Plus un corps est faible, plus il commande ; plus il est fort, plus il obéit.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Firmin Didot frères, 1854, p. 29
Ce n’est pas sur les idées d’autrui que j’écris ; c’est sur les miennes. Je ne vois point comme les autres hommes ; il y a longtemps qu’on me l’a reproché. Mais dépend-il de moi de me donner d’autres yeux, et de m’affecter d’autres idées ? Non. Il dépend de moi de ne point abonder dans mon sens, de ne point croire être seul plus sage que tout le monde ; il dépend de moi, non de changer de sentiment, mais de me défier du mien : voilà tout ce que je puis faire, et ce que je fais. Que si je prends quelquefois le ton affirmatif, ce n’est point pour en imposer au lecteur; c’est pour lui parler comme je pense. Pourquoi proposerais-je par forme de doute ce dont, quant à moi, je ne doute point? Je dis exactement ce qui se passe dans mon esprit.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 32
Tout est bien sortant des mains de l’Auteur des choses, tout dégénère entre les mains des hommes.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 35
Pour être quelque chose, pour être soi-même et toujours un, il faut agir comme on parle ; il faut être toujours décidé sur le parti que l’on doit prendre, le prendre hautement, et le suivre toujours.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 40
Vivre, ce n’est pas respirer, c’est agir ; c’est faire usage de nos organes, de nos sens, de nos facultés, de toutes les parties de nous-mêmes, qui nous donnent le sentiment de notre existence. L’homme qui a le plus vécu n’est pas celui qui a compté le plus d’années, mais celui qui a le plus senti la vie. Tel s’est fait enterrer à cent ans, qui mourut dès sa naissance.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Firmin Didot frères, 1854, p. 13
En sortant de mes mains, il ne sera, j’en conviens, ni magistrat, ni soldat, ni prêtre ; il sera premièrement homme : tout ce qu’un homme doit être, il saura l’être au besoin tout aussi bien que qui que ce soit ; et la fortune aura beau le faire changer de place, il sera toujours sienne. Occupavi te, Fortuna, atque cepi ; omnesque aditus tuos interclusi, ut ad me aspirare non posses.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 42
Voulez-vous rendre chacun à ses premiers devoirs ? Commencez par les mères ; vous serez étonné des changements que vous produirez. Tout vient successivement de cette première dépravation : tout l’ordre moral s’altère ; le naturel s’éteint dans tous les cœurs […]. L’attrait de la vie domestique est le meilleur contre-poison des mauvaises mœurs.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 47-48
Point de mère, point d’enfant. Entre eux les devoirs sont réciproques ; et s’ils sont mal remplis d’un côté, ils seront négligés de l’autre. L’enfant doit aimer sa mère avant de savoir qu’il le doit. Si la voix du sang n’est fortifiée par l’habitude et les soins, elle s’éteint dans les premières années, et le cœur meurt pour ainsi dire avant que de naître.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 48
Celui qui ne peut remplir les devoirs de père n’a point le droit de le devenir. Il n’y a ni pauvreté, ni travaux, ni respect humain, qui le dispensent de nourrir ses enfants et de les élever lui-même […] Mais que fait cet homme riche, ce père de famille si affairé, et forcé, selon lui, de laisser ses enfants à l’abandon ? Il paye un autre homme pour remplir ces soins qui lui sont à charge. Âme vénale ! Crois-tu donner à ton fils un autre père avec de l’argent ? Ne t’y trompe point ; ce n’est pas même un maître que tu lui donnes, c’est un valet. Il en formera bientôt un second.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 52
Un père n’a point de choix et ne doit point avoir de préférence dans la famille que Dieu lui donne : tous ses enfants sont également ses enfants ; il leur doit à tous les mêmes soins et la même tendresse. Qu’ils soient estropiés ou non, qu’ils soient languissants ou robustes, chacun d’eux est un dépôt dont il doit compte main dont il le tient, et le mariage est un contrat fait avec la nature aussi bien qu’entre les conjoints.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 57-58
