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lettre archaïque de l'alphabet cyrillique De Wikipédia, l'encyclopédie libre
Le jatʹ (majuscule : Ѣ ; minuscule : ѣ ou, pour le ïat haut, ᲇ) ou ïat (du russe ять)[1] est une ancienne lettre de l'alphabet cyrillique et, sous un autre tracé, de l'alphabet glagolitique ; elle n'est plus utilisée que dans la langue d'église. Sa translittération standard est ě (e caron, emprunté à l'alphabet tchèque). En vieux slave, elle indiquait probablement une voyelle antérieure ouverte et longue, représentée en alphabet phonétique international par [æː], voire la diphtongue [ieː].
iat | |
Graphies | |
---|---|
Capitale | Ѣ |
Bas de casse | ѣ, ᲇ |
Utilisation | |
Écriture | cyrillique |
Phonèmes principaux | [jɛ], [ɛ] |
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Elle fut supprimée de l'alphabet cyrillique russe lors de la réforme orthographique de 1917-1918, au prétexte d'un double emploi avec la lettre е (désignée « ïé »).
Il n'existait pas en glagolitique de lettre isolée correspondant au А yodisé (précédé de la consonne [j] dite « yod »), de sorte que les représentations cyrilliques des mots « ıазва, ıарость, ıасли » (« plaie, fureur, mangeoire ») se sont transmises avec la lettre initiale jat’ ; ainsi s’expliquerait le nom même de la lettre, désignée ıадь (yad’) dans l'annotation d'un copiste du XIIIe siècle[2], qui peut être une variante de ѣдь, jed’, « nourriture » (cf. avec le même sens снедь, le russe moderne еда).
En cyrillique, le jat’ est habituellement compté pour la 32e lettre de l’alphabet et s'écrit ; en glagolitique c’est la 33e lettre et sa représentation est : . Elle n'a pas de signification numérique.
Dans un petit nombre d’inscriptions cyrilliques anciennes, on rencontre également la lettre isolée dite jatʹ yodisé ‹ Ꙓ ›.
L’origine de la forme glagolitique du jat’ ne trouve pas d’explication satisfaisante ; les principales hypothèses sont une modification de la lettre alpha majuscule, ou encore des ligatures. La forme cyrillique ne s’explique guère davantage : habituellement, on attire l’attention sur les rapports avec le signe mou (Ь) et le signe dur (Ъ), mais également avec l'aspect cruciforme de la lettre glagolitique az (A) : . Dans les inscriptions cyrilliques anciennes (surtout d’origine serbe), on rencontre un tracé symétrique du jat’, ayant l’aspect d’un Δ sous un T renversé, ou sous une croix. Par la suite la forme standard Ѣ s’est répandue beaucoup plus largement. Parfois la barre horizontale a reçu à gauche une très fine entaille, et les parties supérieures droites ont été réduites jusqu’à disparaître complètement ; la forme extrême de cette transformation, constituée au XIXe – XXe siècles, a été une sorte de ГЬ lié, principalement en écritures manuscrite et cursive, mais parfois aussi en écriture droite, surtout dans les titres, les affiches, etc. Lorsque la lettre en forme de ГЬ se rencontre dans un texte médiéval, il peut s’agir aussi bien d’un jat’ que d'un signe dur (Ъ).
Les sons représentés par cette lettre remontent à une voyelle du slave commun (notée *ě) issue elle-même de la voyelle indo-européenne longue *ē (cf. par ex. indo-européen *sēmen > slave commun *sěmę, latin sēmen, allemand Samen, français semence) ; par la suite se sont ajoutés les reflexes des diphtongues *ai, *oi . L'histoire des langues slaves suggère que dès la fin de l'époque du slave commun, ce phonème connaissait des réalisations variées, suivant un spectre allant du [a] au [e] long; de nombreux faits (dont les emprunts roumains) témoignent en outre d'une diphtongaison apparue ultérieurement.
À époque historique, les sons représentés par la lettre jat’ ont convergé avec des sons représentés par d’autres lettres (ce qui a fait que le jat’ est sorti de l’usage), mais ce processus s’est effectué différemment dans diverses langues :
Toutefois à l’écrit le jat’ s’est conservé même après cette fusion :
Dans le système d’écriture ukrainien fondé au XIXe siècle et vers le début du XXe siècle, le jat’ se rencontrait seulement dans quelques-unes des premières variantes (dans le système Maksimovitch, on l’employait étymologiquement, c’est-à-dire presque aux mêmes emplacements qu’en russe, mais il était prononcé « i » et dénommé « eryjka ») ; la prononciation ukrainienne ayant été codée au moyen des lettres de l’alphabet russe, le jat’ après les consonnes représentait un « е » atténué (ex : синѣ море [la mer bleue], qui s’écrit aujourd’hui синє море (pron. synïé morè), tandis qu’à l’initiale des mots et après les voyelles il correspondait à l’actuelle lettre « ї » yodisé, ou (plus rarement) à « є » ("ïé" en ukrainien).
