Remove ads
écrivain français De Wikiquote, le recueil de citations libre
Christian Bobin, né le 24 avril 1951 au Creusot en Saône-et-Loire où il demeure jusqu'à sa mort le 23 novembre 2022 à Chalon-sur-Saône, est un écrivain français.
Il offre à qui sait voir une vision irremplaçable du monde des affaires : un canton, une terre basse, une terre sans ciel, sans espérance. On fabrique du plastique, de l'acier, du carton. On invente des déchets. C'est ça l'industrie régnante, la grande aventure de l'industrie : c'est de ne plus savoir ce qu'on fait et que cela ne mérite pas le temps de le faire, et c'est persuader les autres qu'il faut le faire encore plus, huit heures pas jour, huit siècles par heure. […]
La présence de l'argent y est considérable, autant que celle de Dieu dans les sociétés primitives. Elle irradie de la même façon. Elle gouverne le mouvement des pensées comme celui des visages. Ceux qui commandent la servent. Ils dépensent leur temps sans compter. Ils croient travailler quand ils ne font que jouir. Ils croient jouir quand ils ne font qu'obéir à leur rang. Ils sont fiers de cette servitude.
Vous faites une promenade dans la neige. C'est la première neige de l'année. C'est comme chaque fois la première neige de votre vie. Elle est légère comme l'esprit. Elle est claire comme l'enfance. Elle est blanche, toute blanche comme l'esprit de l'enfance. Elle recouvre la pensée. Elle éclaire le cœur. Elle est votre vie blanche. Elle est votre seule vie, que vous ne vivez pas.
L'écrivain, c'est celui qui ne gagne aucune place — pas même la dernière. Celui qui se tient comme ça, debout, dans un rang de chaises vides. À nommer le feu d'une voix glacée.
Écrire c'est faire retentir sur la neige chaque pas de l'ange. Écrire c'est par instants se retourner, et voir l'éclair de la hache haut levée, d'un seul coup la fin de l'énigme.
L'état de crise est l'état naturel du monde : une guerre après l'autre, une invention après l'autre, un chiffre d'affaires sur un taux de suicides, une famine sur des parfums de luxe. Dans le monde tout se mélange. Dans le monde tout va ensemble, sauf l'amour. Il ne va avec rien. Il n'est nulle part. Il manque. Il manque comme le pain dans les périodes de guerre, comme le souffle dans la gorge des mourants. Il manque comme le temps dans les jeux de l'enfance.
Le paysage n'est plus rien ce qui fait qu'on le traverse vite. Devant ce rien de paysage, vous prenez connaissance de l'homme fabriqué en série, de l'homme absent : il va de Paris à Tokyo, de Tokyo à New York. Il va partout sur la terre électrique, comme un cadavre répandu dans sa mort. Il prend des trains. Il prend des trains qui vont d'un point à un autre. De rien à rien. Dans sa précipitation, il amène le vide. Si souvent qu'il parle, il n'entend que lui-même. Si loin qu'il aille, il ne trouve que lui-même. Il tache de gris tout ce qu'il traverse. Il dort dans ce qu'il voit. Vous vous dites : ces gens qui voyagent tant, ils ne font plus un seul pas. Ils n'avancent pas, jamais.
Avec la fin de l'amour, apparaissent les rois mages : la mélancolie, le silence et la joie. Ils avancent lentement dans l'air bleu. Ils emmènent avec eux une couronne d'ombre, une larme d'or. Ils viennent de l'enfance. Ils pénètrent dans l'âme. Lentement. Jour après jour. La mélancolie, le silence et la joie. Dans cet ordre-là, toujours : le silence au milieu, au centre.
La petite robe claire du silence.
Jusqu'ici, sa gaieté pouvait passer pour le privilège d'une jeunesse dorée, sûre de son avenir parce que maîtresse du monde. Or voici que cette humeur se maintient et s'accroît dans le noir d'une prison, loin des siens. C'est donc que cette joie venait d'ailleurs, de bien plus loin qu'une simple ivresse du monde. Il est dans cette prison comme Jonas dans le ventre de la baleine : plus rien de clair ne lui parvient. Alors il chante. Alors il trouve dans son chant plus qu'une lumière et plus qu'un monde : sa vraie maison, sa vraie nature et son vrai lieu.
En lui, François ne dit plus rien. Il chante toujours. Il chante de plus en plus. La prison de Pérouse, la maladie d'Assise et le rêve de Spolète : trois plaies discrètes par lesquelles s'en va le mauvais sang de l'ambition. Ne reste plus que cette gaieté à présent sans objet. Les amis, les filles, le jeu : il ne trouve plus cela assez joyeux. Il espère à présent une jouissance plus grande que celle d'être jeune et adoré sur terre.
Quelques heures après le procès il rencontre un mendiant à qui il demande la bénédiction que son père lui refuse. Ainsi pourra-t-il vraiment aller, s'étant donné une vraie parenté : le vrai père c'est celui qui bénit, pas celui qui maudit. Le vrai père c'est celui qui ouvre les chemins par sa parole, pas celui qui retient dans les filets de sa rancœur.
Les prophètes s'adressent aux hommes pour leur parler de Dieu, ce qui donne à leur voix ce timbre rauque, cette couleur fauve. Lui, il s'adresse à Dieu pour l'entretenir des hommes, pour faire tinter à l'oreille du Dieu lointain cette pure note que chacun délivre par sa vie, par le seul maintien de sa vie dans la durée. C'est une note légère, grêle. Il faut parler le plus bas possible pour ne pas la recouvrir.
