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travaux en sciences et ingénierie de Léonard de Vinci De Wikipédia, l'encyclopédie libre
La science et l'ingénierie sont deux domaines, au-delà des arts plastiques, dans lesquels Léonard de Vinci s’est illustré à travers des recherches et dessins et dont témoignent ses carnets et projets de traités.
Si sa motivation première est artistique — avec la représentation la plus juste possible des corps, de la nature, de l'ombre et de la lumière, ou encore des proportions —, il est entraîné dès les années 1480 dans des études aux directions variées, faisant de lui l'archétype des ingénieurs-artistes polymathes de la Renaissance : anatomie humaine et comparée, mathématiques et particulièrement géométrie, botanique et géologie, optique et astronomie, architecture, urbanisme et cartographie, machines de guerre ou volantes, ingénierie, mécanique générale ainsi qu'hydraulique.
Participant à la Renaissance italienne, Léonard de Vinci se situe à ce moment charnière où les savants perçoivent, sans pour autant parvenir à les dépasser, les limites des théories scientifiques et l'inefficience des technologies contemporaines, héritées de l'Antiquité et encore ancrées dans le Moyen Âge. Se revendiquant scientifique et surtout ingénieur, il ne bénéficie cependant que d'une formation sommaire, puisqu'il ne fréquente que deux ans une école pour futurs commerçants. Il est ensuite intégré au sein de l'atelier d'Andrea del Verrocchio, lui-même artiste polymathe, qui lui fait découvrir la peinture et la sculpture et l'initie également aux techniques permettant de les mettre en œuvre, comme la fonderie, la métallurgie ou l'ingénierie. En outre, l'importance et l'intensité de son travail dans chacun des domaines envisagés le conduisent presque invariablement à envisager la création d'un traité. Néanmoins, pas un seul n'est mené à son terme du fait de sa tendance à l'inachèvement.
Diversement reconnu par ses contemporains, son parcours scientifique et d'ingénieur n'est que tardivement redécouvert au tournant des XVIIIe et XIXe siècles. D'abord considérée comme celle d'un génie absolu, inégalée et isolée parmi ses contemporains, la figure de Léonard est, au mitan du XXe siècle, fortement remise en question. Ses limites sont dès lors mises en avant, en particulier ses bagages théoriques, du fait de ne pas avoir fréquenté les universités, et notionnels, par méconnaissance du grec et du latin alors porteurs du vocabulaire technique et scientifique. Pour autant, Léonard de Vinci est, à l'orée du XXIe siècle, replacé dans son contexte : il est désormais considéré comme un savant de son temps, héritier des connaissances et des croyances médiévales, et dont le travail bénéficie des avancées de contemporains comme celles de Filippo Brunelleschi, Giuliano da Sangallo ou Francesco di Giorgio Martini.
Bien que ses apports soient relativisés, les historiens des sciences lui reconnaissent d'avoir introduit l'utilisation du dessin technique en tant que support de mémoire et pédagogique, d'avoir poussé à leur perfection les techniques de représentations et de les avoir appliquées à tout sujet technologique. De même, son travail se distingue par son caractère systématique et par une attention aussi aiguë pour le détail que pour l'ensemble. Enfin, ses recherches se singularisent de ses contemporains par un souci de rentabilisation économique du travail par la recherche systématique de l'automatisation des mécanismes.
À la Renaissance, les sciences et techniques sont en crise. Même si elles se situent en continuation des avancées scientifiques et techniques médiévales, elles-mêmes héritées de la tradition grecque antique puis arabe et de la technologie de la Rome antique, les scientifiques et ingénieurs du XVe siècle en perçoivent néanmoins les limites : des méthodes d'enseignement universitaires marquées par la passivité des enseignants et des étudiants[1] ; des théories scientifiques contredites par des découvertes, tel le modèle de la science physique aristotélicienne[2] ; une démarche scientifique ni théorisée ni fixée[3]. De même, dans l'ingénierie, la méthodologie compartimente encore la théorie et la pratique ; de plus, les techniciens ne représentent que très peu leurs recherches graphiquement — se bornant souvent à produire des schémas sommaires[4] — et, comme dans les manuscrits grecs puis arabes du XIIe siècle, donnent la prépondérance à la description écrite[5].
Or, la Renaissance voit émerger un questionnement sur cette démarche scientifique et technique auquel répondront les scientifiques et techniciens du siècle suivant, permettant ainsi la Révolution scientifique du XVIIe siècle : décloisonnement du savoir pratique et savoir théorique, méthodologie renouvelée[3], élaboration d'un « langage scientifique » adapté[6], etc. De fait, les scientifiques et techniciens de la Renaissance restent attachés aux théories antérieures et pratiques issues de l'antiquité gréco-romaine et du Moyen Âge arabe : s'ils réalisent que certaines théories sont erronées, ils ne parviennent pas à les réformer, faute d'un ensemble scientifique construit et cohérent ; tout au plus font-ils émerger des principes que seuls leurs suiveurs sauront exploiter pour en bâtir de nouvelles[7].
Évoluant dans ce cadre, Léonard de Vinci se définit lui-même et agit comme artiste, ingénieur, architecte et scientifique[8]. Mais il n'est pas le seul « artiste universel » de son époque. Sont ainsi notamment connus parmi ses plus célèbres devanciers Guido da Vigevano (vers 1280 - après 1349), Konrad Kyeser (1366 - après 1405), Jacomo Fontana (dit « Giovanni ») (1393-1455), Filippo Brunelleschi (1377 - 1446), Mariano di Jacopo (dit « Taccola » qui s'autoproclame « l'Archimède siennois ») (1382 - vers 1453)[9] et parmi ses contemporains Bonaccorso Ghiberti (1451 - 1516), Giuliano da Sangallo (1445 - 1516)[10] et surtout le peintre, sculpteur, architecte pour bâtiments civils, militaires et religieux, urbaniste, mécanicien et ingénieur militaire siennois Francesco di Giorgio Martini (1439 - 1501)[11]. Cette effervescence dans la péninsule italienne fait que les scientifiques et ingénieurs italiens bénéficient d'un grand prestige dans les autres pays européens : c'est ainsi que le roi François Ier, et avant lui les Français de pouvoir en Italie, s'attachent à les faire venir auprès d'eux[12].
Après deux années passées dans une scuola d’abaco (une « école d'arithmétique ») délivrant des notions de base de mathématiques et de lecture[13], Léonard de Vinci entre vers 1464 à l'âge d'environ 12 ans en apprentissage dans la bottega (l'atelier) d'Andrea del Verrocchio. Il s'agit des deux seules formes de scolarité que suit le jeune homme[14]. Son apprentissage se fait dans le cadre d'un atelier polymathe[15] : son intérêt pour le domaine technologique apparaît dans des notes contemporaines de la commande en 1468 et de la pose en 1472 de la boule de bronze de près de 2 tonnes commandée à Verrocchio et destinée à orner le sommet de la coupole de la cathédrale Santa Maria del Fiore à Florence[16]. C'est peut-être à cette occasion que, en tant qu'apprenti de Verrocchio, il peut observer les engins de levage inventés par Filippo Brunelleschi, dont il reprendra plus tard les plans[10]. Ses premiers dessins à visée technique remontent à 1475[17] et ses premiers travaux scientifiques commencent dès les années 1480[18].
En 1482, Léonard de Vinci quitte Florence et entre au service de Ludovic Sforza, qui dirige le duché de Milan[19]. Dans une lettre adressée à ce dernier, il se présente comme ingénieur capable de construire des ponts, des armes nouvelles destinées à prendre des places fortes, des véhicules blindés et des aqueducs[20].
Vers 1485-1490, il dessine une des premières études d'anatomie : il s'agit d'un schéma représentant les principaux organes et vaisseaux sanguins alors qu'il n'a jamais disséqué de cadavre[21]. En , il prépare l'écriture d'un ouvrage sur l'anatomie humaine qu'il intitulerait De la figure humaine dans lequel il se propose d'étudier les différentes proportions du corps humain[22]. C'est ainsi qu'il dessine en 1491 l'Homme de Vitruve sur base des écrits de l'architecte et écrivain romain Vitruve[23].
À cette même période, Léonard se consacre à des études technico-scientifiques, qu'elles concernent la mécanique (horloges et métiers à tisser)[24] ou les mathématiques (arithmétique et géométrie)[25], qu'il note scrupuleusement dans ses carnets, certainement afin d'en tirer des traités systématiques[26].
En , il participe à un concours pour la construction de la tour-lanterne de la cathédrale de Milan et y présente une maquette courant -. Son projet n'est pas retenu, mais il semble qu'une partie de ses idées ait été reprise par le vainqueur du concours, Francesco di Giorgio Martini[27]. Les études afférentes à ce travail constituent les recherches les plus approfondies et les plus complètes que Léonard propose au cours de sa carrière[28]. De fait, la moitié de sa production de dessins architecturaux est faite entre 1487 et 1490. Il délaisse ensuite le sujet pour de longues années[29]. Dans les années 1490, il devient avec Bramante et Gian Giacomo Dolcebuono un ingénieur urbaniste et architectural de premier plan[30]. De fait, les archives lombardes lui accolent volontiers le titre d'« ingeniarius ducalis »[31].
En 1496, il fait la rencontre du mathématicien Luca Pacioli qui devient dès lors son ami ainsi que son guide dans le domaine. En 1498, il illustre de polyèdres l'ouvrage de ce dernier, le De divina proportione[32].
En 1499, à la suite de la conquête de Milan par les troupes françaises, Léonard de Vinci quitte la ville pour se rendre dans plusieurs régions italiennes successives[33]. Durant cette période, ses travaux en anatomie se raréfient pour des raisons qui demeurent inconnues[34].
S'il ne reste que peu de temps à Venise — puisqu'il en part dès avril 1500 —, il y est employé comme architecte et ingénieur militaire pour préparer la défense de la ville qui craint une invasion ottomane[35]. Paradoxalement, il propose, deux ans plus tard, ses services d'architecte au sultan turc, Soliman le Magnifique, qui n'y donne pas suite[36].
En 1503, il retourne à Florence dont la république est restaurée depuis peu[37]. Il y reçoit rapidement commande d'une fresque dans la salle du Grand Conseil du Palazzo Vecchio, La Bataille d'Anghiari : la monumentalité de l'œuvre et la multiplicité de ses figures le poussent à reprendre ses études sur l'anatomie, se concentrant sur la musculature superficielle de l'homme[38]. Cependant, il s'intéresse au sujet indépendamment de cette fresque[39] : c'est très certainement aussi sous l’influence du travail de Michel-Ange, et en particulier son David, qu'il intensifie ses études[40]. Il procède à des dissections à l'hôpital Santa Maria Nuova où il travaille notamment sur les ventricules cérébraux et améliore sa technique de dissection, de démonstration anatomique et sa figuration des différents plans des organes. Il projette même de publier ses manuscrits anatomiques en . Mais, comme pour la majorité de son œuvre, il n'ira pas jusqu'au bout[41].
En 1506, Léonard de Vinci quitte Florence pour s'établir de nouveau à Milan, où il est accueilli par le gouverneur local et lieutenant général du roi de France, Charles d'Amboise. À ce titre, celui-ci représente l'autorité civile et militaire en Lombardie qui appelle à lui des experts en architecture militaire comme Léonard de Vinci[42]. Après plus de 15 ans de pause sans véritables réflexions sur le domaine, il se consacre de nouveau à l'architecture. Néanmoins, son intérêt reflue les années suivantes[29].
À partir de 1508, il ne se consacre qu'à la science et semble ne plus entamer de nouveau tableau, se contentant de retoucher ceux qu'il a laissés inachevés[18]. Ainsi, vers , stimulé par sa rencontre puis sa collaboration avec le professeur de médecine lombard Marcantonio della Torre, il poursuit ses études sur l’anatomie humaine[43] : reprenant les dissections, il étudie notamment l'appareil urogénital, le développement du fœtus humain, la circulation sanguine[44] et découvre les premiers indices du processus d’arthérosclérose[45]. Ses pratiques de dissection sont devenues si courantes qu'il est tout à fait capable de déceler des pathologies des personnes dont il étudie le cadavre. Sa réputation est telle qu'il est laissé libre par les autorités de pratiquer cette activité[46]. Pour ce faire, il fait de nombreux aller-retours à l’hôpital Santa Maria Nuova de Florence où il jouit du soutien des médecins[47].
Au retour de ses campagnes militaires en , Louis XII le fait ordonnateur des fêtes données dans la capitale lombarde[48]. Léonard analyse les effets de contraste qu'offre la lumière sur les objets. Il est également employé comme architecte et ingénieur hydrologue dans la construction d'un système d'irrigation locale[49],[50].
L'hiver 1510-1511 constitue un tournant dans ses recherches sur l'anatomie humaine puisqu'il se consacre exclusivement à l'étude du squelette et des muscles, s'intéressant à « la mécanique du corps humain […] au détriment des considérations biochimiques »[51]. Durant l'année , il est hébergé non loin de Milan, à Vaprio d'Adda, dans la « Villa Melzi », la propriété familiale des parents de son élève Francesco Melzi. Faute de corps humains, il dissèque des animaux et termine un précis de géologie (rassemblé dans le Codex Leicester)[52].
En 1514, Léonard de Vinci est appelé par le pape Léon X à travailler à Rome. Le séjour est source de frustrations pour lui aussi bien dans le domaine artistique que scientifique[53]. Ces années romaines sont plutôt improductives dans tous les domaines scientifiques et techniques[54]. Néanmoins, il s'intéresse aux mathématiques, à l'astronomie et aux miroirs concaves et leurs possibilités de concentration de la lumière afin de produire de la chaleur. Comme il est compétent dans les sciences de l'ingénierie et de l'hydraulique, il est engagé, en ou en , dans un projet d’assèchement des marais pontins situés à 80 kilomètres au sud-est de Rome, commandé par Léon X à son frère Julien de Médicis[53]. Enfin, en anatomie, il parfait ses recherches sur le cœur en parvenant à disséquer trois corps humains. Cette activité est certes tolérée, mais elle semble causer un certain émoi dans le milieu de la cour et Léonard est vite découragé dans la poursuite de cette activité[53],[55].
