Hasan Mazhar Bey est le gouverneur (vali) d'Ankara à partir du 18 juin 1914. En mai 1915, il s'oppose aux ordres de déportation émanant du Ministère de l'Intérieur en refusant sa rhétorique génocidaire[2].
Le gouvernement Jeune-Turc ne tarde pas à intervenir, lui envoyant dès début juillet 1915 un délégué pour surveiller ses actions, Atıf Kamçıl, qui faisait partie de la direction de l'Organisation spéciale. Hasan Mazhar est limogé quelques jours plus tard, le 8 juillet 1915[4]. Il dira plus tard sur cet événement:
«J'ai fait comme si je ne comprenais pas les ordres concernant la déportation des Arméniens que j'ai reçus du Ministre de l'Intérieur à Istanbul. Comme vous le savez, d'autres provinces avaient déjà terminé leurs opérations de déportation que je n'avais pas encore commencées. Alors Atıf Bey est arrivé… Il m'a transmis oralement l'ordre concernant le massacre et l'extermination des Arméniens. Je lui ai dit 'Non, Atıf Bey, je suis le gouverneur, je ne suis pas un bandit. Je ne peux pas le faire. Je me lèverai de mon trône de [gouverneur] et tu pourras venir le faire, toi[5].»
Le 23 novembre 1918, le sultan Mehmed VI crée une commission d'enquête gouvernementale sur le génocide arménien, Hasan Mazhar Bey en est naturellement nommé président, puisqu'il était l'un des rares administrateurs ottomans à ne pas avoir été impliqué dans les massacres[1].
Dès novembre 1918, il envoie dans toutes les provinces des questionnaires afin d'enregistrer sous serment les déclarations orales ou écrites des personnalités politiques ou militaires turques[6].
La commission a commencé à enquêter sur les crimes des responsables ottomans, commis principalement contre les représentants de la population arménienne. Mazhar Bey a tout d'abord demandé à chaque préfet et sous-préfet de lui envoyer les originaux ou des copies certifiées par greffier de tous les ordres reçus par eux pendant le génocide[7] Malgré les instructions données par le gouvernement des Jeunes-Turcs de détruire les télégrammes après lecture, certains fonctionnaires ont conservé des télégrammes et la commission a pu les obtenir[8].
Après cette première étape, Mazhar fit témoigner sous serment de nombreuses sources. Il avait voulu que la commission soit mixte, et pas uniquement composée de militaires[7]. Mazhar autorisa les Arméniens à accéder aux travaux de la commission pendant qu'elle avait lieu. Malgré l'interdiction ultérieure de l'Etat turc de consulter ces documents, les avocats du patriarcat arménien de Constantinople, ont pu, pendant qu'elle avait lieu, profiter des ressources mises à disposition par Mazhar pour commencer à dresser le dossier du génocide arménien[9].
Les documents et témoignages recueillis par Mazhar serviront à "alimenter 130 dossiers d'instruction"[9].
La commission Mazhar a pu être critiquée pour son champ d'action trop restreint, qui se concentrait sur les responsables gouvernementaux du génocide, alors même qu'une des particularités du génocide arménien est l'appui massif de populations civiles ou de troupes irrégulières dans les massacres[10],[11]. La difficulté de la situation politique au lendemain de la Première Guerre mondiale mais aussi l'absence du concept de génocide avant la Shoah ont pu entraver la commission. Malgré la situation politique compliquée, Mazhar n'a pas peur des représailles possibles; il interdit à 26 députés Jeunes-Turcs de quitter la capitale pour éviter leur fuite, il fait interroger 13 ministres ottomans[12].
Cependant, les apports de la commission en matière de sources, de transparence et de justice ont été reconnus par les historiens du génocide[13],[14]. De plus, Mazhar cherche à rendre compte des mécanismes génocidaires, même s'ils ne portent pas encore ce nom, ce qui témoigne d'une vision aigüe de la justice[15].
La création de cours martiales enquêtant sur les crimes des Jeunes Turcs était la suite logique des travaux de la commission Mazhar, et le 16 décembre 1918, le sultan créa officiellement de tels tribunaux. Trois tribunaux militaires et dix organes judiciaires ont été créés dans les provinces[16].
Les cours martiales jugent les responsables les plus importants du génocide à partir des documents fournis par Mazhar[9]. La plupart des accusés sont condamnés à mort entre 1919 et 1920. La fuite à l'étranger d'une partie d'entre eux déclenche l'Opération Némésis.
Paradoxalement, bon nombre des condamnés sont considérés comme des héros de l'histoire de la Turquie depuis Mustafa Kemal Atatürk, à l'instar de l'exemple très marquant de Mehmed Kemal, premier condamné à mort des cours martiales pour avoir organisé des "sites-abattoirs"[15] dont la tombe est devenue un mémorial national[17].
Le 27 avril 2015, une pierre a été érigée dans le Jardin des Justes a Varsovie en Pologne pour commémorer sa personne et planter un arbre du souvenir[18].
Raymond H. Kévorkian, Le génocide des Arméniens, O. Jacob, (ISBN2-7381-1830-5 et 978-2-7381-1830-1, OCLC84844507), p. 6: Un certain nombre de vali (gouverneurs) de province refusent d’exécuter les ordres de déportations et sont démis. C’est le cas de Celal bey, vali d’Alep qui, muté à Konya, refuse une seconde fois d’obtempérer, de Rechid bey, vali de Kastamonu (à ne pas confondre avec Rechid bey, le "Boucher de Diyarbakir"), et de Hasan Mazhar, vali d’Angora
(en) George N. Shirinian, «Turks Who Saved Armenians: Righteous Muslims during the Armenian Genocide», Genocide Studies International, vol.9, no2, , p.208–227 (ISSN2291-1847, lire en ligne, consulté le )
Раймонд Кеворкян. Геноцид армян: Полная история = Raymond Kévorkian. The Armenian Genocide: A Complete History. — Анив, Яуза-каталог, 2015. — P. 823-824. — 912 p. — (ISBN978-5-906716-36-1).