Les hommes ne sont point faits pour être entassés en fourmilières, mais épars sur la terre qu’ils doivent cultiver. Plus ils se rassemblent, plus ils se corrompent. Les infirmités du corps, ainsi que les vices de l’âme, sont l’infaillible effet de ce concours trop nombreux. L’homme est de tous les animaux celui qui peut le moins vivre en troupeaux. Des hommes entassés comme des moutons périraient tous en très peu de temps. L’haleine de l’homme est mortelle à ses semblables : cela n’est pas moins vrai au propre qu’au figuré. Les villes sont le gouffre de l’espèce humaine.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 66
Toute méchanceté vient de faiblesse ; l’enfant n’est méchant que parce qu’il est faible ; rendez-le fort, il sera bon : celui qui pourrait tout ne ferait jamais de mal.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 76-7
La raison seule nous apprend à connaître le bien et le mal. La conscience qui nous fait aimer l’un et haïr l’autre, quoique indépendante de la raison, ne peut donc se développer sans elle. Avant l’âge de raison, nous faisons le bien et le mal sans le connaître ; et il n’y a point de moralité dans nos actions, quoiqu’il y en ait quelquefois dans le sentiment des actions d’autrui qui ont rapport à nous.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 77
Sitôt qu’ils [les enfants] peuvent considérer les gens qui les environnent comme des instruments qu’il dépend d’eux de faire agir, ils s’en servent pour suivre leur penchant et suppléer à leur propre faiblesse. Voilà comment ils deviennent incommodes, tyrans, impérieux, méchants, indomptables ; progrès qui ne vient pas d’un esprit naturel de domination, mais qui le leur donne ; car il ne faut pas une longue expérience pour sentir combien il est agréable d’agir par les mains d’autrui, et de n’avoir besoin que de remuer la langue pour faire mouvoir l’univers.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 78
C’est donc dans la disproportion de nos désirs et de nos facultés que consiste notre misère. Un être sensible dont les facultés égaleraient les désirs serait un être absolument heureux.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 93
Il n’est jamais moins misérable que quand il paraît dépourvu de tout ; car la misère ne consiste pas dans la privation des choses, mais dans le besoin qui s’en fait sentir. Le monde réel a ses bornes, le monde imaginaire est infini ; ne pouvant élargir l’un, rétrécissons l’autre ; car c’est de leur seule différence que naissent toutes les peines qui nous rendent vraiment malheureux.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 94
Le chef-d’œuvre d’une bonne éducation est de faire un homme raisonnable : et l’on prétend élever un enfant par la raison ! C’est commencer par la fin, c’est vouloir faire l’instrument de l’ouvrage. Si les enfants entendaient raison, ils n’auraient pas besoin d’être élevés.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 107
Mais que tous vos refus soient irrévocables ; qu’aucune importunité ne vous ébranle ; que le non prononcé soit un mur d’airain, contre lequel l’enfant n’aura pas épuisé cinq ou six fois ses forces, qu’il ne tentera plus de le renverser. C’est ainsi que vous le rendrez patient, égal, résigné, paisible, même quand il n’aura pas ce qu’il a voulu; car il est dans la nature de l’homme d’endurer patiemment la nécessité des choses, mais non la mauvaise volonté d’autrui […] La pire éducation est de le laisser flottant entre ses volontés et les vôtres, et de disputer sans cesse entre vous et lui à qui des deux sera le maître ; j’aimerais cent fois mieux qu’il le fût toujours.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 110
Posons pour maxime incontestable que les premiers mouvements de la nature sont toujours droits : il n’y a point de perversité originelle dans le cœur humain ; il ne s’y trouve pas un seul vice dont on ne puisse dire comment et par où il y est entré. La seule passion naturelle à l’homme est l’amour de soi-même, ou l’amour-propre pris dans un sens étendu. Cet amour-propre en soi ou relativement à nous est bon et utile ; et, comme il n’a point de rapport nécessaire à autrui, il est à cet égard naturellement indifférent ; il ne devient bon ou mauvais que par l’application qu’on en fait et les relations qu’on lui donne.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 111
On se fait une grande affaire de chercher les meilleures méthodes d'apprendre à lire [...]. Un moyen plus sûr que tous ceux-là, et qu'on oublie toujours, est le désir d'apprendre. Donnez à l'enfant ce désir [...] ; toute méthode lui sera bonne.