Le jat’ eut aussi un curieux usage dans le système d’écriture serbo-croate du milieu du siècle, dénommé « bosantchitsa » (bosančica) : il y représentait soit le son [j] (consonne yod), soit, lorsqu’il était placé devant Н et Л (N et L), une mouillure de ces consonnes (soit la même fonction que le g italien dans les combinaisons gn et gl) ; ce jat’ pouvait être confondu avec la lettre de forme voisine Ћ (tché).
Le maintien inconditionnel du jat’ après la réforme alphabétique de Pierre Ier (1708) montre que la prononciation des lettres « е » et « ѣ » restait alors encore vraisemblablement différente. Mais déjà dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, Mikhaïl Lomonossov note que « les lettres ‘e’ et ‘ѣ’ possèdent dans le langage populaire une différence à peine sensible, qui à la lecture existe fort nettement et exige […] pour le ‘e’ rondeur, pour le ‘ѣ’ finesse ». Un siècle plus tard, le philologue Grot constate sans équivoque dans son « Orthographe russe » (1885) que : « dans leur prononciation, il n’y a pas la plus petite différence ». Dans certains dialectes régionaux, pourtant, s’est conservée jusqu’à nos jours une nuance spécifique, dans les syllabes accentuées, du son « e » autrefois écrit « ѣ ».
À la même époque, Trediakovsky lutte déjà pour la suppression du jat’. Une légende s’est conservée, selon laquelle Nicolas Ier s’était demandé s’il ne devait pas promulguer un oukase à ce sujet, mais en avait rejeté l’idée après que l’on lui eut suggéré que c’était par le jat’ qu’un homme cultivé se différenciait d’un ignorant. Le projet de réforme orthographique de 1911, élaboré par l’Académie Impériale des Sciences, resta conservateur sur ce point ; la lettre jat’ resta pour un certain temps encore le cauchemar des écoliers russes en raison de la difficulté de l’assimilation d’une longue liste de mots, et en dépit de l'emploi de vers mnémotechniques. Le souvenir de ces exercices scolaires demeure dans la locution adverbiale « на ять » (na jat’) signifiant littéralement « au jat’ » et employée dans les phrases « выучить на ять » (vyoutchit’ na jat’), et « Работа сделана на ять. » (Rabota sdelana na jat’) siginfiant respectivement « apprendre/savoir à la perfection, sur le bout des ongles » et « Le travail a été fait de manière impeccable. »
La réforme de l’orthographe russe de 1918 fut annoncée par plusieurs circulaires du Gouvernement provisoire durant l’été 1917 (c’est d’abord à l’école que fut introduite la nouvelle orthographe), et confirmée par un décret du pouvoir soviétique en ; les écrits et la presse furent convertis à cette nouvelle orthographe par un décret de 1918.
Dans la conscience générale, la réforme (dont la suppression du jat’, qui concernait certes moins de mots que la suppression du signe dur en finale consonantique, mais symbolisait le système d'enseignement d'antan) fut fermement associée aux actions des bolcheviks, de sorte que la lettre « ѣ » devint quasiment la lettre emblématique de l’intelligentsia « blanche ». De fait, les publications des émigrants ont continué à s'orthographier à l’ancienne jusqu'au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
Selon les puristes, la suppression de la lettre jat’ a causé un préjudice à la langue russe écrite :
Plus gênant fut le rapprochement du pronom pluriel ‘всѣ’ → ‘все’ (vsié = tous) avec le neutre ‘всё’ (vsio = tout) : le tréma étant généralement omis sur la voyelle "ë", il est, dans certains contextes, malaisé de rétablir la forme visée.