En 1516, à la mort de Julien de Médicis, Léonard de Vinci accepte l'invitation du roi de France à se rendre à sa cour[56]. Rien n'indique qu'il y ait continué ses recherches en anatomie[57] ; en revanche son intérêt pour l'architecture y retrouve une certaine vigueur[29],[58] : c'est ainsi qu'il est consulté en tant qu'architecte pour la création du château de Chambord — au sein duquel se trouve ce qui semble être sa création ou au moins inspiré de ses croquis, l'escalier à double révolution[59] ; en tant qu'urbaniste pour l'édification d'un nouveau château à Romorantin qui ne verra pas le jour[60] ; et en tant qu'ingénieur hydraulicien sur un projet de canal reliant la Loire et la Sauldre[61]. Néanmoins, âgé et partiellement paralysé[62], il semble qu'il mette de côté aussi bien ses productions artistiques que ses recherches scientifiques et techniques[62], le roi se satisfaisant, semble-t-il, de sa présence prestigieuse à sa cour[62] : tout au plus assure-t-il la création technique lors de festivités tel un lion automate pour le roi à l'occasion du baptême du Dauphin en [63].
Léonard de Vinci entre vers 1464 à l'âge d'environ 12 ans en apprentissage dans l'atelier d'Andrea del Verrocchio[14]. Artiste renommé, son maître est un polymathe : orfèvre et forgeron de formation, il est peintre, sculpteur et fondeur mais aussi architecte et ingénieur ; en outre, dans son atelier, on disserte de mathématiques, d'anatomie, d'antiquités, de musique et de philosophie[64]. De fait, les commandes qu'il reçoit sont l'occasion d'acquérir des notions d'ingénierie et de machinerie[65], de mécanique, de métallurgie et de physique[66]. Léonard reçoit donc une formation multidisciplinaire qui réunit l'art, la science et la technique et où sont couramment alliées les techniques de dessin et de gravure avec l’étude de l’anatomie superficielle et la mécanique[15].
C'est ainsi que ses projets de traités sont souvent transdisciplinaires : s'il désire écrire un traité sur l'eau, celle-ci est envisagée sous toutes ses manifestations ; de plus, ne s'arrête-t-il pas au simple savoir des ingénieurs mais désire y ajouter des réflexions théoriques issues des sciences mathématiques et de la philosophie. Cette démarche issue de sa formation autodidacte et pluridisciplinaire le distingue alors des ingénieurs qui lui sont contemporains[42].
Léonard de Vinci n'a pas de formation universitaire car il appartient à une catégorie sociale intermédiaire : il ne peut fréquenter une de ces écoles latines dans lesquelles est dispensé l'enseignement des humanités classiques. De fait, il suit une scolarité basique dans une école destinée aux futurs commerçants et donc dispensant un savoir strictement utile à leur futur métier[67]. À l'âge de dix ans, il entre ainsi dans une scuola d’abaco[N 1] où il apprend des rudiments de lecture, d'écriture et surtout d'arithmétique avant d'être envoyé en apprentissage à l'âge de 12 ans dans l'atelier de Verrocchio[13]. Il n'étudie donc ni le grec ni le latin qui, en tant que supports exclusifs à la science, sont pourtant essentiels à l'acquisition des connaissances théoriques scientifiques et surtout sont supports d'un vocabulaire stable et spécifique : il n'apprendra que le latin — et encore, imparfaitement — en autodidacte et seulement à l'âge de 40 ans[68]. Les chercheurs décrivent donc un modeste savoir académique : « Il apprit à lire et à écrire, mais ses connaissances en arithmétique restèrent médiocres, et s'il tenta d'acquérir, à l'âge adulte, quelques rudiments de latin, jamais il ne posséda la langue employée de son temps par la plupart des écrivains scientifiques »[69]. Léonard, conscient de ses lacunes, cherche alors à « contourner les sources livresques du savoir[70]. »
Même s'il se définit comme un « homme sans lettres », Léonard montre dans ses écrits colère et incompréhension devant le mépris dont il fait l'objet par les docteurs en raison de son absence de formation universitaire[26]. En réaction, Léonard devient libre penseur et adversaire de la pensée traditionnelle ; cette éducation lacunaire restera pourtant sa vie durant un sujet sensible : face aux attaques du monde intellectuel, il se présente plutôt volontiers comme un disciple de l’expérience et de l’expérimentation[71]. Ainsi, dans ses carnets, de nombreuses notes éclairent ces aspects de sa biographie[N 2] :
« Je me rends bien compte que, du fait que je ne suis pas un lettré, certains présomptueux croiront pouvoir me blâmer en alléguant que je suis un ignorant. Stupide engeance ! […] mes sujets, pour être exposés, requièrent l’expérience plus que les paroles d’autrui. Et l’expérience ayant été la maîtresse de ceux qui écrivent bien, je la choisis pour maîtresse, et en tout cas, ferai appel à elle. »
— Léonard de vinci, Codex Atlanticus, 327 v.[77]
Son absence de formation universitaire est paradoxalement ce qui le libère des connaissances et méthodes figées de son temps. C'est ainsi qu'il réalise une vraie synthèse entre le savoir théorique de son temps et les observations issues de la pratique de l'ingénieur[78]. De fait, la science de Léonard est fondée sur sa puissance d'observation[79].
Il est difficile de déterminer les causes profondes de l'insatiable curiosité intellectuelle de Léonard de Vinci[81].
Le psychanalyste Sigmund Freud s'est penché sur la question : en 1910, dans Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci (en allemand : Eine Kindheitserinnerung des Leonardo da Vinci), il mobilise à son propos les concepts de « sublimation » et de « narcissisme »[82],[N 3]. De l'aveu même de Freud, sa définition de la « sublimation » est certes marquée d'incomplétude du point de vue métapsychologique : toutefois, si elle reste « beaucoup débattue du temps de Freud et par la suite, cette notion n'a pas connu de modifications en profondeur » depuis, en dépit d'apports théoriques successifs à ce que Sophie de Mijolla-Mellor considère plutôt comme un « concept organisateur »[86]. Freud émet l'hypothèse que Léonard a fortement refoulé sa sexualité infantile : ses pulsions sexuelles ont alors dévié de leur but sexuel immédiat pour se mettre à la disposition d'activités culturelles socialement valorisées ; mécanisme-même de la sublimation : « Un tel homme ferait donc par exemple de l’investigation avec le dévouement passionné dont un autre dote son amour, et il pourrait faire de l’investigation au lieu d’aimer »[87]. D'après Jean-Michel Quinodoz, avec un tel refoulement, la libido se transforme en désir insatiable de savoir, transfiguration des thèmes sexuels[88]. C'est au premier chapitre d'Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci, où, selon S. de Mijolla-Mellor, il traite de la passion de l'investigation, de ses origines infantiles et de ses inconvénients au niveau relationnel (social, vie amoureuse), que Freud oppose l'inhibition (soit une « lenteur de réalisation ») dans l'activité picturale et « l'investissement démesuré pour la recherche »[80]. Il définit « trois destins de l'investigation intellectuelle infantile : inhibition, obsessionnalisation, sublimation »[80], et il écrit : « La libido se soustrait au refoulement, elle se sublime dès l'origine en curiosité intellectuelle »[80],[N 4].
De façon plus immédiate, outre la polymathie et la transdisciplinarité au sein desquelles Léonard de Vinci évolue[64], il semble bien que son travail artistique serait à l'origine de son besoin de connaissance. Au premier rang de celui-ci se trouve la nécessité de connaître le corps humain : dans ses Commentaires, le peintre et sculpteur florentin Lorenzo Ghiberti n'écrit-il pas vers 1450 que pour parfaire ses portraits le peintre doit « avoir vu des dissections » et que « le sculpteur voulant composer la statua virile sache combien d'os il y a dans le corps humain et connaisse les muscles et tous les nerfs et connexions qui sont dans le corps de l'homme »[89] ? À cette injonction que Léonard pourrait connaître, et en tout cas qui est dans l'air du temps, celui-ci répond : « Peintre, tu devrais savoir que tu ne peux pas être bon si tu n'es pas un maître assez universel pour imiter avec ton art toute sorte de forme naturelle »[90]. Puis, poussant plus avant, il souhaite produire un Traité de la peinture où il irait plus loin que les ouvrages similaires d'autres théoriciens : loin de se limiter aux principes les plus apparents permettant « d'imiter la nature », il cherche à « exposer les fondements scientifiques et théoriques de la peinture ». Par exemple, comment restituer la perspective ? Et comment rendre les ombres et les couleurs ? Mais aussi, quelles sont les causes sous-jacentes aux simples apparences que ces premières questions soulèvent ? Dès lors, il ne peut que s'intéresser aux questions ayant trait à la biologie, à la physique ou encore aux mathématiques[69].
Léonard se définit comme un « homme de la praxis », c'est-à-dire de la pratique, de l'élaboration concrète : il ne propose pas de théories mais construit et utilise la science comme l'outil permettant d'arriver à ce résultat. De fait, « la rigueur du raisonnement lui importe moins que l'efficacité du résultat ». Il agit ainsi dans la logique de sa formation d'atelier chez Verrocchio[91]. En conséquence, les dessins techniques de ses journaux constituent surtout autant de notes en images des idées qui s'élaborent et ils témoignent du processus de construction et d'évolution de ces idées et de son raisonnement[92].
Léonard de Vinci vise avant tout à obtenir des « connaissances générales applicables dans tous les cas, qui permettent de trouver la solution adéquate à chaque problème »[93]. Pour cela, il procède d'abord et la plupart du temps par l'analogie, celle-ci constituant le point de départ d'hypothèses d'interprétation et non comme preuve à valeur démonstrative. Cette méthode de travail se retrouve par exemple dans son travail sur le vol des oiseaux où il compare le déplacement dans l'air à celui dans l'eau, tous deux étant des fluides[94]. Son travail consiste alors « dans la recherche de données chiffrées », ces données ne pouvant « être obtenues que par une série d'expériences » : c'est ainsi que dans ses études architecturales, il procède par calculs et utilisation de formules mathématiques afin, par exemple, d'estimer les capacités de résistance des matériaux utilisés dans la construction[93].
Cette méthodologie est cependant en évolution : s'il ne cherche pas à théoriser dans une première partie de sa carrière, il le fait à la fin de sa vie. Ainsi élabore-t-il une théorie des « quatre puissances de la nature » (mouvement, poids, force et percussion) qui seraient à l'origine de tous les phénomènes physiques : il imagine alors une série d'expériences destinées à prouver sa théorie[95],[96].
Malgré les recherches modernes visant à revoir à la baisse le caractère novateur et isolé du travail de Léonard de Vinci, les historiens des sciences lui reconnaissent plusieurs apports. Un des plus importants est son utilisation du dessin technique en tant que support de mémoire et pédagogique[97]. Il est en effet l'un des premiers ingénieurs à déployer des techniques aussi précises et pointues de représentation graphique de ses idées[92]. En outre, à cette époque où le premier moyen de transmission demeure l'oralité[98], il confère au dessin technique une valeur aussi grande que le texte descriptif[99]. De fait, il possède des capacités exceptionnelles de dessinateur, en plus de sa grandes capacité de perception de la globalité de son sujet d'étude et de son style littéraire précis : cela ressort particulièrement dans ses études d'anatomie qui comptent ainsi « parmi les plus pointues jamais réalisées »[18]. Or il applique les techniques de représentations anatomiques à tout sujet technologique[24] selon une démarche que Daniel Arasse qualifie d'« anatomique » : il systématise l'association de différentes techniques avec des plans sous forme éclatée, en tournant autour de son sujet selon plusieurs points de vue. Il est le seul parmi ses devanciers et contemporains à le faire[99]. De fait, la puissance visuelle de son dessin est à la base de la force de persuasion qu'il est capable de déployer aussi bien auprès de ses pairs que de futurs commanditaires[100]. Autre différence avec ses contemporains, le dessin technique de Léonard de Vinci relève de l'épure, ce qui est alors tout à fait nouveau et préfigure le dessin industriel tel qu'il est encore utilisé aujourd'hui. Il se construit notamment grâce aux techniques artistiques de la perspective ou le rendu de l'ombre : en comparaison, Daniel Arasse trouve que les dessins d'ingénieurs renommés comme Francesco di Giorgio Martini « font preuve d'une gaucherie certaine »[101]. Finalement, il produit des études graphiques — croquis et notes — mêlant expériences, observations réelles et réflexions savantes comme cela est particulièrement visible lors de ses recherches liées à la distribution équitable de l'eau aux particuliers et leur paiement des impôts en conséquence. Une telle utilisation du dessin technique est unique parmi les ingénieurs contemporains de Léonard[42].
Autre apport de Léonard de Vinci dans le domaine scientifique et technique, le caractère systématique de ses recherches[102] : traduisant ses réflexions, ses dessins techniques et ses descriptions témoignent d'une attention aussi aiguë pour le détail qu'à l'ensemble de son objet. Il considère en effet que chaque détail doit être étudié pour pouvoir rendre compte de son fonctionnement interne ; à l'inverse, la globalité du projet doit être considérée pour estimer la pertinence de l'agencement de ses parties. Sa méthodologie propose donc autant d'allers-retours pour obtenir l'étude la plus complète possible[99]. De fait, Bertrand Gille — pourtant critique d'une vision idéalisée du travail de Léonard — reconnaît au maître « un besoin de rationaliser que l'on ignorait jusqu'alors chez les techniciens » et décrit Léonard comme « un ingénieur qui ne se soucie que d'efficacité et qui ne trouve dans l'effort qu'il a fait qu'un moyen de puissance sur le monde matériel »[103].