Émile, ou De l’éducation, Jean-Jacques Rousseau, éd. Firmin Didot, 1854, livre second, p. 112
J’aime mieux être homme à paradoxes qu’homme à préjugés. Le plus dangereux intervalle de la vie humaine est celui de la naissance à l’âge de douze ans. C’est le temps où germent les erreurs et les vices, sans qu’on ait encore aucun instrument pour les détruire ; et quand l’instrument vient, les racines sont si profondes, qu’il n’est plus temps de les arracher […] La première éducation doit donc être purement négative. Elle consiste, non point à enseigner la vertu ni la vérité, mais à garantir le cœur du vice et l’esprit de l’erreur.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 112-3
Souvenez-vous qu’avant d’oser entreprendre de former un homme, il faut s’être fait homme soi-même ; il faut trouver en soi l’exemple qu’il se doit proposer.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 114
Je sais que toutes ces vertus par imitation sont des vertus de singe, et que nulle bonne action n’est moralement bonne que quand on la fait comme telle, et non parce que d’autres la font. Mais, dans un âge où le cœur ne sent rien encore, il faut bien faire imiter aux enfants les actes dont on veut leur donner l’habitude, en attendant qu’ils les puissent faire par discernement et par amour du bien. L’homme est imitateur, l’animal même l’est ; le goût de l’imitation est de la nature bien ordonnée ; mais il dégénère en vice dans la société.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 128
La seule leçon de morale qui convienne à l’enfance, et la plus importante à tout âge, est de ne jamais faire de mal à personne. Le précepte même de faire du bien, s’il n’est subordonné à celui-là, est dangereux, faux, contradictoire. Qui est-ce qui ne fait pas du bien ? Tout le monde en fait, le méchant comme les autres ; il fait un heureux aux dépens de cent misérables ; et de là viennent toutes nos calamités. Les plus sublimes vertus sont négatives : elles sont aussi les plus difficiles, parce qu’elles sont sans ostentation, et au-dessus même de ce plaisir si doux au cœur de l’homme, d’en renvoyer un autre content de nous. Ô quel bien fait nécessairement à ses semblables celui d’entre eux, s’il en est un, qui ne leur fait jamais de mal ! De quelle intrépidité d’âme, de quelle vigueur de caractère il a besoin pour cela ! Ce n’est pas en raisonnant sur cette maxime, c’est en tâchant de la pratiquer, qu’on sent combien il est grand et pénible d’y réussir.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 128-9
Un des premiers soins des enfants est, comme je l’ai dit, de découvrir le faible de ceux qui les gouvernent. Ce penchant porte méchanceté, mais il n’en vient pas ; il vient du besoin d’éluder une autorité qui les importune. Surchargés du joug qu’on leur impose, ils cherchent à le secouer ; et les défauts qu’ils trouvent dans les maîtres leur fournissent de bons moyens pour cela. Cependant, l’habitude se prend d’observer les gens par leurs défauts, et de se plaire à leur en trouver.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 151
On peut briller par la parure, mais on ne plaît que par la personne.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 485
Mais du moment qu’ils préfèrent une étoffe parce qu’elle est riche, leurs cœurs sont déjà livrés au luxe, à toutes les fantaisies de l’opinion ; et ce goût ne leur est sûrement pas venu d’eux-mêmes. On ne saurait dire combien le choix des vêtements et les motifs de ce choix influent sur l’éducation. Non seulement d’aveugles mères promettent à leurs enfants des parures pour récompenses, on voit même d’insensés gouverneurs menacer leurs élèves d’un habit plus grossier et plus simple, comme d’un châtiment. Si vous n’étudiez mieux, si vous ne conservez mieux vos hardes, on vous habillera comme ce petit paysan. C’est comme s’ils leur disaient : Sachez que l’homme n’est rien que par ses habits, que votre prix est tout dans les vôtres. Faut-il s’étonner que de si sages leçons profitent jeunesse, qu’elle n’estime que la parure, et qu’elle ne juge du mérite que sur le seul extérieur ? […] Tant qu’on n’a pas asservi l’enfant à nos préjugés, être à son aise et libre est toujours son premier désir ; le vêtement le plus simple, le plus commode, celui qui l’assujettit le moins, est toujours le plus précieux pour lui.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 160
En général, la vie dure, une fois tournée en habitude, multiplie les sensations agréables ; la vie molle en prépare une infinité de déplaisantes. Les gens élevés trop délicatement ne trouvent plus le sommeil que sur le duvet ; les gens accoutumés à dormir sur des planches le trouvent partout : il n’y a point de lit dur pour qui s’endort en se couchant.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 163
Sois juste, et tu seras heureux.
