René Char, Fureur et mystère, 1948
Suzerain
Je vis qu'il n'y aurait jamais de femme pour moi dans MA ville. La frénésie des cascades, symboliquement, acquitterait mon bon vouloir.
J'ai remonté ainsi l'âge de la solitude jusqu'à la demeure suivante de L'HOMME VIOLET. Mais il ne disposait là que du morose état civil de ses prisons, de son expérience muette de persécuté, et nous n'avions, nous, que son signalement d'évadé.
Fureur et mystère (1948),
René Char, éd. Gallimard, coll.
«
Poésie
»,
1962
(ISBN 2-07-030065-X), partie LE POEME PULVERISE (1945-1947),
Suzerain,
p.
192
Octavio Paz, Liberté sur parole, 1958
Travaux du poète
Je passai une rue puis une autre, grelottant, lorsque tout à coup je sentis — non, je ne la sentis point : elle me croisa, impétueuse : la Parole. Cette rencontre inattendue me paralysa un moment — assez pour lui donner le temps de retourner à la nuit. Remis, je réussis quand même à la saisir par sa chevelure flottante. Et je tirai désespérément ces fibres qui s'allongeaient à l'infini, fils télégraphiques qui s'éloignaient avec le paysage entrevu, note qui monte, s'amenuise, s'étire, s'étire... Et je me retrouvai seul au milieu de la rue, une plume rouge dans mes mains violacées.
Liberté sur parole (1958),
Octavio Paz (trad. Jean-Clarence Lambert), éd. Gallimard, coll.
«
Poésie
»,
1966
(ISBN 2-07-031789-7), partie II. AIGLE OU SOLEIL
? (1949-1950),
Travaux du poète — III,
p.
48
Ma vie avec la vague
Parmi tous ces poissons, il y en avait quelques-uns particulièrement repoussants et féroces, petits tigres d'aquarium aux grands yeux fixes et à la gueule fendue et carnassière. Je ne sais par quelle aberration mon amie se complaisait à jouer avec eux, leur témoignant sans rougir une préférence que je veux ignorer. Elle passait de longues heures enfermée avec ces horribles créatures. Un jour, je ne pus attendre plus longtemps, je défonçai la porte et me jetai sur eux. Agiles et fantomatiques, ils s'échappèrent de mes mains tandis qu'elle me frappait en riant jusqu'à me faire tomber. Je sentis que je me noyais. Et Lorsque je fus sur le point de mourir, déjà violacé, elle me déposa doucement sur le bord, et se mit à me baiser, me disant je ne sais quoi. Je me sentais faible, moulu et humilié. En même temps, la volupté me faisait fermer les yeux. Sa voix était suave et me parlait de la mort délicieuse des noyés. Quand je revins à moi, je commençai à la craindre et la haïr.
Liberté sur parole (1958),
Octavio Paz (trad. Jean-Clarence Lambert), éd. Gallimard, coll.
«
Poésie
»,
1966
(ISBN 2-07-031789-7), partie II. AIGLE OU SOLEIL
? (1949-1950),
Sables mouvants —
Ma vie avec la vague,
p.
76