Le travail de Léonard présente une autre originalité due à son absence de formation universitaire : voilà qui le libère des connaissances et méthodes qui lui sont contemporaines[78]. Il présente une réelle capacité à contredire les théories de son temps : ainsi présente-t-il des intuitions qui ne seront reformulées puis validées que plusieurs siècles plus tard, comme son hypothèse de la formation des fossiles, remarquable d'exactitude, en contradiction avec les explications de son temps liées à la littérature biblique ou à l'alchimie[104]. Bien plus, la nouveauté de ses travaux techniques tient certainement au fait qu'elles ne sont pas explorées par ses contemporains car considérées alors comme inutiles. Au nombre d'entre elles, se compte ainsi la « rentabilisation économique du travail grâce à l'automatisation des opérations mécaniques de production » que poursuit le maître, or une telle recherche de rentabilisation ne fait alors pas partie des centres d'intérêt de la société compte tenu de la relation au travail et des relations sociales[105].
Au tournant des xxe et xxie siècles, des chercheurs relativisent toutefois la portée des travaux de Léonard de Vinci en tant qu'homme universel, ingénieur et scientifique[106].
La première difficulté que Léonard rencontre est liée à la faiblesse de son bagage théorique. Cela se ressent notamment dans la maîtrise des notions complexes mathématiques[107], lui qui n'a reçu qu'une formation basique dans le domaine — les notions d'arithmétique qui sont dispensées dans la scuola d’abaco qu'il fréquente deux ans durant son adolescence étant destinées à de résoudre la plupart des problèmes simples et concrets que peut rencontrer un marchand dans son activité commerciale[13] ; or il s'agit précisément du domaine qu'il entend investir, considérant que les mathématiques — et notamment la géométrie — sont au centre de toute réalité concrète[108]. À terme, ce sera seulement par la fréquentation de mathématiciens reconnus de son temps qu'il progressera en la matière, compensant quelque peu ses lacunes initiales[109]. Il use d'une stratégie identique dans d'autres domaines comme l'anatomie : il ne parvient à conduire ses dissections et ses observations que grâce à l'aide de médecins, notamment Marcantonio della Torre qu'il rencontre à l'université de Pavie vers 1509 et avec qui il travaille au cours de l'hiver 1510-1511[110], mais aussi Paul Jove qu'il rencontre certainement à Rome entre 1513 et 1516[111].
Autre conséquence de n'avoir pas suivi d'études supérieures, Léonard ne possède pas de vocabulaire technique fixe, précis et adapté, lui faisant perdre autant de concepts et donc limitant certains de ses raisonnements. N'écrit-il pas obscurément, faute de vocabulaire adapté, « Une masse entière d'eau présente en ses largeur, profondeur et hauteur une innombrable variété de mouvements, ainsi que le montre l'eau modérément turbulente où bouillonnements et vorticules apparaissent constamment avec divers tourbillons formés par l'eau plus turbide qui du fond monte à la surface »[112] ? De plus, son absence de maîtrise du latin lui interdit un accès direct aux ouvrages scientifiques, ceux-ci étant pour la plupart écrits dans cette langue : il doit alors être aidé par un intermédiaire pour s'en faire traduire les idées[113]. Néanmoins, reconnaissant cette limite dans l'accès à la langue latine, Léonard, vers la fin de sa vie, déclare passer outre et revendique posséder suffisamment de vocabulaire en langue vernaculaire pour pouvoir se passer de la première : « Je dispose dans ma langue maternelle d'un si grand nombre de mots, que je devrais déplorer mon manque de parfaite compréhension des choses, plutôt que d'un manque d'un vocabulaire nécessaire pour exprimer les concepts de mon esprit »[114].
Son absence de formation universitaire se ressent enfin dans l'absence de toute méthodologie structurée et cohérente qui serait conduite de bout en bout. D'où ses allers-retours incessants, ses digressions, ses élucubrations, ses oublis dans ses recherches qui les font décrire comme étant « extrêmement brouillonnes » par les observateurs — même si cela est parfois fertile d'intuitions qui seront précurseuses mais la plupart du temps inachevées[3]. Par ailleurs, cette absence de régularité méthodologique est corrélée avec une difficulté à choisir entre une approche systématique de son sujet d'étude et une approche empirique : peut-être est-ce lié à ses difficultés à s'exprimer de manière théorique[42] ? Or c'est notamment grâce à la fréquentation avec della Torre qu'en anatomie, il parvient à trouver le juste équilibre qui lui manquait auparavant entre la description du détail et la vision d'ensemble de son sujet d'étude[110].
Homme de son temps, Léonard de Vinci reprend à son compte l'héritage antique, médiéval et de ses devanciers ingénieurs et scientifiques du Quattrocento[17]. Ainsi, ses premières observations anatomiques sont héritées du passé reposant « sur un mélange de croyances traditionnelles, héritées souvent de l'Antiquité, d'observations lors de ses dissections d'animaux, d'analyses des proportions et de spéculation pure » : c'est le cas de la vue en coupe de l'Accouplement d'hémicorps masculin et féminin (RCIN 919097v) datée vers 1490-1492 où se déploient des canaux imaginaires reliant les organes génitaux à d'autres organes censés n'appartenir qu'à chacun des sexes — tel ce canal reliant l'utérus et les seins, les règles étant censées se transformer en lait en cas de grossesse, de même qu'un canal relie le sexe de l'homme en relation avec le cerveau, centre de raison[116],[34] ; de même, ses dessins de fœtus en gestation sont établis par analogie à des animaux dont le système reproducteur est très différent de celui des femmes[117].
Toujours prisonnier des théories scientifiques de son époque, il échoue ainsi à aller jusqu'au bout de ses observations pour aboutir à de vraies découvertes : il demeure incapable de concevoir que, dans le système visuel, le cerveau redresse l'image inversée du monde qu'il perçoit sur la rétine alors que ses observations devraient l'y pousser comme seule solution logique[95]. En homme de son temps, il finit parfois par ne dessiner pas tant ce qu'il voit que ce qu'il s'attend à voir[118]. Il tente alors de concilier ses découvertes novatrices avec la tradition de son temps qui, par exemple, décrit le cœur comme siège de l'esprit vital et de la chaleur interne du corps ou qui ignore le système circulatoire[54] : une partie du sang est alors censée passer du ventricule droit au ventricule gauche par le septum interventriculaire[21].
De fait, ses notes scientifiques donnent parfois « un sentiment diffus d'impasse ». Ainsi, toujours concernant le cœur, « limité à la fois dans ses expérimentations directes et par la physiologie du cœur admise de son temps, il sembl[e] condamné à décrire toujours plus en détail le passage du sang à travers les valves. C'est à ce moment-là que son travail d'anatomiste paraît avoir pris fin »[21].
Homme de son temps, Léonard de Vinci est forcément dépendant de la technologie qui lui est contemporaine. Comment peut-il effectuer une expérience stable ou communiquer des indications de construction d'objet technique, quand les unités de mesure qu'il utilise — comme le braccio, une unité de mesure toscane qui correspond à environ 0,5 mètre — sont fluctuantes et non unifiées[3] ?
De même, dans le domaine mécanique, les sources d'énergie — produite par l'eau, le vent, le soleil, la vapeur ou les muscles (humains et animaux) — sont peu puissantes, ce qui ne correspond pas aux besoins de ses recherches[119]. Dans le même temps, les mécanismes utilisent toujours le bois, une matière à l'origine de nombreux frottements : les engrenages ne peuvent alors qu'endurer d'importantes déperditions d'énergie et une usure prématurée, ce qui limite d'autant l'efficacité des systèmes qu'il peut imaginer[119].
Ses recherches peuvent aussi être freinées par des conditions matérielles d'accès à ses sujets d'étude. Ainsi, à la fin des années 1480, il se heurte à la difficulté à trouver des corps à disséquer : il ne parvient par exemple qu'à trouver un crâne en 1489 dont il fait des coupes et en obtient des dessins d'une grande précision[120], quand, dans le même temps et faute de corps humain, il est amené à devoir se satisfaire de cadavres d'animaux[121]. Ces difficultés peuvent, enfin, avoir une origine morale : si, à Rome, cité papale, la dissection n'est pas source de scandale, le milieu de la cour la réprouve et Léonard est découragé de poursuivre cette activité[53].
Une limite de Léonard de Vinci tient justement dans une de ses forces, à savoir sa grande capacité d'observation : or s'il étudie les illusions d'optique, il n'en demeure pas moins fidèle à cette capacité sans réaliser qu'elle est porteuse de limites[79].
Par ailleurs, il se situe dans la lignée des ingénieurs-architectes (et artistes-ingénieurs) de son temps, Taccola, Brunelleschi, Franscesco di Giorgio. Ensemble, ils partagent un profil identique : une origine humble, un usage privilégié de la langue véhiculaire au détriment du latin, une formation non universitaire au sein d'un atelier, un bagage scientifique limité et la même recherche inlassable d'un protecteur et agissant au cours d'une période où l'art militaire évolue fortement sous l'influence des armes à feu et où le génie civil subit l'explosion des échanges commerciaux et, partant, de la production[122].
Enfin, le travail de Léonard est le reflet de sa personnalité profonde : à l'instar de sa production picturale, son travail scientifique et technique est marqué par l'inachèvement[123]. C'est ainsi que les différents traités qu'il ambitionne d'écrire (anatomie, mécanique, architecture, hydraulique, etc.) demeurent systématiquement à l'état de projet[51],[124],[29],[42].
Léonard de Vinci produit jusqu'à la fin de sa carrière plusieurs milliers de pages d'études — sans compter celles qui ne nous sont pas parvenues — et qui ne représentent qu'une portion de son travail ; il s'agit du témoignage le plus vaste et le plus varié de la pensée de son époque[125].
Au fur et à mesure de sa carrière, il a pour ambition de produire un traité systématique pour chaque domaine d'activité qu'il aborde : cela commence, dès la fin des années 1480, par un projet de créer un traité sur la peinture ; puis dès 1489, les grandes lignes d'un traité d'anatomie sont définies mais celui-ci n'est pas écrit[125], même si, en 1510-1511, il élabore les contours d'un grand traité sur la mécanique du corps humain (elementi machinali)[51] ; après 1490, il a pour projet d'écrire un traité sur le mouvement de l’eau, mais ne l'achève jamais[42] ; tout laisse penser qu'il ait envisagé de produire un traité sur l'architecture entre 1487 et 1490[29] et il établit même le programme de différents traités sur le domaine en écrivant, « fais d'abord un traité des causes qui provoquent l'écroulement des murs ; puis, séparément, un traité sur les moyens d'y remédier »[126] ; un traité sur l'anatomie du cheval aurait été rédigé selon Giorgio Vasari, mais il aurait disparu en 1499[127] ; un traité sur l'optique dans les années 1490-1491[128] ; un autre projet de traité, le Traité des éléments de machines sur la mécanique mêlant pratique et théorie, aurait décrit des mécanismes simples à associer afin de construire des mécanismes complexes et permettant de résoudre des problèmes réels[119].
Un contour de méthodologie de production de ces traités peut être dégagé à la lumière des documents qu'il a laissés. Le caractère approfondi et systématique de son travail constitue une indication puissante de ce désir d'écrire des traités[29] : c'est ce caractère systématique qui permet ainsi à Andrea Bernardoni de qualifier un traité sur les mécanismes de « nouveauté absolue pour l’histoire de la mécanique »[119]. De même, ses dessins sont souvent des dessins de synthèse de croquis pris sur le vif, comme lors des autopsies qu'il pratique[129]. Rarement avant lui, le dessin n'aura pris une telle importance : celui-ci, toujours pédagogique[128], allie précision et « stylisation pour rester lisible »[130]. De plus, sa volonté de produire des traités se traduit dans la manière dont il s'adresse à lui-même mais aussi à un hypothétique lecteur dans ses textes et commentaires d'accompagnement de dessins[130].
Finalement, de tous ses projets de traités, aucun ne voit le jour à l'exception d'un Traité de la peinture qui est mené à terme grâce au travail de son élève Francesco Melzi qui compile tous les écrits sur le sujet récoltés dans les documents du maître dont il hérite en 1519. C’est ainsi que Léonard de Vinci est transformé selon la formule de Daniel Arasse « en précurseur de la pensée académique »[131].
Les centres d'intérêt de Léonard de Vinci sont extrêmement nombreux : optique, géologie, botanique, hydrodynamique, architecture et ingénierie[132], mais aussi astronomie, acoustique, physiologie et anatomie[104]. Parmi ceux-ci, l'anatomie humaine constitue le domaine sur lequel il se penche avec le plus d'assiduité au long de sa carrière[132].
L'anatomie humaine est le sujet d'étude de prédilection de Léonard de Vinci[18]. Il s'agit d'un travail né du besoin d'améliorer la description picturale des figures qu'il représente sur ses tableaux[125].
Ses premiers travaux documentés remontent au milieu des années 1480, avec notamment une représentation d'un homme et de ses principaux organes et vaisseaux sanguins. Ce dessin est réalisé alors que Léonard n'a vraisemblablement jamais réalisé de dissection de corps humain et il constitue la mise en image de représentations médiévales de l'appareil cardiovasculaire (système respiratoire, cardiaque et artériel)[21].