Conscience ! Conscience ! Instinct divin, immortelle et céleste voix ; guide assuré d’un être ignorant et borné, mais intelligent et libre ; juge infaillible du bien et du mal, qui rends l’homme semblable à Dieu, c’est toi qui fais l’excellence de sa nature et la moralité de ses actions ; sans toi je ne sens rien en moi qui m’élève au-dessus des bêtes, que le triste privilège de m’égarer d’erreurs en erreurs à l’aide d’un entendement sans règle et d’une raison sans principe. Grâce au ciel, nous voilà délivrés de tout cet effrayant appareil de philosophie : nous pouvons être hommes sans être savants ; dispensés de consumer notre vie à l’étude de la morale, nous avons à moindre frais un guide plus assuré dans ce dédale immense des opinions humaines.
Qu’il ne sache rien parce que vous le lui avez dit, mais parce qu’il l’a compris lui-même ; qu’il n’apprenne pas la science, qu’il l’invente. Si jamais vous substituez dans son esprit l’autorité raison, il ne raisonnera plus ; il ne sera plus que le jouet de l’opinion des autres.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 215
Car le temps approche où nos rapports vont changer, et où la sévérité du maître doit succéder [à la] complaisance du camarade.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 225
Que nous passons rapidement sur cette terre ! le premier quart de la vie est écoulé avant qu’on en connaisse l’usage ; le dernier quart s’écoule encore après qu’on a cessé d’en jouir. D’abord nous ne savons point vivre, bientôt nous ne le pouvons plus ; et, dans l’intervalle qui sépare ces deux extrémités inutiles, les trois quarts du temps qui nous reste sont consumés par le sommeil, par le travail, par la douleur, par la contrainte, par les peines de toute espèce. La vie est courte, moins par le peu de temps qu’elle dure, que parce que, de ce peu de temps, nous n'en avons presque point pour le goûter. L’instant de la mort a beau être éloigné de celui de la naissance, la vie est toujours trop courte, quand cet espace est mal rempli.
Émile, ou De l'éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Firmin Didot frères, 1854, livre quatrième, p. 238
La différence est que le bon s’ordonne par rapport au tout, et que le méchant ordonne le tout par rapport à lui. Celui-ci se fait le centre de toutes choses ; l’autre mesure son rayon et se tient à la circonférence.
Ne m’a-t-il pas donné la conscience pour aimer le bien, la raison pour le connaître, la liberté pour le choisir ? Si je fais le mal, je n’ai point d’excuse ; je le fais parce que je le veux : lui demander de changer ma volonté, c’est lui demander ce qu’il me demande ; c’est vouloir qu’il fasse mon œuvre et que j’en recueille le salaire ; n’être pas content de mon état, c’est ne vouloir plus être homme, c’est vouloir autre chose que ce qui est, c’est vouloir le désordre et le mal.
Les lois, toujours si occupées des biens et si peu des personnes, parce qu’elles ont pour objet la paix et non la vertu, ne donnent pas assez d’autorité aux mères.
L’ambition, l’avarice, la tyrannie, la fausse prévoyance des pères, leur négligence, leur dure insensibilité, sont cent fois plus funestes aux enfants que l’aveugle tendresse des mères.
