Le triomphe de la mort, de Pieter Bruegel l'Ancien

Littérature

François Cheng

Cinq méditations sur la mort, autrement dit sur la vie, 2013

Sur les chemins de l’existence, nous nous heurtons à deux mystères fondamentaux, celui de la beauté et celui du mal. La beauté est mystère parce que l’univers n’était pas obligé d’être beau. Or il se trouve qu’il l’est, et cela semble trahir un désir, un appel, une intentionnalité cachée qui ne peut laisser personne indifférent. Le mal est mystère également. Si le mal se présentait à nous sous la seule forme de quelques défauts ou ratages, dus à la difficile marche de la vie, nous l’aurions plus ou moins accepté. Mais, chez les hommes, il atteint un degré si radical qu’il frise l’absolu : quand l’ingéniosité humaine est au service du mal, sa cruauté ne connaît pas de limite. Et la technologie aidant, nous savons maintenant que l’œuvre du mal entreprise par l’homme peut détruire l’ordre de la vie même. Ces deux mystères, qui interfèrent avec notre conscience de la mort, se dressent devant nous comme des défis incontournables que nous avons à relever.

De l'âme, 2016

Et cela ne nous dispense absolument pas de relever le défi radical qui nous est lancé, plus que jamais d’actualité : dévisager le mal. Son œuvre fait irruption dans notre quotidien à travers les attentats, les guerres et la misère de tant d’êtres humains écrasés par la cupidité de quelques-uns. Nous devons solliciter toute la capacité de notre esprit pour analyser cette situation de chaos, sans jamais cesser de sonder la part d’abîme que porte l’âme humaine, afin de pouvoir l’extirper. Car il y a les instances du politique et de l’économie où nous devons défendre les droits de l’intelligence et de la justice, mais il y a aussi ce fond de l’âme humaine qu’ont scruté un Dante et à sa suite un Shakespeare, un Hugo, un Dostoïevski – et tant d’autres encore, notamment celles et ceux qui à l’image du Christ l’ont affronté au prix de leur vie. C’est seulement ainsi que la part de lumière de notre âme aura une chance d’émerger réellement.

Gilbert Keith Chesterton, L'homme qu'on appelait Jeudi, 1908

La mal est tellement mauvais qu'il est inimaginable que le bien soit autre chose qu'un accident. Le bien quant à lui est si bon qu'il vous rend certains d'être en mesure d'expliquer le mal.

Emil Cioran, Syllogismes de l'amertume, 1952

Notre mal étant le mal de l'histoire, de l'éclipse de l'histoire, force nous est de renchérir sur le mot de Valéry, d'en aggraver la portée : nous savons maintenant que la civilisation est mortelle, que nous galopons vers des horizons d'apoplexie, vers les miracles du pire, vers l'âge d'or de l'effroi.
  • Syllogismes de l'amertume (1952), Emil Cioran, éd. Gallimard, coll. « Folio, essais », 2012, p. 64

Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres, 1899

Un soir que j'entrais avec une bougie je fus saisi de l'entendre dire d'une voix un peu tremblée, « je suis là couché dans le noir à attendre la mort. » La lumière était à un pied de ses yeux. je me forçais à murmurer, « bah, des bêtises ! » debout au-dessus de lui, comme pétrifié.

De comparable au changement qui altéra ses traits, je n'avais jamais rien vu, et j'espère ne rien revoir. Oh, je n'étais pas ému. J'étais fasciné. C'était comme si un voile se fût déchiré. Je vis sur cette figure d'ivoire une expression de sombre orgueil, de puissance sans pitié, de terreur abjecte — de désespoir intense et sans rémission. Revivait-il sa vie dans tous les détails du désir, de la tentation, de l'abandon pendant ce moment suprême de connaissance absolue ? Il eut par deux fois un cri qui n'était qu'un souffle.

« Horreur ! Horreur ! »

Irène Némirovsky, Les Feux de l'automne, 1957

Voilà, songeait Bernard : ils ont vulgarisé le mal qui, autrefois, était l'apanage d'une petite société restreinte et qui, par cela même, ne pouvait être trop nuisible. Ils ont démocratisé le vice et standardisé la corruption. Tout le monde est devenu malin, jouisseur, profiteur. Alors… Embouteillage dont les coupables ont pâti comme les autres. Il y a une sorte d'ironie et amère justice dans tous ces événements. Ironique et terrible, pensa-t-il encore.

Amélie Nothomb, Les Catilinaires, 1995

Le mal, lui, s’apparente à un gaz : il n’est pas facile à voir, mais il est repérable à l’odeur. Il est le plus souvent stagnant, réparti en nappe étouffante ; on le croit d’abord inoffensif à cause de son aspect — et puis on le voit à l’œuvre, on se rend compte du terrain qu’il a gagné, du travail qu’il a accompli — et on est terrassé parce que, à ce moment-là, il est déjà trop tard. Le gaz, ça ne s’expulse pas.

Jean d'Ormesson

Guide des égarés, 2016

Le mal est une trouvaille de génie qui n'appartient qu'aux hommes. Il est une invention et un prolongement de la pensée.

C'était bien, 2005

À mesure que la science tranche les faces de Gorgone, de nouvelles têtes poussent à l'hydre pour poursuivre le travail et répandre la terreur. Aucun d'entre nous n'est à l'abri du mal qui frappe à coups redoublés. Ce mal — dont le christianisme nous parle avec génie sous les espèces du péché originel et, d'une certaine façon, de l'Incarnation, sacrifice inversé et suprême, offert non plus par les hommes à Dieu mais par Dieu aux hommes pour racheter le mal de l'histoire — ne peut ni s'effacer ni triompher.

Jean-Christophe Rufin, Rouge Brésil, 2001

La vérité est que l'homme déchu est souillé d'une proportion variable de péché. Certains sont encore perfectibles mais d'autres sont au-delà du rachat. Ils incarnent le mal, voilà tout.

Philosophie

Hannah Arendt, responsabilité et jugement, 2003

Politiquement, la faiblesse de l'argument du moindre mal a toujours été que ceux qui choisissent le moindre mal oublient très vite qu'ils ont choisi le mal.
  • responsabilité et jugement, Arendt Hannah, éd. petite bibliothèque Payot, 2003, p. 79
Pour les êtres humains, penser au passé veut dire se mouvoir dans la dimension de la profondeur, poser des racines et ainsi se stabiliser, afin de ne pas se laisser balayer par ce qui peut se produire — le Zeitgeist, l'Histoire ou la simple tentation. Le pire mal n'est pas radical , il n'a pas de racines, et parce qu'il n'a pas de racines, il n'a pas de limites; il peut atteindre des extrêmes impensables et se répandre dans le monde tout entier.
  • responsabilité et jugement (2003), Arendt Hannah, éd. petite bibliothèque Payot, 2010, p. 143

Friedrich Nietzsche, L’Antéchrist, 1888

J'appelle dépravé tout animal, toute espèce, tout individu qui perd ses instincts, qui choisit, qui préfère ce qui lui fait mal.

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