Après l’effondrement de l’URSS en 1991, dans l’idéologie et la culture s’est manifestée une certaine tendance à l’idéalisation du passé et de la « renaissance du bon vieux temps ». Il n’est pas rare de voir les jat’, le signe dur et autres caractéristiques de l’orthographe prérévolutionnaire ressuscités dans les noms de firmes commerciales et dans la publicité, mais souvent incorrectement. Des propositions sincères, quoique peu sérieuses, de faire renaître l’orthographe antérieure à la Révolution s’élèvent. Leurs partisans appellent le jat’ « la lettre la plus authentiquement russe », le « cygne blanc » de l’alphabet russe (Choumskikh, 1998). En outre, le jat’ a été proposé comme l’une des variantes du symbole du rouble. Il est toutefois fortement concurrencé dans cette fonction emblématique par le signe dur (Ъ, par exemple utilisé en fonction d'autonyme par l'hebdomaire financier Kommersant), qui demeure sur les claviers et est souvent employé en lieu et place du jat’ par les philologues eux-mêmes à défaut du caractère idoine.
La situation est analogue à celle du russe, d’autant plus que la réforme bulgare a eu lieu une vingtaine d’années plus tard[3].
En Bulgarie, l’évolution diversifiée du jat’ a donné lieu à ce qu’on appelle la « frontière du jat » (avec durcissement du [t] final dans cette langue: jatova granica), qui s’étend approximativement de Nikopol sur le Danube à Thessalonique sur la mer Égée. Il s’agit du plus important isoglosse bulgare, qui reflète la prononciation de l’ancien jat’ :
L’élimination du jat’ de l’alphabet bulgare en 1945 a été perçue par de nombreux Macédoniens de Bulgarie comme une « trahison des dialectes occidentaux » et une séparation artificielle entre le bulgare et les dialectes macédoniens. Après 1989, de nombreuses organisations politiques et culturelles de droite, telles que le Parti radical national bulgare et l’Organisation révolutionnaire intérieure macédonienne (VMRO) ont essayé de lancer un débat sur la réforme orthographique et la réintroduction du jat’.
Ici aussi se manifeste de temps en temps l’idée de revenir au jat’ dans l’écriture, mais pour des raisons non pas nostalgiques, mais politiques, d’unification nationale : le but étant que les différentes variantes de prononciation de la langue (ékavien, iékavien, ikavien) aient une orthographe unique, et que la différence se limite principalement à une lecture différente de cette lettre.
La lettre jat’ s’utilisait :
Vers russe | Transcription empirique | Traduction |
---|---|---|
Бѣлый, блѣдный, бѣдный бѣсъ | Biélyï, bliédnyï, biédnyï biés | Un pauvre diable blanc et pâle |
Убѣжалъ голодный въ лѣсъ | Oubiéjal golodnyï v liés | S’enfuit affamé dans la forêt |
Лѣшимъ по лѣсу онъ бѣгалъ, | Liéchym po liésou on biégal, | Comme un sylvain il courait par la forêt |
Рѣдькой съ хрѣномъ пообѣдалъ | Riéd'koï s khriénom poobiédal | Il dîna d’un radis noir avec du raifort |
И за горькiй тотъ обѣдъ | I za gorkiï tot obiéd | Et pour ce repas amer |
Далъ обѣтъ надѣлать бѣдъ... | Dal obiét nadiélat’ biéd… | Fit le vœu de faire des malheurs… |
Dans certains cas la règle s’appliquait plus ou moins : ainsi, on n’utilisait presque jamais le jat’ dans les racines non slaves, ou lorsqu’il existait un mot apparenté contenant un «ё» (медовый — мёдъ), ou lorsque la voyelle était caduque (ленъ — льна).
L’orthographe du vieux slave est proche de celle du russe pré-révolutionnaire (la liste de racines comportant un jat’ est pratiquement la même), même si dans les terminaisons le jat’ s’emploie souvent à des endroits inattendus pour quelqu’un de non prévenu, par exemple :
Dans d’autres cas, au lieu du jat’ russe, en slave liturgique on écrit (et on prononce) И (/i/) : въ мори, на краи, къ земли, къ юноши ou encore (selon la tradition vieux-slave) IA : ıасти (pour есть, « manger »), ıахати, ıаздити (pour ехать/ездить, « aller »).
À la lecture d’un texte en slave liturgique (selon le standard russe), le jat’ se prononce comme le e, avec là aussi des variantes périphériques possibles, reflétant l’influence de la langue locale : ainsi, les uniates d’Ukraine occidentale peuvent le lire comme un [и] (dans les éditions austro-hongroises, et plus récemment hongroises et tchécoslovaques de textes en slave liturgique, le jat’ est régulièrement représenté par la lettre latine i).
Dans les versions glagolitiques actuelles (croates et tchèques) du slave liturgique, le jat’ en début de mot et après les voyelles est représenté par le son [ja].
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