Nous avons fait un être agissant et pensant ; il ne nous reste plus, pour achever l’homme, que de faire un être aimant et sensible, c’est-à-dire de perfectionner la raison par le sentiment.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 264
Ainsi, ce qui rend l’homme essentiellement bon est d’avoir peu de besoins, et de peu se comparer aux autres ; ce qui le rend essentiellement méchant est d’avoir beaucoup de besoins, et de tenir beaucoup à l’opinion. Sur ce principe, il est aisé de voir comment on peut diriger au bien ou au mal toutes les passions des enfants et des hommes. Il est vrai que, ne pouvant vivre toujours seuls, ils vivront difficilement toujours bons : cette difficulté même augmentera nécessairement avec leurs relations ; et c’est en ceci surtout que les dangers de la société nous rendent l’art et les soins plus indispensables pour prévenir dans le cœur humain la dépravation qui naît de ses nouveaux besoins.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 277
La préférence qu’on accorde, on veut l’obtenir ; l’amour doit être réciproque. Pour être aimé, il faut se rendre aimable ; pour être préféré, il faut se rendre plus aimable qu’un autre, plus aimable que tout autre, au moins aux yeux de l’objet aimé. De là les premiers regards sur ses semblables ; de là les premières comparaison avec eux, de là l’émulation, les rivalités, la jalousie. Un cœur plein d’un sentiment qui déborde aime à s’épancher : du besoin d’une maîtresse naît bientôt celui d’un ami. Celui qui sent combien il est doux d’être aimé voudrait l’être de tout le monde, et tous ne sauraient vouloir des préférences, qu’il n’y ait beaucoup de mécontents. Avec l’amour et l’amitié naissent les dissensions, l’inimitié, la haine.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 278
Voulez-vous donc exciter et nourrir dans le cœur d’un jeune homme les premiers mouvements de la sensibilité naissante, et tourner son caractère vers la bienfaisance et vers la bonté ; n’allez point faire germer en lui l’orgueil, la vanité, l’envie, par la trompeuse image du bonheur des hommes ; n’exposez point d’abord à ses yeux la pompe des cours, le faste des palais, l’attrait des spectacles ; ne le promenez point dans les cercles, dans les brillantes assemblées, ne lui montrez l’extérieur de la grande société qu’après l’avoir mis en état de l’apprécier en elle-même. Lui montrer le monde avant qu’il connaisse les hommes, ce n’est pas le former, c’est le corrompre ; ce n’est pas l’instruire, c’est le tromper.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 287-8
Faites-lui bien comprendre que le sort de ces malheureux peut être le sien, que tous leurs maux sont sous ses pieds, que mille événements imprévus et inévitables peuvent l’y plonger d’un moment à l’autre. Apprenez-lui à ne compter ni sur la naissance, ni sur la santé, ni sur les richesses ; montrez-lui toutes les vicissitudes de la fortune ; cherchez lui les exemples toujours trop fréquents de gens qui, d’un état plus élevé que le sien, sont tombés au-dessous de celui de ces malheureux.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 291
Si d’abord la multitude et la variété des amusements paraissent contribuer au bonheur, si l’uniformité d’une vie égale paraît d’abord ennuyeuse, en y regardant mieux, on trouve, au contraire, que la plus douce habitude de l’âme consiste dans une modération de jouissance qui laisse peu de prise au désir et au dégoût. L’inquiétude des désirs produit la curiosité, l’inconstance : le vide des turbulents plaisir produit l’ennui. On ne s’ennuie jamais de son état quand on n’en connaît point de plus agréable.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 298
L’homme du monde est tout entier dans son masque. N’étant presque jamais en lui-même, il y est toujours étranger, et mal à son aise quand il est forcé d’y rentrer. Ce qu’il est n’est rien, ce qu’il paraît est tout pour lui.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 298
Si c’en était ici le lieu, j’essayerais de montrer comment des premiers mouvements du cœur s’élèvent les premières voix de la conscience, et comment des sentiments d’amour et de haine naissent les premières notions du bien et du mal : je ferais voir que justice et bonté ne sont point seulement des mots abstraits, de purs être moraux formés par l’entendement, mais de véritables affections de l’âme éclairée par la raison, et qui ne sont qu’un progrès ordonné de nos affections primitives ; que, par la raison seule, indépendamment de la conscience, on ne peut établir aucune loi naturelle ; et que tout le droit de la nature n’est qu’une chimère, s’il n’est fondé sur un besoin naturel au cœur humain.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 305
Qu’il sache que l’homme est naturellement bon, qu’il le sente, qu’il juge de son prochain par lui-même ; mais, qu’il voie comment la société déprave et pervertit les hommes ; qu’il trouve dans leurs préjugés la source de tous leurs vices ; qu’il soit porté à estimer chaque individu, mais qu’il méprise la multitude ; qu’il voie que tous les hommes portent à peu près le même masque, mais qu’il sache aussi qu’il y a des visages plus beaux que le masque qui les couvre.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 308
Avertissez-le de ses fautes avant qu’il y tombe : quand il y est tombé, ne les lui reprochez point ; vous ne feriez qu’enflammer et mutiner son amour-propre. Une leçon qui révolte ne profite pas. Je ne connais rien de plus inepte que ce mot : Je vous l’avais bien dit.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 322
La voix intérieure ne sait point se faire entendre à celui qui ne songe qu’à se nourrir.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 342
Il faut parler tant qu’on peut par les actions, et ne dire que ce qu’on ne saurait faire.