Ses observations à partir de matériel humain commencent à la fin des années 1480 ; ces corps sont obtenus grâce à son entregent auprès des Médicis[121]. Sa première étude porte sur une jambe qu'il étudie méthodiquement par retrait de la peau pour observer les muscles, puis muscle à muscle pour l'observation des nerfs. Elle est finalement débitée transversalement : il s'agit-là d'un mode de représentation sans précédent et tout à fait moderne puisqu'il correspond aux images de scanner médicaux[134]. Peu de temps après, à partir d'avril 1489, il acquiert un voire plusieurs crânes : ses comptes rendus, notamment graphiques, sont d'une précision remarquable[135]. À la fin de sa vie, il aura procédé à « plus de trente » dissections[111].
Léonard présente toutes les qualités qui font un grand anatomiste : grande capacité d'observation, dextérité manuelle, talent de dessinateur et capacité à traduire en mots le résultat de ses observations[18]. Sa technique emprunte au dessin d'architecture : rotation autour du sujet, coupe selon le plan, vue en éclaté, dessins sériés, etc. et selon la méthodologie de l'ingénieur[130]. Par ailleurs, sa formation artistique est décisive puisque toutes les techniques du dessinateur sont utilisées : pierre noire ou plus rarement fusain pour le dessin sous-jacent[129], plume et encre[130] ; hachures de différentes épaisseurs, droites ou incurvées ou lavis de gris pour les parties ombrées[129]. Enfin, il utilise des techniques propres à d'autres domaines : par exemple quand il procède à l'injection de cire fondue dans les cavités du cerveau — employant la technique du moulage d'une sculpture en bronze[136].
De fait, tous les aspects de l'anatomie humaine sont étudiés en profondeur — anatomie structurelle, physiologie, conception, croissance, expression des émotions et sens[125] — ainsi que tous ses domaines — os, muscles, système nerveux, système cardio-vasculaire, organes (vessie, organes génitaux, cœur, etc.)[51]. Si bien qu'à la fin de sa carrière, Léonard est « en mesure de mieux appréhender l'articulation entre les détails et l'ensemble, et de procéder en partant de la cause pour comprendre l'effet, essayant d'analyser les propriétés des éléments que l'autopsie lui révélait »[111]. Dès lors, ses dissections font preuve de grande prouesse, ce qui lui permet « de synthétiser ses découvertes dans des dessins d'une clarté rarement égalée jusqu'à nos jours »[111].
Léonard de Vinci procède également à la dissection de dépouilles d'animaux : porcs, singes, chiens, ours, chevaux[121]… En outre, Léonard estime que « tous les animaux terrestres ont similitude de muscles, de nerfs et d'os et ne varient qu'en longueur ou grosseur », lui permettant de progresser sur l'anatomie humaine[137]. Ainsi, un de ses premiers comptes rendus de dissection concerne vers 1488-90 l'ours que Léonard juge intéressant puisque l'animal est plantigrade, et en tant que tel, offre des ressemblances physiologiques avec le pied humain alors qu'il accède aux corps avec difficulté[138].
Néanmoins, l'animal qui passionne le plus au cours de sa carrière est le cheval. Cet intérêt est visiblement amorcé par la commande du Monument Sforza — grand monument équestre — reçue au cours des années 1480[121].
De fait, avec les animaux, il ne se heurte pas aux difficultés d'approvisionnement en corps humains ni aux tabous de son temps : la dissection animale est plus immédiatement accessible que la dissection humaine[121]. Ainsi, lorsqu'il s'éloigne de Milan du fait de la campagne de conquête française en 1512-1513, il s'établit dans la villa familiale de Francesco Melzi, il n'a plus accès aux cadavres humains : il se tourne alors vers la dissection d'animaux afin d'étudier le cœur dont il décrit avec une grande précision les éléments constitutifs, ventricules, oreillettes, valves, etc. et dont il comprend l'action de pompe sans entrevoir toutefois le rôle dans la globalité du circuit, ce qui ne sera exposé qu'en 1628 par William Harvey[139].
Léonard de Vinci ne sera jamais un véritable mathématicien[140] : il ne possède qu'un bagage basique dans le domaine acquis lors de sa scolarité dans une scuola d’abaco[141] puis lors de sa formation à l'atelier de Verrocchio[142]. Dès lors, il n'utilise que des notions très simples dans ses recherches scientifiques et techniques[107] et les chercheurs relèvent ses fréquentes erreurs de calcul dans des opérations élémentaires — même s'ils lui accordent volontiers une certaine distraction[32]. Ainsi Bertrand Gille le décrit handicapé par ses connaissances limitées en mathématiques : seul un instinct sûr « le sauve »[109].
Faute de connaissances théoriques, il doit donc se faire guider, expliquer, conseiller[143] : il fréquente dès lors volontiers des mathématiciens reconnus et c'est par leur fréquentation qu'il progresse dans le domaine, même s'il ne les égalera jamais par le talent[109]. Sa rencontre avec Luca Pacioli en 1496 — dont il illustre vers 1498 le traité de mathématiques, le De divina proportione, en dessinant des polyèdres[32] — est ainsi fondamentale : elle stimule son goût pour le domaine, comme en témoigne la multiplication de ses écrits dans ses carnets à partir de cette date[143] ; et surtout, elle modifie sa façon de voir le monde. En effet, ses notes indiquent combien les mathématiques « embrassent toutes les choses de l'univers »[144], et dès lors, que tout élément naturel est régi par des systèmes mécaniques eux-mêmes régis par des lois mathématiques : ainsi affirme-t-il que « l'oiseau est un instrument opérant par loi mathématique »[145],[108]. Enfin, il loue le domaine pour l'état d'esprit « de rigueur, de cohérence et de logique » qu'il est nécessaire d'acquérir pour aborder toute chose : ne prévient-il pas « Que nul ne me lise dans mes principes qui n'est pas mathématicien »[146] ?
L'étude des végétaux entre très tôt dans le répertoire des études graphiques de Léonard de Vinci et a pour origine le questionnement d'une représentation fidèle de la nature dans ses œuvres picturales[148]. Ainsi, le tableau de La Vierge aux rochers dans sa version du Louvre datée de 1483-1486, est unanimement reconnu par les observateurs pour sa représentation fidèle et scientifique de la nature[149] : parmi les fleurs représentées, il est ainsi possible d'identifier une ancolie commune (Aquilegia vulgaris), un gaillet, des cyclamens, une primevère, de l'acanthe à feuilles molles, du millepertuis[150] ainsi que des iris et de la polémoine bleue[151]. Or, si elle comporte d'autres plantes fidèlement reproduites — telles l'ornithogale d’Arabie (connue sous le nom d'« étoile de Bethléem) », la pensée sauvage ou des feuilles de palmier[152] —, la version de Londres de La Vierge aux rochers en contiendrait dont la représentation est inexacte ou qui n'existent simplement pas, telle cette jonquille dont la fleur est conforme à la réalité mais dont la plante qui la porte est morphologiquement inexacte : ces inexactitudes constituent autant d'indices pour les historiens de l'art pour refuser l'attribution du tableau au maître[151].
De manière générale, pour ce travail botanique, Léonard de Vinci utilise une démarche beaucoup plus structurée que pour d'autres recherches, l'objet d'étude étant composé d'une grande richesse de détails subtils[153]. Ces représentations sont issues de longues séances d'observations des plantes dans la région de Milan et dans les Alpes italiennes[154]. Or ces restitutions graphiques sont extrêmement dépendantes des capacités artistiques du maître : non seulement il rend avec fidélité chaque élément constitutif du végétal étudié mais il le fait selon une mise en scène plastique comprenant effets de lumière et agencement des formes dans l'espace. Ainsi, dans un dessin conservé au château de Windsor sur l'ornithogale d'Arabie, il ne se contente pas de décrire la couronne de fleurs et les feuilles composant la plante mais les fait traverser par un courant d'air venant de la gauche les rendant encore plus vivantes[153].
Finalement, une partie des manuscrits conservés à la bibliothèque de l'Institut de France est consacrée aux études de botanique et laisse accroire qu'il a pour ambition de produire, vers 1510-1511, « un traité de botanique appliqué à la représentation picturale des plantes »[155].
Bien que moins connue que ses recherches en anatomie ou en ingénierie, l'étude géologique de Léonard de Vinci est pertinente : elle est principalement tournée vers l'étude des fossiles, la nature des roches sédimentaires et l'explication de la présence de fossiles marins qu'elles contiennent, l'hydrologie, l'origine des sédiments, les causes de l'érosion notamment dues aux ruissellements, la nature des forces terrestres et les premiers principes de l'isostasie[156]. Dans l'enthousiasme de la publication anglaise des écrits de Léonard concernant la géologie en 1939, celui-ci est même appelé le « père de la géologie moderne » dans le monde anglo-saxon[157] ; à tout le moins les historiens des sciences contemporains lui reconnaissent-ils d'en être un des précurseurs[158].
Ses principales observations géologiques remontent à son séjour à la cour de Ludovic Sforza à Milan entre 1482 et 1499 : la cité est en effet située non loin des Alpes, où il se rend alors souvent, notamment au mont Rose, où il observe les mouvements formés par les strates rocheuses et où il trouve des fossiles[159].
Concernant la présence et l'origine des fossiles, Léonard propose des idées assez novatrices pour son époque. D'abord, si les montagnes présentent des fossiles d'animaux marins dans leurs roches, c'est bien qu'elles ont connu une période où elles étaient recouvertes par la mer[159]. Cette idée sera redécouverte et reformulée 150 ans plus tard par Nicolas Sténon[160]. À cette occasion, il remet en cause l'explication du déluge puisque ces fossiles seraient épars en tout lieu et non localisés en strates[159] : il s'agit d'une redécouverte puisque si cette hypothèse existait peu ou prou sous les plumes d'Aristote et de Strabon, elle avait été abandonnée à l'époque médiévale en raison de la prépondérance donnée à l'histoire biblique[161].
Autre idée novatrice, l'explication du phénomène d'érosion par le ruissellement dont la forme la plus puissante se trouve dans les cours d'eau[159] : il étudie ainsi les relations entre la pente que le cours d'eau dévale, son débit et les conséquences en termes d'érosion[162]. Il explique en particulier que les vallées et leurs profondeurs sont les conséquences de cette action de l'eau, sur le temps long[163]. En conséquence, il propose des hypothèses concernant la manière dont se déposent des sédiments en fonction de leur masse et du débit du cours d'eau[164].
Par ailleurs, le devenir des roches sous l'effet de l'érosion lui donne à envisager un scénario concernant l'élévation des montagnes, la formation de la mer et le devenir du plancher marin : il a ainsi l'intuition, encore confuse, du principe de l'isostasie selon laquelle les continents s'élèvent tandis que l'érosion réduit leur masse et, ce faisant, transfère une masse équivalente de sédiments aux bassins océaniques — principe scientifiquement décrit par le géophysicien américain Clarence Edward Dutton en 1872[165].
Dernière idée novatrice, ces deux phénomènes de dépôts de fossiles selon des couches homogènes de roches sédimentaires, en strates, constituent des processus naturels lents, et ne peuvent être issus de l'action instantanée du Divin telle que la Genèse le décrit dans l'Ancien Testament, ce qui constitue une première approche des temps géologiques beaucoup plus longs que ceux décrits par la religion chrétienne[159].
De fait, Léonard de Vinci fait preuve d'une connaissance intime des matériaux qu'il décrit. Ainsi, dans le tableau Sainte Anne, la Vierge et l'Enfant Jésus jouant avec un agneau, il présente aux pieds des deux femmes des roches tout à fait réalistes, modelées par l'érosion de l'eau qui coule dessus[166]. De même, La Vierge aux rochers conservée au musée du Louvre présente un paysage fouillé qui respecte parfaitement l'implantation naturelle des éléments floraux selon la géologie, l'étagement et l'humidité qu'il est possible de trouver au sein d'une grotte ; de plus, les roches entourant les personnages sont tout à fait reconnaissables : diabase et grès formant un chaos granitique[151].
Il s'agit là d'un autre indicateur sur lequel s'appuient les chercheurs pour authentifier la version du Louvre et, à l'inverse, pour disqualifier une production d'une main entièrement léonardienne de la version plus tardive de la National Gallery. C'est ce qu'affirme ainsi, dans les années 2010, la géologue et historienne de l'art Ann Pizzorusso pour qui le contraste entre le réalisme et la précision de la version du Louvre et les inexactitudes de celle de Londres implique que Léonard de Vinci ne peut être l'auteur de cette dernière[151].
L'optique est au centre des recherches de Léonard de Vinci en vue d'établir son Traité de la peinture et d'améliorer encore la pratique de son art. Il s'y intéresse à deux périodes : dans les années 1490 puis dans les années 1508-1509[167].
Léonard de Vinci procède à de nombreuses recherches sur l'œil qu'il considère comme un instrument de géométrie. Il s'inspire volontiers de ses devanciers Claude Galien, Avicenne, Alhazen, Roger Bacon, John Peckham, Vitellion, Lorenzo Ghiberti, et surtout Leon Battista Alberti dont il reprend au début de sa carrière la théorie de la « pyramide visuelle » dont l’œil serait le sommet et permettant d'établir les règles de la perspective[167]. Néanmoins, cette théorie lui paraît vite être une solution arbitraire ne rendant pas réellement compte de la réalité tridimentionnelle : il entreprend ainsi de la corriger par ce qu'il nomme la perspective « sphérique » ou « naturelle »[168].
Concernant les rayons lumineux, il raisonne en termes d'ombre et de lumière : abandonnant l'idée médiévale que c'est l'œil qui projette la lumière sur ce qu'il voit[169], il considère que l'image des objets est émise par ces derniers pour être projetée sur la rétine de celui qui la voit[170].