Raymond H. Kévorkian, Le génocide des Arméniens, Odile Jacob, (ISBN2-7381-1830-5 et 978-2-7381-1830-1, OCLC84844507), En qualité de plaignants, les Arméniens représentés par le Patriarcat de Constantinople avaient accès aux dossiers d’instruction et le droit de prendre des copies ou des photographies des documents originaux ou certifiés conformes.
En un peu moins de trois mois, elle alimenta cent trente dossiers d’instruction, qu’elle transmit progressivement à la cour martiale, comprenant de nombreux documents officiels ou semi-officiels, dont certains seulement ont été publiés dans le supplément judiciaire du Journal officiel ottoman (Takvim-ı Vakayi) et beaucoup d’autres dans la presse stambouliote du temps, en osmanli, en arménien ou en français
(en) Donald E. Miller et Lorna Touryan miller, «The Armenian and Rwandan genocides: some preliminary reflections on two oral history projects with survivors», Journal of Genocide Research, vol.6, no1, , p.135–140 (ISSN1462-3528 et 1469-9494, DOI10.1080/1462352042000194755, lire en ligne, consulté le )
Vahakn N. Dadrian, «The Documentation of the World War I Armenian Massacres in the Proceedings of the Turkish Military Tribunal», Journal of Political & Military Sociology, vol.22, no1, , p.97–131 (ISSN0047-2697, lire en ligne, consulté le )
Mikaël Nichanian, «13. Les procès des responsables du génocide arménien à Constantinople (1919-1920)», dans Le génocide des Arméniens, Armand Colin, (ISBN978-2-200-29442-7, DOI10.3917/arco.ecker.2015.02.0166, lire en ligne), La commission Mazhar accomplit un travail remarquable pour tenter de réunir le plus grand nombre possible de documents officiels et de témoins musulmans pour étayer les charges criminelles qui pesaient sur les dirigeants unionistes. Même si le nettoyage des archives les plus compromettantes avait été mené à bien avant la fin de la guerre, cette commission réussit néanmoins à mettre la main sur un certain nombre de télégrammes officiels adressés par le gouvernement aux autorités provinciales contenant des instructions relatives au processus de déportation et de destruction des populations arméniennes. Tous les procès qui eurent lieu en 1919 et 1920 reposent en partie sur le travail d’instruction conduit par cette commission.
Taner Akçam, The Young Turks' crime against humanity: the Armenian genocide and ethnic cleansing in the Ottoman Empire, Princeton University Press, (ISBN978-0-691-15333-9, 0-691-15333-7 et 978-0-691-15956-0, OCLC761850761), The second important source for this period is the group of documents dated from 1919 to 1921 of the Istanbul Court-Martial (Divan-ı Harb-i Örfi ), where the leaders of the CUP and their provincial representatives were tried for various crimes committed between 1908 and 1918. Th e principal source of information for these trials, about sixty-three cases in all, is the daily report of the sessions and official court documents (indictments, convictions, etc.) that were published in the Ottoman gazett e Takvim-i Vekayi. This information is far from comprehensive, however, as the published accounts are incomplete and cover just twelve of the sixty-three cases. Nevertheless, the available documents are of crucial importance and cover such topics as the indictments and witness testimonies in the cases against the members of the Unionist cabinet and members of the CUP Central Committee (Merkez-i mumi), as well as its semisecret Special Organization
Mikaël Nichanian, «13. Les procès des responsables du génocide arménien à Constantinople (1919-1920)», dans Le génocide des Arméniens, Armand Colin, (ISBN978-2-200-29442-7, DOI10.3917/arco.ecker.2015.02.0166, lire en ligne), Les raisons pour lesquelles Yozgat fut choisie pour ouvrir la séquence judiciaire tiennent essentiellement au fait que la commission Mazhar avait livré un certain nombre de documents officiels et de témoignages qui permettaient de documenter de manière exemplaire les mécanismes génocidaires dans cette zone. Le fait que le président de la commission d’enquête, Hasan Mazhar était lui-même gouverneur de la province d’Ankara jusqu’en 1915, qu’il connaissait donc bien cette région et les notables locaux, n’était pas non plus étranger à la qualité de la documentation réunie par ses soins pour cette province. Le canton de Yozgat avait été choisi également parce que le kaïmakam (sous-préfet) Mehmet Kemal était personnellement impliqué dans l’organisation de l’un des grands «sites-abattoirs» de la province, Bogazliyan, où plusieurs milliers d’Arméniens furent massacrés par les bandes de l’Organisation Spéciale en juillet 1915. Le procès permit ainsi d’exposer devant l’opinion publique que le sous-préfet et les forces de l’ordre locales avaient agi sur ordre du ministère de l’Intérieur et du CUP, que le secrétaire du parti et le gouverneur de la province d’Ankara s’étaient déplacés à Yozgat pour superviser l’organisation des déportations et des massacres, que la possibilité de se convertir pour échapper à la déportation était un leurre et la thèse de la «révolte arménienne» pure invention. Il faut noter que plusieurs hauts fonctionnaires musulmans acceptèrent de témoigner de ce qu’ils avaient vu en 1915 et de contredire la thèse officielle des unionistes au risque de s’exposer à des représailles.
Раймонд Кеворкян. Геноцид армян: Полная история = Raymond Kévorkian. The Armenian Genocide: A Complete History. — Анив, Яуза-каталог, 2015. — P. 828. — 912 p. — (ISBN978-5-906716-36-1).