En suivant toujours ma méthode, je ne tire point ces règles des principes d’une haute philosophie, mais je les trouve au fond de mon cœur écrites par la nature en caractères ineffaçables. Je n’ai qu’à me consulter sur ce que je veux faire : tout ce que je sens être bien est bien, tout ce que je sens être mal est mal : le meilleur de tous les casuistes est la conscience ; et ce n’est que quand on marchande avec elle qu’on a recours aux subtilités du raisonnement.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 372
Il est donc au fond des âmes un principe inné de justice et de vertu, sur lequel, malgré nos propres maximes, nous jugeons nos actions et celles d’autrui comme bonnes ou mauvaises, et c’est à ce principe que je donne le nom de conscience.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 376
Les actes de la conscience ne sont pas des jugements, mais des sentiments. Quoique toutes nos idées nous viennent du dehors, les sentiments qui les apprécient sont au dedans de nous, et c’est par eux seuls que nous connaissons la convenance ou disconvenance qui existe entre nous et les choses que nous devons respecter ou fuir.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 377
Tout métier utile au public n’est-il pas honnête ?
Dans les trois révélations, les livres sacrés sont écrits en des langues inconnues aux peuples qui les suivent. Les Juifs n’entendent plus l’hébreu, les Chrétiens n’entendent ni l’hébreu ni le grec ; les Turcs ni les Persans n’entendent point l’arabe ; et les Arabes modernes eux-mêmes ne parlent plus la langue de Mahomet. Ne voilà-t-il pas une manière bien simple d’instruire les hommes, de leur parler toujours une langue qu’ils n’entendent point ? On traduit ces livres, dira-t-on. Belle réponse ! Qui m’assurera que ces livres sont fidèlement traduits, qu’il est même possible qu’ils le soient ? Et quand Dieu fait tant que de parler aux hommes, pourquoi faut-il qu’il ait besoin d’interprète.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 396
Dieu lui-même a parlé : écoutez sa révélation. C’est autre chose. Dieu a parlé ! Voilà certes un grand mot. Et à qui a-t-il parlé ? Il a parlé aux hommes. Pourquoi donc n’en ai-je rien entendu ? Il a chargé d’autres hommes de vous rendre sa parole. J’entends ! Ce sont des hommes qui vont me dire ce que Dieu a dit. J’aimerais mieux avoir entendu Dieu lui-même ; il ne lui en aurait pas coûté davantage, et j’aurais été à l’abri de la séduction. Il vous en garantit en manifestant la mission de ses envoyés. Comment cela ? Par des prodiges. Et où sont ces prodiges ? Dans les livres. Et qui a fait ces livres ? Des hommes. Et qui a vu ces prodiges ? Des hommes qui les attestent. Quoi ! Toujours des témoignages humains ! Toujours des hommes qui me rapportent ce que d’autres hommes ont rapporté ! Que d’hommes entre Dieu et moi.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 387-388
Toute méchanceté vient de faiblesse ; l’enfant n’est méchant que parce qu’il est faible ; rendez-le fort, il sera bon : celui qui pourrait tout ne ferait jamais de mal.