Pour étudier l'œil et les rayons lumineux, il construit une chambre noire et imagine toutes sortes de dispositifs permettant réfractions et intersections au moyen de dispositifs complexes utilisant des lentilles, des sphères de verre et des miroirs : son objectif est alors de simuler et d'étudier le fonctionnement de l'œil[167]. Néanmoins, malgré la qualité de son travail, il demeure incapable de concevoir que le cerveau redresse l'image inversée du monde qu'il perçoit sur la rétine alors que ses observations devraient l'y pousser comme seule solution logique[95] bien qu'il ait l'intuition dans ses notes que les images reçues par les yeux ne sont pas transmises telles quelles à l'intellect[167].
Paul Valéry met en avant la manière dont Léonard de Vinci a découvert intuitivement, par l'observation, « le premier germe de la théorie des ondulations lumineuses », sans cependant pouvoir la valider de manière expérimentale : « L'air est rempli d'infinies lignes droites et rayonnantes, entrecroisées et tissées sans que l'une n'emprunte jamais le parcours d'une autre, et elles représentent pour chaque objet la vraie forme de leur raison (de leur explication)[171]. »
Finalement, ses travaux sur la lumière et l'œil le conduisent à perfectionner la technique du sfumato[168].
C'est particulièrement dans le Codex Leicester que Léonard étudie l'astronomie[172],[173]. Il apparaît que son astronomie « est d'ordre optique » et s'intéresse à la diffusion de la lumière entre les corps célestes — au premier rang desquels la Lune et le Soleil[174].
Ses recherches proposent quelques intuitions originales. Il relève ses observations sur la lumière provenant de la Lune : il en conclut que c'est la lumière du Soleil reflétée à sa surface qui parvient sur Terre[173]. Partant, il fournit une intéressante explication du halo de la nouvelle lune[172].
Néanmoins, il demeure, comme ses contemporains, résolument géocentriste[174].
Tous les sujets de l'architecture sont explorés par Léonard de Vinci au cours de sa carrière : architecture religieuse (églises, notamment à plan centré) ; architecture civile (demeures, villas, palais et les éléments qui les constituent comme les escaliers) ; architecture militaire (fortifications et les éléments qui constituent ces dernières)[175] ; cet intérêt s'élargit à l'urbanisme[176]. Son travail est principalement connu à travers les centaines de pages de dessins et de croquis qu'il a laissées et dans lesquelles il ne laisse que peu de réflexions et indications écrites[175]. De manière générale, ses travaux traduisent un goût prononcé pour le plan centré[177] ; en ce qui concerne les églises à plan centré, ces édifices ont plutôt cour dans l'architecture byzantine, l'Europe occidentale lui préférant l'église à nef[178]. Par ailleurs, il utilise volontiers la forme octogonale pour les bâtiments religieux et le cercle pour les militaires[179].
Son travail sur l'architecture naît certes de projets conduits à la suite de commandes, mais également sur des sujets qui l'intéressent[175]. Pourtant les réalisations concrètes issues de ses plans — comme certaines parties des fortifications de Piombino modifiées suivant ses plans alors qu'il est envoyé par César Borgia dit « le Valentinois » en 1502[180] ou l'escalier à double révolution dans le château de Chambord (vers 1516)[59] — sont rares et ne sont pas toujours attribuables avec certitude[181]. De fait, son travail dans le domaine est surtout théorique : cela ne porte cependant aucun préjudice à sa réputation auprès de ses contemporains car le projet et sa réalisation ont alors une valeur identique[182].
Sa réputation d'architecte naît alors qu'il est au service de Ludovic Sforza, à Milan, dans les années 1480[182] : il participe en effet en à un concours pour la construction de la tour-lanterne de la cathédrale de Milan et y présente une maquette courant -. Sa proposition constitue la recherche la plus approfondie et la plus complète que Léonard ait pu proposer dans sa carrière. En outre, il est aussi soucieux de l'aspect technique que du rendu esthétique de son projet[28]. Celui-ci n'est pas retenu, mais il semblerait qu'une partie de ses idées aient été reprises par le gagnant du concours, Francesco di Giorgio[27]. Si bien que, dans les années 1490, il devient avec Bramante et Gian Giacomo Dolcebuono un ingénieur urbaniste et architectural de premier plan[30]. De fait, les archives lombardes lui accolent volontiers le titre d'« ingeniarius ducalis »[31].
Malgré ce succès initial, son intérêt pour l'architecture est très variable puisque ses explorations s'allègent après 1490 ; il ne les reprend qu'en 1506[183]. Il apparaît par ailleurs que l'ensemble des solutions qu'il développe au cours de sa carrière est un prolongement des idées qu'il étudie entre 1487 et 1490. Seules sont véritablement nouvelles les études pour les villas, les palais et les châteaux, à partir de 1506[29]. En revanche, son intérêt pour l'architecture militaire demeure constant avec les années[184]. Ainsi, même s'il n'y reste que peu de temps, il est employé à Venise comme architecte et ingénieur militaire pour préparer la défense de la ville, qui craint alors une invasion ottomane[35],[185]. Par la suite, le prince César Borgia le nomme le « architecte et ingénieur général » ayant tout pouvoir pour inspecter les villes et forteresses de ses domaines[186].
Léonard a pour modèles des devanciers de la première partie de la Renaissance comme Filippo Brunelleschi ou Francesco di Giorgio[187] dont il reprend volontiers les dessins[188]. Par ailleurs, il bénéficie des idées de Bramante avec lequel il échange depuis 1482, et il s'inspire notamment de l'œuvre romaine de ce dernier à partir de 1505[183]. Pour autant, ses travaux s'inscrivent dans la lignée de la première Renaissance visible surtout au Nord de l'Italie et sont marqués d'archaïsme[189], contrairement aux architectes comme Bramante qui s'inspirent de l'architecture antique (à travers, notamment, la redécouverte des ruines de Rome), si bien qu'il finit par proposer des solutions originales, annonçant « une architecture d'un autre type, animée, surprenante et fonctionnelle, bien différente de la « grande manière » romaine ». C'est pourquoi ses idées sont particulièrement goûtées en France où il « n'introduit pas des formes nouvelles, mais des idées audacieuses »[183].
Enfin, dans le domaine plus spécifique de l'architecte militaire, s'il s'appuie sur les réflexions de Francesco di Giorgio Martini[190], il tire parti de façon très importante des travaux de Baccio Pontelli, Giuliano da Sangallo et son frère Antonio da Sangallo le Vieux[191].
Sa vision de l'architecture est semblable à celle de ses contemporains, à savoir que le bâtiment doit s'insérer dans son environnement comme un organe dans un organisme[192]. Ainsi use-t-il d'un vocabulaire propre à l'anatomie pour décrire son travail architectural : n'indique-t-il pas que son intervention sur la tour-lanterne de la cathédrale de Milan est celle d'un « médecin architecte » qui effectue un « diagnostic » sur un édifice « malade »[193] ? Dès lors, il s'inquiète de l'hygiène de ses habitants : salubrité et circulation deviennent des considérations centrales[194]. De même, la bonne santé du bâtiment aussi bien dans les matériaux le composant que dans sa structure est une préoccupation : nature des matériaux, jeu des équilibres et prise en compte des faiblesses inhérentes aux formes qui sont dessinées[195].
Son apport à l'architecture consiste à offrir un cadre rigoureux au service d'une imagination foisonnante[183]. À la présentation traditionnelle plan/coupe/élévation, il préfère la représentation en perspective aérienne, ce qui est assez unique chez les architectes de son époque. Il élabore différents dessins en fonction de différents points de vue du même lieu, comme s'il faisait le tour de son objet d'étude[196]. En revanche, à l'instar de ses confrères, il utilise couramment la maquette en bois, considérée comme une étape essentielle pour l'élaboration de son œuvre[197].
La richesse de son apport est liée à l'interdisciplinarité de sa réflexion, contrairement à des architectes spécialisés dans leur domaine[182]. De plus, concernant l'architecture privée, Léonard s'écarte résolument des propositions de ses contemporains et demeure attaché à la fonctionnalité des bâtiments qu'il dessine[198] : « Ses inventions les plus brillantes […] annoncent une architecture d'un autre type, animée, surprenante et fonctionnelle, à l'opposé de la « grande manière » romaine »[59]. C'est ainsi qu'il porte une attention particulière à l'escalier comme élément central de circulation[195].
Dans le domaine de l'architecture militaire, ses contemporains ne sont tout d'abord pas convaincus de l'expertise qu'il revendique dans le domaine, du fait de son manque initial de connaissance intime avec les implications des armes à feu[191], les ouvrages militaires évoluant fortement sous l'effet de ces dernières et particulièrement de l'artillerie[190]. Sa lettre de motivation ne convainc donc pas Ludovic Sforza en 1482 alors que Milan souffre d'un déficit d'ingénieurs militaires et que le duché conduit une politique agressive auprès de ses voisins. Ce n'est qu'après 1492 qu'il est pris au sérieux, après s'être formé auprès des ingénieurs militaires locaux[199],[200]. De fait, il reprend les idées de ses contemporains et promeut la forme circulaire[201], l'idée d'abaissement des fortifications et l'accent mis sur les bastions[188]. Certains chercheurs estiment qu'un décalage perdure entre ses connaissances véritables et l'importance qui lui est accordée comme architecte et ingénieur militaire par la ville de Venise ou César Borgia[191]. Pour autant, il ne se contente pas de reprendre ces idées mais il va jusqu'au bout de leur logique : primauté donnée à l'abaissement, à l'horizontalité et à la forme ronde[202].
Les réflexions de Léonard de Vinci à propos de l'urbanisme sont conduites en quatre grands moments : sous le règne de Ludovic Sforza, alors qu'il se trouve à Milan ; sous l'autorité de l'envoyé du roi de France à Milan, Charles d'Amboise ; lors de son second séjour à Florence à partir de 1512 ; puis, finalement, lors de son séjour en France de 1516 à 1519[176].
C'est l'épisode de peste à Milan de - qui constitue l'origine de ses réflexions sur le domaine. Il s'agit de proposer des solutions au thème de la « ville nouvelle » ou « ville idéale » qui émerge alors[27] : l'objectif est de corriger les problèmes de surpopulation des centres urbains, tel celui de la cité lombarde. Il imagine pour cela une « ville à deux niveaux » dans laquelle la gestion des flux d'eau est étudiée en détail ; il met ainsi un accent particulier sur le niveau inférieur où se trouveraient des canaux souterrains servant à l'écoulement des eaux[203]. De même, à la cour de François Ier, après 1516, il réfléchit aux projets urbanistiques du roi qui rêve de se doter d'un château à Romorantin[60] : il reprend alors ses idées nées trente ans auparavant de ville à deux niveaux visant à améliorer la salubrité publique[204]. Or, par un paradoxal raccourci de l'Histoire, le projet ne voit pas le jour — seules les substructures semblent en avoir été commencées entre 1517 et 1518[205] —, non par manque de réalisme du projet de Léonard, mais par la faute d'un épisode de peste, cette même maladie qui avait amorcé cette réflexion à Milan[206].
Dans le domaine, il bénéficie de l'influence des réflexions de Bernardo Rossellino et Leon Battista Alberti[176].
Sa vision de l'urbanisme est semblable à celle de ses contemporains, à savoir que le bâtiment s'insère dans son environnement comme un organe dans un organisme[192]. Partant, il considère que la bonne santé d'un édifice dépend de l'harmonie des composants des parties dans chaque ensemble : matériaux dans le bâtiment et bâtiment dans la ville. De fait, concernant ce dernier élément, son attention, tout à fait novatrice, se porte sur la circulation et la salubrité : rues et voies ; circulation et fonction de l'eau[194],[207]… Allant bien plus loin, sa réflexion le conduit à certes s'interroger sur l'hygiène, mais aussi à considérer le bien-être des habitants[185]. Bien plus, ses réflexions le poussent à fonder son système non sur les distinctions sociales mais plutôt sur l'utilité et la fonction de chacun. Finalement, « la cité idéale de Léonard est fondée sur des critères d'organisation rationnelle, de dynamisme naturel, des significations symboliques et des exigences fonctionnelles, à tous les niveaux, de l'étage noble des palais au réseau d'égouts »[207].
Plusieurs nécessités président à la création de dessins cartographiques par Léonard de Vinci et sont liées à son activité d'ingénieur civil et militaire : à des fins militaires ; dans le cadre de relevés hydrographiques (assèchement de marais, navigabilité de fleuves et des canaux, systèmes d'irrigation, régulation de cours d'eau) ; dans l'optique d'une connaissance topographique du Nord et du Centre de l'Italie[208],[209]. Néanmoins, ses travaux cartographiques ne connaissent pas de réalisation pratique[210].
Ses sources d'inspiration sont multiples au premier rang desquelles se trouve le traité sur la Géographie de Claude Ptolémée, daté du milieu du IIe siècle, et dans lequel les principaux principes de la géographie sont posés. Il en emprunte même certaines cartes représentant la région de Florence[208]. Il trouve aussi son inspiration avec Leon Battista Alberti[211], Paolo Toscanelli qu'il côtoie et l'initie au travail de géomètre[200] et Danesio dei Maineri[211]. Ainsi, malgré la modernité qui s'en dégage, il apparaît que le Plan d'Imola est la reproduction fidèle d'un plan réalisé par ce dernier quelque trente ans plus tôt[209] ; néanmoins, l'analyse de ses études préliminaires montre qu'il a procédé à ses propres relevés afin de compléter les éléments à sa disposition[212].
