et son escalier en pierre[71]. Cette maison porte le nom du comte car elle est une de ses anciennes propriétés.
La Maison de retraite Saint-Benoît fondée, le , par le général-comte de Boigne[72] fut autorisée successivement par lettres patentes de 1820 et 1830[73]. Toujours à Chambéry, dans le quartier du Laurier, depuis 2008, une plaque a été apposée sur la face pignon de la murette longeant la maison du handicap rue Sainte-Rose. La municipalité y a fait inscrire « Croix de mission de la Garatte (1802) restaurée par le comte de Boigne »[74]. Il existe aussi le « Collège de Boigne » à La Motte-Servolex dans le département de la Savoie ainsi que la « Place Benoît de Boigne » à Quincy-Voisins dans le département de Seine-et-Marne.
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