En lui faisant sentir quel charme ajoute à l’attrait des sens l’union des cœurs, je le dégoûterai du libertinage, et je le rendrai sage en le rendant amoureux.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 428
Et qu’est-ce que le véritable amour lui-même, si ce n’est chimère, mensonge, illusion ? On aime bien plus l’image qu’on se fait que l’objet auquel on l’applique. Si l’on voyait ce qu’on aime exactement tel qu’il est, il n’y aurait plus d’amour sur la terre. Quand on cesse d’aimer, la personne qu’on aimait reste la même qu’auparavant, mais on ne la voit plus la même ; le voile du prestige tombe, et l’amour s’évanouit.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 431
Ainsi donc, c’est bien moins de la sensualité que de la vanité qu’il faut préserver un jeune homme entrant dans le monde : il cède plus aux penchants d’autrui qu’aux siens, et l’amour-propre fait plus de libertins que l’amour.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 433
S’il n’a pas les formules de politesse, il a les soins de l’humanité. Il n’aime à voir souffrir personne ; il n’offrira pas sa place à un autre par simagrée, mais il la lui cédera volontiers par bonté.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 439
Il parle peu, parce qu’il ne se soucie guère qu’on s’occupe de lui, par la même raison il ne dit que des choses utiles : autrement, qu’est-ce qui l’engagerait à parler ? Émile est trop instruit pour être jamais babillard. Le grand caquet vient nécessairement, ou de la prétention à l’esprit, dont je parlerai ci-après, ou du prix qu’on donne à des bagatelles, dont on croit sottement que les autres font autant de cas que nous. Celui qui connaît assez de choses pour donner à toutes leur véritable prix, ne parle jamais trop ; car il sait apprécier aussi l’attention qu’on lui donne et l’intérêt qu’on peut prendre à ses discours. Généralement, les gens qui savent peu parlent beaucoup, et les gens qui savent beaucoup parlent peu. Il est simple qu’un ignorant trouve important tout ce qu’il sait, et le dise à tout le monde.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 440
Celui qui disait : Je possède Laïs sans qu’elle me possède, disait un mot sans esprit. La possession qui n’est pas réciproque n’est rien : c’est tout au plus la possession du sexe, mais non pas de l’individu. Or, où le moral de l’amour n’est pas, pourquoi faire une si grande affaire du reste ? Rien n’est si facile à trouver.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 457
L’empire des femmes n’est point à elles parce que les hommes l’ont voulu, mais parce que ainsi le veut la nature : il était à elles avant qu’elles parussent l’avoir […] Cet empire est aux femmes, et ne peut leur être ôté, même quand elles en abusent : si jamais elles pouvaient le perdre, il y a longtemps qu’elles l’auraient perdu.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 470
La femme et l’homme sont faits l’un pour l’autre, mais leur mutuelle dépendance n’est pas égale : les hommes dépendent des femmes par leurs désirs ; les femmes dépendent des hommes et par leurs désirs et par leurs besoins ; nous subsisterions plutôt sans elles qu’elles sans nous. Pour qu’elles aient le nécessaire, pour qu’elles soient dans leur état, il faut que nous le leur donnions, que nous voulions le leur donner, que nous les en estimions dignes ; elles dépendent de nos sentiments, du prix que nous mettons à leur mérite, du cas que nous faisons de leurs charmes et de leurs vertus. Par la loi même de la nature, les femmes, tant pour elles que pour leurs enfants, sont à la merci des jugements des hommes : il ne suffit pas qu’elles soient estimables, il faut qu’elles soient estimées ; il ne leur suffit pas d’être belles, il faut qu’elles plaisent.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 475
La première et la plus importante qualité d’une femme est la douceur.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 482
Et tout au contraire on devrait leur faire entendre que tant d’ajustement n’est fait que pour cacher des défauts, et que le vrai triomphe de la beauté est de briller par elle-même […] Je ne la louerais jamais tant que quand elle serait le plus simplement mise […] J’ai aussi remarqué que les plus pompeuses parures annonçaient le plus souvent de laides femmes.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 485-6
La conscience est le plus éclairé des philosophes.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 535
Veux-tu donc vivre heureux et sage, n’attache ton cœur qu’à la beauté qui ne périt point : que ta condition borne tes désirs, que tes devoirs aillent avant tes penchants : étends la loi de la nécessité aux choses morales ; apprends à perdre ce qui peut t’être enlevé ; apprends à tout quitter quand la vertu l’ordonne, à te mettre au-dessus des évènements, à détacher ton cœur sans qu’ils le déchirent, à être courageux dans l’adversité, afin de n’être jamais misérable, à être ferme dans ton devoir, afin de n’être jamais criminel. Alors tu seras heureux malgré la fortune, et sage malgré les passions […] Tu n’auras point, il est vrai, l’illusion des plaisirs imaginaires ; tu n’auras point aussi les douleurs qui en sont le fruit.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 585