Il réalise deux types de dessins cartographiques : de simples dessins réalisés à la plume ; des cartes colorées (comme la représentation du Val di Chiana par exemple)[208]. Or ces représentations sont considérées comme des œuvres d'art en soi : de fait, à la Renaissance, la cartographie relève souvent de grands artistes comme Léonard de Vinci ou Albrecht Dürer[213]. Ainsi, le Plan d'Imola est décrit par Daniel Arasse comme la carte « la plus impressionnante, la plus réussie, la plus belle » de Léonard[211] et, selon Frank Zöllner, comme le « plus important des dessins cartographiques de Léonard », « considéré comme un incunable de la cartographie moderne »[212]. De manière générale, les dessins cartographiques de Léonard de Vinci comptent parmi les plus beaux de son époque[208].
Longtemps, Léonard a été tenu pour le créateur de la cartographie moderne : par son mode de représentation d'abord[214]. Ainsi, s'il hérite des représentations selon un point de vue oblique dit « vue à vol d’oiseau » — il s'agit alors de la majorité des cartes chorographiques après leur introduction en Italie par les Toscans Alesso Baldovinetti et Antonio Pollaiuolo[213] —, il l'abandonne pour la vue orthogonale au plan et en utilisant des différences de tons selon les altitudes[215],[214]. Par sa méthodologie ensuite. Ainsi, le système de mesures qu'il utilise, tiré de Leon Battista Alberti, préfigure les principes de la cartographie moderne : sur le Plan d'Imola, son système d'arpentage, qui utilise un point central correspondant au centre du cercle tracé sur la carte, permet de mesurer avec précision les dimensions des édifices et des rues[212]. Néanmoins, cette idée de création est à nuancer : les conventions et erreurs qui apparaissent sur ses plans sont les mêmes que celles de cartographes qui lui sont contemporains[214].
Cette propension à réutiliser des cartes anciennes pose donc question : pourquoi propose-t-il à César Borgia un plan vieux de trente ans ? Une explication de Daniel Arasse serait que la beauté formelle du plan aurait pour objectif de lui attribuer une efficacité démonstrative, voire « persuasive » sur celui qui s'en sert[209]. Or les historiens de la géographie soulignent qu'à l'époque de Léonard, les cartes géographiques ne sont « pas simplement le fruit d’une mesure du monde, et qu’elles obéiss[ent] tout autant à une rhétorique de la représentation, ou encore à une véritable scénographie »[213].
Finalement, le rapport à la carte géographique est charnel pour Léonard de Vinci : « Ce rapport au visible est en effet indissociable d’une position qui consiste à faire de l’expérience la source, non pas unique, certes, mais privilégiée, du savoir. […] Chez Léonard une telle exaltation de l’expérience visuelle correspond naturellement à son idée de la peinture comme la plus haute des sciences »[213].
Léonard de Vinci s'est très tôt revendiqué comme ingénieur. Il l'est effectivement selon toute l'acception du terme tel qu'il avait cours à son époque : « inventeur et constructeur d'« engins » (machines complexes et simples mécanismes) de toutes sortes et pour toutes les fonctions possibles ». Son travail consiste donc à fournir les solutions techniques à tout problème civil ou militaire[216]. De fait, il porte une attention soutenue et constante sur le domaine tout au long de sa carrière, qui se traduit par des études dessinées et de longues descriptions[217].
Cependant, il n'existe qu'un seul document qui est réputé citer Léonard de Vinci comme ingénieur professionnel à Milan. Mais il est non daté et anonyme. En outre, un examen superficiel suffit à comprendre que Léonard n'y est pas inscrit sur la liste des ingénieurs ducaux qui comprend une dizaine de noms, mais sur une liste de trois noms portant une qualification plus générique d'« ingeniarius et pinctor », qui correspondrait plus au titre d'artiste-ingénieur[42]. En 1507, il est qualifié par Louis XII de « nostre chier et bien aimé Léonard da Vincy, nostre paintre et ingenieur ordinaire » puis en 1519, son acte d'enterrement le nomme « Lionard de Vincy, noble millanois, premier peinctre et ingenieur et architecte du Roy, meschanicien d'Estat »[218].
Son premier contact avec le monde de l'ingénierie se fait lors de sa formation à l'atelier d'Andrea del Verrocchio sur la construction la coupole de la cathédrale Santa Maria del Fiore à Florence[219]. De fait, les plus anciennes traces de son intérêt pour le domaine remontent aux années 1475 avec des dessins de mécanismes déjà très élaborés[17]. Il abandonne l'étude des engins de levage après avoir quitté Florence en 1482 : à ce moment, il ne produit que des dessins architecturaux, preuve qu'il ne participe plus, semble-t-il, aux chantiers de constructions. Cela ne l'empêche pas de créer d'autres engins comme des grues excavatrices pour creuser des canaux[220].
De la fréquentation de l'atelier de Verrocchio, Léonard tire un grand acquis technique qui pallie la faiblesse de sa formation initiale et donc son manque de connaissances théoriques[221]. Ainsi, il tire ses plans des engins de levage de ceux vus sur la coupole de l'église Santa maria del fiore inventés par Filippo Brunelleschi, dont la plus spectaculaire est la « Colla Grande » (soit la « Grande Corde » en florentin de la Renaissance) constituée d’un manège pour bœufs[222].
Léonard est également héritier d'une tradition issue de l'Antiquité[223] qui s'est poursuivie certes avec Filippo Brunelleschi[224], mais aussi Jacomo Fontana, auteur d’un Bellicorum instrumentorum liber et un des premiers à créer le traité technique illustré, dans la première moitié du XVe siècle[225] et surtout Francesco di Giorgio Martini, un ingénieur dont Léonard possède et annote un exemplaire d'un des ouvrages[226].
La méthode de travail de Léonard de Vinci est donc relativement traditionnelle : il a ainsi pour habitude de construire des prototypes ou des modèles réduits comme le montrent ses notes indiquant qu'en 1514 Julien de Médicis lui met à disposition des ouvriers pour créer une machine destinée à fabriquer des miroirs paraboliques[227]. De manière plus générale, son objectif en créant une machinerie est de créer un objet complexe à partir des mécanismes les plus simples et les plus traditionnels possibles[17].
L'originalité de Léonard est la constance de son intérêt pour l'ingénierie, l'importance et la variété des sujets étudiés et surtout son « inventivité technique »[217]. Cela apparaît notamment par la variété et la richesse de la documentation qu'il laisse derrière lui, dont la quantité n'a pas d'égal parmi les ingénieurs qui lui sont contemporains[224]. Par ailleurs, s'il s'inspire de ses prédécesseurs, il n'est pas envisageable pour Léonard de Vinci d'étudier un système existant sans tenter de l'améliorer par ses connaissances et ses intuitions[228] : ainsi, même un chercheur critique comme Bertrand Gille reconnaît qu'avec le maître, « il y a progrès dans chaque élément de chaque machine »[223].
Mais il ne semble pas que l'aspect pratique de ses recherches ait une importance : qu'elles soient réalisables ou non, il cherche avant tout de nouvelles possibilités. La curiosité et l'imagination de Léonard le poussent à concevoir des études et des projets qu'il sait probablement très difficiles à réaliser. Ce qui ne l'empêche pas de concevoir de nombreuses études sur le vol des oiseaux, sur l'aérodynamique et sur les possibilités d'imiter le battement des ailes afin de faire voler l'homme. Dans un autre registre, dans l'étude d'un engin de guerre qu'il conçoit, il met en garde les utilisateurs sur son potentiel danger pour les soldats amis. Un tel acharnement à la recherche au-delà du réalisable combiné au caractère fantastique de ses dessins, pose l'hypothèse d'un dédain des réelles possibilités de réalisation en faveur d'une infatigable curiosité scientifique du chercheur[23].
Or c'est à son activité d'ingénieur et d'inventeur que Léonard de Vinci doit à l'époque contemporaine la plus grande part de sa gloire universelle et ce, depuis le XIXe siècle : selon une vision romantique, il serait tout à la fois inventeur de génie mais aussi un visionnaire dont les créations préfigureraient ce qui ne serait inventé que plusieurs siècles plus tard — uniquement limité par exemple par le manque d'une source d'énergie autre que la force animale[229].
Bien qu'il ait à son crédit quelques inventions — comme la pompe centrifuge destinée à assécher les marais[230] — et son inventivité[217], l'originalité de Léonard est remise en question à l'époque contemporaine, c'est-à-dire depuis le milieu du XXe siècle. En effet, les historiens des sciences s'appuient sur les documents légués par Léonard et de l'analyse du contexte technique et culturel pour réévaluer ses apports[229]. En effet, la recherche contemporaine insiste sur le fait que, contrairement à la légende qui se rapporte à son travail, ses inventions sont plutôt des reprises d'inventions ou de réflexions déjà envisagées par d'autres, au rang desquelles, le scaphandre, le parachute, le char d'assaut, les bombardes à canons multiples ou le véhicule automobile[224]. De même, la recherche démontre la reprise de méthodes de représentations graphiques techniques, telle la vue en éclaté, un type de représentation que l'on trouve dans les carnets de l'ingénieur siennois Marin Taccola (1382-1453) et perfectionné par Francesco di Giorgio (1439-1502)[231]. De fait, « la vie [de Léonard] […] comme son œuvre, sont exactement parallèle à la vie et à l'œuvre d'un Francesco di Giorgio. Il s'intègre parfaitement dans tout le milieu [des ingénieurs de la Renaissance]. Il y a loin de là au génie universel si souvent décrit. Alberti, Francesco di Giorgio, Léonard, sont bien des hommes d'un même métier »[232]. En fait, selon Pascal Brioist, Léonard est profondément un homme du Moyen Âge et non un homme du futur : profondément marqué par ses prédécesseurs, il fait la synthèse de toutes les connaissances de son temps[233]. C'est pourquoi Bertrand Gille le décrit « plus technologue que technicien »[232].
Traditionnellement, cinq domaines se partagent à parts inégales l'attention de Léonard de Vinci : armes et machines de guerre, machines hydrauliques, machine volante, mécanique générale et machineries de fêtes. Mais plusieurs autres peuvent y être ajoutés[217].
Léonard de Vinci connaît des débuts difficiles dans le domaine de l'ingénierie militaire. En effet, les inventions — majoritairement militaires — qu'il se vante auprès de Ludovic Sforza de pouvoir construire — dans une lettre de motivation pour venir s'installer à Milan — n'existent pas : soit il ne s'agit que de pure exagération, soit il ne fait que reprendre des idées d'autres, ce qui est d'autant plus facile qu'il quitte son territoire, en l'occurrence Florence[234]. De fait, les autorités milanaises ne se laissent pas abuser, alors même que le duché souffre d'un déficit d'ingénieurs dans le domaine[199],[200].
Ses sources d'inspiration sont alors nombreuses, au premier rang desquelles se trouve le traité De re militari (1472) de Roberto Valturio qu'il possède et annote, ainsi que les écrits de Konrad Kyeser, Vitruve, Leon Battista Alberti, mais aussi, plus proche de lui Mariano di Jacopo, Francesco di Giorgio Martini, Le Filarète ou Aristotile Fioravanti[235]. Parmi les armes qu'il étudie, on trouve des arbalètes montées en batteries, une arbalète géante, des mortiers aux projectiles explosifs (vers 1484-1488)[236], un sous-marin pourvu d'un système de vrille pouvant percer la coque des navires[237], un char automobile blindé, un char pourvu de faux destinées à couper les jarrets des soldats et de leurs chevaux au début des années 1480[238], etc.
Ce n'est qu'après 1492 qu'il est pris au sérieux, après s'être formé auprès des ingénieurs militaires locaux[199]. Cependant, il s'agit d'un sujet assez théorique pour lui et il vante volontiers le caractère meurtrier de ses inventions dans les descriptions qu'il en fait auprès de ses éventuels commanditaires ; mais il finit par le rejeter : visitant des champs de bataille[239], il finit par décrire la guerre comme « pazzia bestialissima » (« la folie la plus bestiale »)[236].
La machine volante constitue la recherche ayant trait à l'ingénierie qui occupe le plus longtemps Léonard de Vinci au cours de sa carrière[240] : le vol humain constitue en effet pour lui le sommet de la quête de création technique, à la limite des possibilités humaines et de la création divine[237]. Plus qu'un désir humain fondamental, l'intérêt pour le vol constitue donc pour lui un désir de connaissance métaphysique[237].
Dès lors, il consacre au sujet près de 400 dessins dont 150 de machines volantes[241]. Or ces dessins techniques sont d'une telle qualité et d'une telle esthétique que leur puissance fascine le public contemporain[242]. De fait, il s'agit d'une des réflexions les plus célèbres de l'ingénieur[243], même si ce travail n'est connu que depuis récemment[244].
Certes Léonard n'est pas le premier à s'intéresser au sujet mais il est le premier à le faire de façon aussi constante, approfondie et systématique[245]. Ainsi, un de ses contemporains, Giovan Battista Danti, aurait construit une machine qui lui aurait permis d'effectuer des vols planés au-dessus du lac Trasimène vers 1498. Lors de l'un d'eux, il aurait chuté et se serait cassé la jambe[245].
S'il ne s'agit pas à proprement parler d'une machine volante, Léonard de Vinci étudie le parachute. Son dessin constitue une reprise flagrante d'un dessin daté vers 1470 mais en l'améliorant par l'élimination d'une structure en bois inutile et dangereuse et par l'agrandissement de la voile beaucoup plus appropriée à la masse du passager[246].
Léonard expérimente successivement trois types de machines volantes. La première est la « vis volante » — aussi qualifiée d'« hélice volante » par les chercheurs — qui, depuis sa découverte à la fin du XIXe siècle dans les documents du maître, fait que la paternité de l'hélicoptère lui est parfois attribuée. Mais il s'agit de la reprise d'un dessin issu du traité De ingeneis de Mariano di Jacopo paru en 1431 qui en faisait alors une simple curiosité car il s'agissait d'un jouet pour enfant ; de plus, bien auparavant, le philosophe chinois Ge Hong (283-343) décrit un tel moulinet au IVe siècle[247]. Léonard la décrit ainsi : « Si cet instrument en forme de vis est bien fait — c’est-à-dire fait en toile de lin cerclé dont les pores auront été obturés avec de l’empois — et proprement tourné, cette hélice tracera sa spirale en l’air et il montera haut »[248]. Néanmoins, d'après les cotes sur le plan, la machine mesure près de 10 mètres de diamètre et sa masse est énorme, ce qui est bien trop pour la simple force musculaire d'un être humain[247]. Mais il ne s'agit là, selon Pascal Brioist que d'un jeu d'esprit : dans le commentaire de son dessin, le maître note ainsi que l'objet peut être certes réalisé mais en petites dimensions, en carton et avec un ressort en métal[249].
Le second type de machine volante auquel il réfléchit est la machine à ailes battantes, initiant ce qui sera plus tard appelé ornithoptère. Il conduit cette réflexion entre 1485 et 1490[247] ; sa machine est alors mue par la seule force musculaire de son pilote : d'abord à la force de ses seuls bras, ce qu'il estime insuffisant ; il l'accompagne alors de celle des jambes[245]. Pour se diriger, le pilote ne dispose plus que de sa tête, reliée à des systèmes de direction par des courroies[250]. Au fur et à mesure de ses recherches, il constate que cette force est insuffisante et y ajoute des forces mécaniques comme un système à arbalète[240], puis, entre 1490 et 1500, des poulies, des ressorts, des manivelles et des pédales[247]. Quant au profil de son appareil, il commence par s'inspirer des oiseaux mais finit par conclure qu'« il n'y a pas d'autre modèle que la chauve-souris »[72]. Néanmoins, la plus faible puissance musculaire proportionnellement développée par l'être humain que par les oiseaux demeure[251] : le constatant, il se tourne dans les années 1503-1506 vers une machine planante, dont le vol s'inspirerait plutôt du milan qui utilise les courants d'air de l'atmosphère[240]
Ses recherches le conduisant à infirmer la possibilité du vol battu, Léonard se tourne donc vers le vol plané[241] : à partir de 1505, il porte sa réflexion sur des machines à voilure fixe[252], s'appuyant sur les seules forces ascensionnelles[250],[243]. Son planeur comporte des ailes inspirées de celles des chauves-souris et il note : « L’homme pourra dominer l’air et s’élever au-dessus de celui-ci grâce à l’invention de grandes ailes qui opposeront une résistance à cet élément récalcitrant et le soumettront »[253].
Il projetterait de faire des essais de ses machines dès 1493 à partir du toit de son lieu de villégiature à Milan en direction de la place de la cathédrale[254]. En , Giovanni Antonio Di Mariolo est réputé avoir noté que Léonard aurait tenté sans succès de faire voler un planeur à partir du mont Ceceri au-dessus de Fiesole, un village situé à côté de Florence[255]. Mais cette tentative relèverait de la légende : cette histoire est née de l'ouvrage Le roman de Léonard de Vinci, la résurrection des dieux de Dimitri Merejkovski paru en 1900 : la légende est à ce point installée dans les esprits qu'une plaque commémore ce vol sur le bâtiment à partir duquel il aurait eu lieu[256].
Les études sur le vol et sur la machine volante sont l'occasion de découvertes plus ou moins conscientes et plus ou moins formulées. Ainsi, à propos de l'hélice volante, ses textes décrivent le principe d'action-réaction qui ne sera théorisé qu'en 1687 par Isaac Newton[249]. Par ailleurs, concernant le vol battu, il réalise que la puissance musculaire de l’homme n'est pas suffisante pour réaliser un tel vol : en effet, comme le détermine Étienne-Jules Marey à la fin du XIXe siècle, sa puissance devrait être 200 fois plus grande pour qu’il puisse s'envoler en utilisant des ailes artificielles[255].
De plus, concernant l'élément de l'aile, ses recherches le conduisent à considérer le phénomène de la traînée : il propose comme théorie que celle-ci serait proportionnelle à la surface des ailes, ce qui sera confirmé plus tard, et qu'elle serait également proportionnelle à la vitesse, ce que démentent les lois modernes qui définissent l'aérodynamique puisqu'elle fait certes intervenir la vitesse mais au carré ; plusieurs autres éléments influencent l'aérodynamique[252]. Par ailleurs, il découvre le principe selon lequel « dans un canal, la vitesse et la section varient en sens inverse » mais ne sera formulé qu'un demi-siècle plus tard par Benedetto Castelli ; or ce principe est fondamental pour la mécanique des fluides dont l'air fait partie[244].
Il comprend rapidement que la masse du pilote, et donc le centre de gravité de l'appareil, doit être placée sous le plan formé par les ailes, aidant ainsi à assurer la stabilité de l'appareil[250]. Finalement, pour ses recherches, il observe et s'inspire de l'anatomie et du vol des oiseaux et à ce titre, selon Pascal Brioist, il est « le père du biomimétisme »[257].
Dans ce domaine, Léonard de Vinci possède d'indéniables qualités : il se révèle un mécanicien observateur et imaginatif, et un dessinateur brillant[258]. La plupart des innovations qu'il produit dans le domaine se font dans les années 1490[259].
Ses sujets d'étude sont extrêmement variés : on trouve ainsi de nombreux automates, alors à la mode, comme le véhicule automobile à ressorts, le lion mécanique destiné aux festivités royales en 1515, ou un automate humanoïde qui font l'admiration de ses protecteurs[260] ; il travaille également sur les machines à polir la surface des miroirs qui soulèvent de nombreux problèmes pour obtenir des surfaces régulières[261] ; il pourrait également avoir créé un dessin de vélo — très proche des bicyclettes actuelles —, mais on ne sait s'il s'agit d'un dessin autographe ou s'il est de la main d'un de ses élèves, voire s'il ne date pas de l'époque de son transfert par les troupes françaises du manuscrit en 1796 vers l'Institut de France[262]. Néanmoins, les machines sur lesquelles il s'est penché avec le plus d'attention sont les machines textiles dont la machine à filer, celle à faire des cordes, le métier à tisser mécanique pour ne citer qu'eux[263] : il donne à l'invention du métier à tisser la même importance que celle de l'imprimerie car il constitue selon lui « une invention plus belle, plus subtile, porteuse de meilleurs gains »[264].
Dans ce domaine comme ailleurs, le maître s'inspire ici de ses devanciers : quand son véhicule automobile du Codex Atlanticus est copié de Francesco di Giorgio Martini et Roberto Valturio vers 1472[265], son scaphandre est une reproduction du traité dit « de la guerre hussite » de Konrad Kyeser daté vers 1430[265] et sa chaîne articulée pour la transmission des mouvements sur laquelle Taccola avait déjà travaillé[262] ; et si, enfin, il dessine des machines de levage à l'occasion du travail sur la coupole de la cathédrale Santa Maria del Fiore à Florence, ce ne sont pas les siennes mais celles utilisées sur le chantier et pour la plupart nées de l'esprit de Filippo Brunelleschi[219].
De fait, en étudiant les treuils et les grues, Léonard de Vinci se place dans le contexte intellectuel de l'ingénierie de son temps puisque ces dispositifs sont les mécanismes les plus étudiés et représentés dans les traités de machines de la Renaissance[266]. Néanmoins, quand il reprend ces mécanismes, il ne s'agit pas de simplement les copier mais il espère surtout les améliorer : c'est dans ce but qu'il étudie de manière systématique les engrenages et les lanternes à fuseaux, mais sans succès[267].
Dans le domaine de la mécanique générale, il n'est donc pas le précurseur absolu que l'Histoire a bien voulu créer[11] : Léonard de Vinci tente surtout d'améliorer l'existant et se résout plutôt à régler des problèmes de détail comme la distribution égale du fil sur le rouet à filer à ailettes[268]. Néanmoins, son véritable apport est de chercher à mécaniser et automatiser des opérations courantes[269], et ce, dans le but de gagner du temps et de l'énergie et parce que c'est porteur d'innovations[264]. Sa réflexion est telle dans le domaine qu'il est ainsi parfois appelé « prophète de l'automatisation » par les observateurs modernes[264].
Dernier centre d'intérêt, enfin, il travaille, comme nombre de ses contemporains, à résoudre le problème du mouvement perpétuel[270]. Mais contrairement à l'opinion de Bertrand Gille qui dit qu'il ne tient pas compte, comme eux, du frottement et de l'usure inhérents à toute mécanique[258], Léonard réalise que cette recherche est vaine. Il produit ainsi des dessins de mécanismes pour prouver par l'absurde l'impossibilité du mouvement perpétuel : « Ô spéculateur du mouvement perpétuel, combien de vaines chimères avez-vous créées dans cette quête ? Allez occuper la place qui vous revient parmi ceux qui cherchent la pierre philosophale »[24].
L'hydraulique constitue un des domaines de prédilection de Léonard de Vinci. Les premiers dessins du maître témoignant de son intérêt pour les techniques hydrauliques datent des années 1477-1482 et se trouvent dans le Codex Atlanticus[205]. Mais son travail, dans les années 1490, sur la « Cité Idéale » après l'épisode de peste qui vient de frapper Milan, constitue une entreprise fondatrice dans le domaine puisque la gestion de l'eau en termes de flux constitue le point central de sa réflexion[271]. Autre aspect de sa réflexion, il s'y intéresse lors de son séjour à Venise en 1500 alors que la cité cherche des solutions pour se défendre d'une possible invasion des Ottomans : il propose d'inonder les environs de la cité-État en guise de moyen de défense[221]. Puis, lors de son séjour romain, il étudie les moyens d'évacuer les eaux stagnantes des marais pontins au sud de Rome dont des travaux débutent mais sont stoppés à la mort du commanditaire, le cardinal Julien de Médicis[272].
Témoin le plus important de son activité, le Codex Leicester (vers 1504-1508) — plus vaste et complet écrit du maître sur le sujet — traite de l’eau dans toutes ses manifestations et est rédigé alors que Léonard se trouve en Toscane[42]. Ses recherches comprennent alors des relevés topographiques, des calculs, des projets d'excavation[273], des plans écluses, de barrages[274] et envisage les machines hydrauliques comme sources d'énergie autre que la force animale[275].
Ici également, il s'inscrit dans une lignée d'ingénieurs comme Mariano di Jacopo (dit « Taccola »), qui, dans son traité technologique De Ingeneis dessinait déjà les ouvrages d'art comprenant ponts-siphons, aqueducs, tunnels, des vis d'Archimède ou norias[200], et Francesco di Giorgio Martini, qui élaborait quant à lui quantité de machines mues par l’énergie hydraulique (pompes, foulons, scies ou moulins)[200], et, enfin, Leon Battista Alberti et son De Re Aedificatoria qui s'intéresse à la puissance des cours d'eau et des tourbillons[200]. Plus généralement, le domaine bénéficie à l'époque de Léonard des avancées d'ingénieurs siennois dans la construction d'ouvrages d'art comme les « bottini », un réseau de tunnels passant sous la ville afin de l'alimenter en eau[276]. Enfin, Léonard de Vinci n'hésite pas à « demander conseil aux maîtres des eaux milanais, ces spécialistes de régulation des canaux et d’entretien des écluses »[200].
En conséquence de son travail, l'hydraulique est un domaine où les compétences de Léonard sont reconnues par ses contemporains. Ainsi, c'est particulièrement pour son expertise d'hydraulicien qu'en 1515 il est sollicité par François Ier et sa très influente mère Louise de Savoie pour s'installer en France[277] : il est alors consulté sur le projet d'aménagement fluvial dans le cadre du projet urbanistique du roi qui rêve de se doter d'un château à Romorantin[278]. Les historiens des sciences et des techniques modernes reconnaissent volontiers cette expertise, même Bertrand Gille pourtant attaché à relativiser l'héritage du maître[279].
À la suite des travaux de Bernard Gille, nombre de chercheurs contemporains affirment que Léonard n'est jamais allé plus loin que des avant-projets[279]. Néanmoins, les notes de ses recherches comportent des informations alors confidentielles qui prouvent qu'il est réellement chargé de mission pour les travaux qu'elles décrivent[42] même si ses recherches se traduisent rarement en réalisations concrètes[279],[42]. Dans les années 1490, Léonard travaille alors à la « Cité Idéale », projet où la gestion de l'eau est centrale[271]. Parallèlement, il s'intéresse aux projet de canal entre Brivio et Trezzo sull'Adda[42]. En 1493-1494, il travaille au sein d'un groupe d'ingénieurs à améliorer la navigabilité du Naviglio Martesana, un canal milanais construit entre 1457 et 1497[271]. Vers 1496-1497, il se penche sur le canal de l’Adda permettant la navigation entre Milan et le lac de Côme[42]. En 1499, il étudie une solution pour défendre Venise d'une éventuelle attaque ottomane en utilisant les eaux du fleuve Isonzo pour inonder certaines parties du territoire. Or il semble que des essais ont été conduits avec succès puisqu'en 1515 et en 1517, il les évoque dans ses notes[271]. En 1503-1504, il étudie le détournement de l’Arno lors de la guerre de Florence contre Pise : il s'agit tout à la fois d'assécher le port de Pise, d'assécher les terres agricoles pisanes, et achever l'encerclement de la ville par les troupes florentines. Néanmoins, les études et préconisations de Léonard ne sont pas suivies par les dirigeants de Florence qui, à la suite de décisions malheureuses, perdent une partie de leurs troupes lors d'une crue du fleuve[280]. En 1508, il est mandaté par le roi de France Louis XII pour étudier la possibilité de rendre navigable l'Adda voire, pour certains de ses tronçons, de le doubler d'un canal. Le projet ne se réalisera qu'après la mort du maître, sous François Ier, certainement selon ses recherches[273]. Entre les mois de juillet et de décembre 1514, il dresse à la demande du pape Léon X une carte des marais pontins afin d'étudier, en compagnie d'un autre ingénieur, Giovanni Scotti, les moyens d'assécher ces derniers[281]. En 1515, il est appelé par le roi François Ier pour construire un immense palais à Romorantin : or une telle construction exige auparavant de canaliser la Sauldre[281]. De plus, il étudie particulièrement la gestion des eaux boueuses et des eaux propres, afin d'évacuer les premières et d'utiliser les secondes pour assainir la ville royale qu'il crée, la région étant victime de peste à cause de l'eau stagnante[282]. Enfin, il ambitionne également de rendre navigable la Loire jusqu’à Lyon[274].
La question de l'hydraulique est un puissant catalyseur qui pousse Léonard à s'interroger sur sa méthodologie de travail. Ainsi, entre 1493-1494, il rédige le début d'un Traité des Eaux ; or il note avoir pour ambition de mettre en place une méthodologie alliant théorie et l’expérience[271]. Ainsi dans certains de ses écrits, les connaissances théoriques priment sur la pratique : « Pour approfondir un canal. Fais ceci dans le livre des giovamenti [les applications utiles] et pour le prouver allègue les propositions prouvées. […] C’est là le vrai ordre »[283]. C'est ce qu'on retrouve par exemple dans ses études sur les tourbillons qui le passionnent, d'une part pour leurs répercussions sur les ouvrages d'art et, d'autre part pour leur aspect esthétique pour ses peintures. Or il conduit des expériences avec notamment de l'eau colorée et des maquettes comportant des parois en verre, desquelles il tire des conclusions conceptuelles[284].
Ses apports sont indéniables dans le domaine : dans ses notes concernant les projets de canaux, il sait s'extraire du savoir des ingénieurs pour le généraliser et le développer en connaissances scientifiques et mathématiques et en tirer même des réflexions « philosophiques », en tant qu'interrogation sur le monde. Ce questionnement scolastique porte ainsi sur l'ensemble des observations et du vocabulaire permettant de mieux décrire l'environnement dans lequel évolue l'être humain[42]. Sa passion est telle qu'il étudie ce qui est a été ignoré par ses devanciers : il est ainsi le premier à étudier de façon systématique la formation des lits des rivières[285]. De même, personne avant lui n'articule à ce point, « comme dans le Milanais, une entreprise urbanistique hygiéniste et une planification du développement de la région fondé sur la maîtrise de l’eau »[286].
Pourtant, il demeure fils de son temps, avec ses théories erronées. Ainsi, Bertrand Gille note-t-il que « si Léonard possède effectivement des connaissances sur la nature et sur la puissance virtuelle de la vapeur d'eau, il en arrive, après des vues fort justes à des aberrations totales. Dans un passage, il nous montre l'origine des fleuves dans la chaleur volcanique »[287].
La postérité de Léonard de Vinci ingénieur et scientifique s'est construite par à-coups, au gré de la diffusion, de l'oubli puis de la redécouverte de ses écrits ainsi que de celle de ses prédécesseurs et contemporains : s'il bénéficie d'une réelle reconnaissance de la part de ses contemporains, son travail subit un relatif oubli après sa mort ; une reconnaissance de ses qualités, démesurée et tardive, naît lors de la redécouverte de ceux-ci au XIXe siècle ; cette reconnaissance est fortement mise en doute au milieu du XXe siècle puis est relativisée au début des années 1980[18],[42].
Les domaines scientifique et technique ont sans contexte contribué à forger la légende auprès du grand public contemporain d'un Léonard omniscient et absolu[288] : à côté du peintre et dessinateur d'un immense talent, il est en effet perçu comme un technicien hors pair et l'inventeur visionnaire de l'avion, de l'hélicoptère, du parachute, du sous-marin, de l'automobile ou de la bicyclette[288]. Une telle image correspond à ce que tente de construire Léonard de son vivant : celui-ci désirant marquer l'histoire, y parvient par son art et la liberté qu'il sait gagner, mais tente aussi de le faire par ses recherches en ingénierie, surtout militaire[289].
Néanmoins la découverte de cet aspect de sa carrière est relativement récente. Ce n'est en effet que la redécouverte au XIXe siècle des plus de 6 000 feuillets, soient 12 000 pages de recherches que Léonard a laissées derrière lui, qui a permis cette reconnaissance, d'abord des scientifiques puis du grand public[18],[290]. De plus, il semble que ces 6 000 feuillets ne représentent qu'une partie des documents du maître, celui-ci témoignant souvent avoir recopié telle information au propre (sont donc perdues la page portant ce propre ou les ébauches) ou évoquant tel traité qu'il a rédigé[291]. Par comparaison, un autre artiste-ingénieur polymathe comme Francesco di Giorgio Martini n'a laissé que quelques centaines de feuillets[290].
La redécouverte de la carrière de Léonard comme scientifique et surtout ingénieur et inventeur s'est faite en trois moments[292] : d'abord une redécouverte à travers celle de ses écrits au XIXe siècle et suivant laquelle il est vu comme un génie universel et indépassable[229],[12], un « précurseur absolu et solitaire qui, avec des siècles d'avance, aurait précédé l'humanité dans tous les domaines de l'activité et du savoir »[11]. Au milieu du XXe siècle encore, l'historien des sciences et de la technologie Bern Dibner en fait un « prophète » de l'ingénierie, « le plus grand ingénieur de tous les temps », son travail étant celui d'un visionnaire d'autant plus méritoire qu'il évoluait alors dans un contexte où les technologies demeuraient encore rudimentaires et où les sources d'énergie étaient encore relativement limitées[229].
Deuxième moment, la seconde moitié du XXe siècle voit une forte remise en question, voire un désaveu de ses qualités en ingénierie à la suite, notamment, des travaux de Bertrand Gille[12]. À ce moment, les historiens des sciences questionnent les capacités scientifiques et techniques de Léonard : n'étant pas un scientifique ni un ingénieur de formation, ils s'étonnent que ses contemporains ne l'aient pas écarté de toute recherche dans ces domaines[293]. De fait, affirment-ils, « la science technique de Léonard de Vinci est extrêmement fragmentaire, elle semble ne pas aller au-delà d'un certain nombre de problèmes particuliers, traités très étroitement »[103]. De plus, les mêmes historiens rejettent tout à fait l'originalité des apports scientifiques et techniques de Léonard de Vinci et affirment qu'il se contente soit de répéter les poncifs de son temps, soit de recopier des devanciers[106]. L'objectif est alors de replacer le travail de Léonard de Vinci dans le contexte de la culture technique européenne de la Renaissance, considérant que la figure du maître se déployait dans les esprits contemporains au détriment des autres ingénieurs de son temps, voire les écrasait[290]. Une fois de plus, Bertrand Gille est le plus critique : « Leonard peintre admirable, mais peintre d'occasion, savant perspicace, mais sans formation adéquate, incapable de définir un concept avec précision, était bien un ingénieur, de la lignée des ingénieurs de son temps. Sans doute a-t-il tenté de dépasser ce stade d'une mécanique habile, de principes de fortification ou d'architecture qui se dégageaient lentement, de traditions plus ou moins valables : il l'a fait probablement au détriment d'une efficacité qu'avaient su garder certains de ses contemporains versés dans les mêmes problèmes »[12]. Il considère même que Léonard utilisait une écriture en miroir afin de la rendre illisible[294] alors que Léonard est seulement un gaucher pour qui ce sens est plus naturel[295].
Durant le troisième moment, avec les années 1980, on assiste à un retour à un équilibre entre ces deux extrêmes[224]. Il apparaît que la vision critique et à charge de Bertrand Gille, si elle n'est pas erronée, est à amender[42]. En effet, si l'historien a bien conduit une réflexion sur les erreurs et les insuffisances du maître florentin, il n'a pas achevé de réflexion sur « le fonds commun, scientifique et technique d’une génération »[296], de même qu'il lui a resté à « faire la distinction entre ces savoirs, en considérer les écarts, les divergences, les conflits » ainsi que, dans le cas de Léonard d'« essayer de distinguer entre connaissance d’ingénieur et connaissance pour la connaissance »[42]. De fait, la révision scientifique la plus récente du regard porté sur la carrière d'ingénieur et scientifique de Léonard permet de comprendre combien le travail d'expérimentation sur le terrain par les ingénieurs d'alors est source d'inspiration pour lui, lui permettant de dépasser le savoir pratique et de développer des formes de savoir savant[42]. Le travail de Léonard de Vinci ainsi remis en contexte, il apparaît alors que nombre des inventions du maître sont en fait « des propositions à nouveaux frais et des réinterprétations de solutions provenant d’un tissu technologique déjà élaboré et bien articulé »[290]. Par ailleurs, les historiens relativisent une prétendue naïveté de Léonard quant au caractère réaliste de toutes ses propositions : loin d'être réalisables, certaines de ses machines ne sont soit que des expériences de pensée non fonctionnelles[297], soit des fantasmagories, certainement destinées à ne jamais voir le jour de son vivant[298]. Fort de cette relativisation, Pascal Brioist déclare refuser le terme de « génie » pour qualifier Léonard — dont il reconnaît par ailleurs le côté fascinant du travail et de l'intelligence — car cela tiendrait de l'ordre de la « paresse intellectuelle » et parce que cela nierait le travail des prédécesseurs de Léonard[299].
Autre conséquence du relatif oubli du travail de Léonard du fait de la dispersion de ces écrits dans des collections privées, celui-ci n'a pas eu de conséquences sur les sciences qu'il aurait pu avoir alors qu'il marque de réelles avancées[300]. Ainsi, les spécialistes de l'histoire des sciences ne reconnaissent qu'une faible place à l'œuvre de Léonard de Vinci malgré la qualité et l'abondance de ses intuitions et, parfois, de ses découvertes[104]. Dans le domaine de l'anatomie, par exemple, ses travaux ne sont redécouverts et publiés que vers 1890, et ce, malgré le travail de tri que Francesco Melzi conduit dans la masse de documents en désordre durant les cinquante années qui suivent la mort du peintre et alors que Pompeo Leoni achève cette organisation de feuilles volantes qu'il réunit sous forme de codex. De plus, malgré leurs qualités, ces travaux semblent n'être perçus que comme des curiosités[300]. C'est seulement entre 1898 et 1916 que l'intégralité des planches d'anatomie est publiée en plusieurs volumes[28]. Ainsi, s'il réalise d'importantes découvertes dans ce domaine, les auteurs en sont réduits à spéculer sur les progrès qui auraient pu être faits si Léonard avait publié ses travaux[28] : « Il projetait de publier ses travaux et il aurait alors pesé sur l'évolution de l'anatomie en Europe. Mais il mourut en 1519, et ses dessins, enfouis parmi ses papiers personnels, allaient rester pour ainsi dire ignorés du monde pendant quatre siècles »[18]. De fait, les travaux de Léonard de Vinci s'insèrent parfaitement dans l'histoire du domaine et égalent par exemple ceux du Brabançon André Vésale — considéré par de nombreux historiens des sciences comme le plus grand anatomiste de la Renaissance : de même qu'« il y avait eu un avant et après Vésale », « on parlerait aujourd'hui de l'avant et de l'après Vinci si Léonard avait publié son traité »[57].
Néanmoins, la réévaluation du travail et de l'apport du maître dans le contexte de l'ingénierie de la Renaissance permet de regarder « Léonard de Vinci comme l’un des principaux témoins de son temps et utilisent ses manuscrits pour offrir une vision plus complète du panorama technologique de la Renaissance »[301]. Dès lors, selon l'historien des sciences Alexandre Koyré, il ne faut pas voir Léonard de Vinci comme un « technicien » mais plutôt comme un « technologue »[96], soulignant ainsi « sa propension à considérer la technique bien au-delà du point de vue exclusivement empirique, c’est-à-dire théorique »[290]. Dernier apport, pour Pascal Brioist, si on ne peut parler de démarche expérimentale mais de démarche protoexpérimentale concernant la méthode de Léonard, il s'agit tout de même d'une « démarche […] radicalement neuve ». Néanmoins, il ne faut pas voir dans l'expérience de Léonard une démarche identique à celle du laboratoire telle qu'elle est mise en place par Robert Boyle au XVIIe siècle mais reste fondée sur l'atelier où la preuve n'est recherchée que dans la matérialité ; de même, il propose des expériences de pensée qui ne reposent pas sur un protocole expérimental[302].
Finalement, Bertrand Gille décrit un homme dont les limites fondent justement sa force : « L'influence de Léonard a été niée : longtemps ses manuscrits sont restés inaccessibles. Était-ce une raison ? La pensée de son époque a été transmise par les mêmes voies inconnues ou imperceptibles. Comme le dit encore fort justement M. Koyre, Baldi, Cardan, Piccolomini ou Benedetti n'avaient pas besoin des écrits de Léonard pour poursuivre leurs recherches. Tout ce savoir était encore bien vivant autour d'eux. Les disputes académiques, les conversations de chantier, les soi-disant secrets de fabrication, les machines merveilleuses, tout cela était aussi présent que la moindre nouvelle répandue aujourd'hui par nos gazettes. Et précisément parce qu'il n'avait pas acquis ce savoir d'université, parce qu'il était un homme sans lettres, parce qu'il avait peut-être conscience des incertitudes de ses connaissances, de l'inadaptation de son langage […], parce qu'en un mot il n'avait en rien aucune doctrine bien établie, que Léonard, tout comme sans doute les ingénieurs de son temps et ses successeurs immédiats, a donné une nouvelle allure aux conceptions scientifiques et techniques qui lui avaient été transmises »[303].
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