Il est chrétien, donc juif. La Bible est son livret de famille. Il tient de ses ancêtres juifs qui sont dans la Bible : il va dans le monde comme dans un livre obscur. Il va avec patience du rien d'une lettre au rien de la lettre suivante, et l'ensemble finit par faire une seule phrase nette, claire. Il parle avec douceur à chaque vie éphémère et les rassemble toutes dans une éternité d'amour régnant.
Emily Dickinson a passé ses jours et ses nuits dans la prunelle de Dieu : invisible et voyant tout.
On vole d'erreur en erreur, jusqu'à la vérité finale.
Jean-Sébastien Bach masse ma cervelle avec ses mains en or.
Pascal enfant veut toujours connaître les raisons des choses. Sa sœur raconte comment, un invité ayant heurté à table avec son couteau une assiette de faïence, cela donna un son qui cessa dès qu'il mit la main sur l'assiette : l'enfant voulut sans délai comprendre la cause de ce son, et celle de sa disparition. L'écriture est le vaisselier de l'éternel : le bruit de l'assiette de faïence résonne quatre siècles après dans la tête du lecteur.
La sainteté c'est juste de ne pas faire vivre le mal qu'on en a en soi.
Pascal a trois ans quand sa mère meurt. La pensée la remplace aussitôt. Elle fait le même travail impossible de rassurance.
Cette jeune femme de l'autre côté de la porte vitrée, avec ses deux enfants qui se mêlaient à ses jambes et la protégeaient du néant : à l'instant où elle a ouvert la porte, un rai de soleil l'a glorifiée. Il n'y a rien de plus beau à voir dans cette vie que les gens et la couronne qu'ils portent de travers sur leur tête, sans la connaître.
« Ils ne savent pas ce qu'ils font » est la parole la plus intelligente jamais dite. Elle fait du Christ le plus profond des voyants, son visage aux yeux d'or collé à la fenêtre du réel.
La poésie est une pensée échappée de l'enclos des raisonnements, une cavale de lumière qui saute par-dessus la barrière du cerveau et file droit vers son maître invisible.
Ma mère avait une machine à coudre dont le mécanisme était mis en marche par une pédale et qui, travail accompli, rentrait en basculant à l'intérieur d'un meuble verni. Il y a la même machine cachée dans la musique de Bach. On peut entendre dans ses airs le cliquetis de l'aiguille sur l'étoffe du silence, tandis que les pieds de l'ange actionnent rythmiquement la pédale. Le travail des mères comme celui de Bach rafraîchit les tempes de Dieu et apaise le diable, ce pauvre enfant que tout panique.
J'ai toujours su que mon père n'était pas mort.
Du tombeau noir de ma chambre d'enfant, la nuit, j'entendais dans la pièce à côté la voix lumineuse de mes parents parlant de la journée enfuie. Je n'ai jamais rien entendu de si beau.
La vérité est une ambiance : on ouvre un livre, on entre dans une pièce et on sait.
Poussin, avant de commencer un tableau, fabriquait une maquette de bois où il installait des figurines de cire molle représentant ses sujets. Il les vêtait de toile de Cambrai mouillée pour étudier les plis de leurs vêtements et voir comment se répartiraient les ombres et la lumière. Ce n'est qu'après avoir joué à la poupée qu'il s'attelait à la peinture.
Du temps de Vermeer les enfants font rouler leurs billes sur les allées à l'intérieur des églises de Delft, plus propices à ce jeu que les ruelles pavées. Le tintement des billes fait sursauter Dieu, le tirant du sommeil de ses rites.
On dit que la voix et les yeux sont, dans la chair, ce qui est le plus proche de l'âme, je ne sais pas si c'est vrai et de quelle vérité, je sais que la mort est goulue et qu'elle va au plus vite, comme un voyou mettant la main sur un trésor, en un millième de seconde les yeux sont vidés et la voix est éteinte, fini, fini, fini.
Je te parle à voix basse, je te parle à voix folle, j'emprunte la voix des gens du douzième siècle pour te parler, j'emprunte les mots de rose et d'églantier, les sentes d'amour courtois, les troubadours vantaient la grâce d'une femme qui n'était pas la leur mais celle d'un prince, aujourd'hui tu es l'épouse du roi de la lumière, tu dors entre les bras puissant de Dieu et cela ne m'empêche pas de te parler et de continuer ma cour,[…]
On ne voit pas, on n'imagine pas les ombres qui traversent le cœur d'une adolescente, sagement penchée sur un livre écrit par une jeune femme à peine plus âgée qu'elle, Emily Brontë, Les Hauts du Hurlevents. Tu me parles souvent de ce livre, de cette lecture secrète faite au grand jour de tes seize ans. Peu de livres changent une vie. Quand ils la changent c'est pour toujours, des portes s'ouvrent que l'on ne soupçonnaient pas, on entre et on ne reviendra plus en arrière.
Toutes les mères sont impossibles — qu'elles aiment trop ou qu'elles n'aiment pas assez. Il n'y a pas en la matière de juste mesure. Tu as tout donné à tes enfants. Tu leur as même donné des armes pour résister à ta folie d'amour, pour trouver cet espace, en eux, qui leur était nécessaire, où personne n'a le droit d'entrer — et surtout pas une mère.
Nous lisons mal et bien trop vite. Dans cette parole si connue de Thérèse d'Avila, le mot important, que négligent presque tous les lecteurs, est le mot « comme » : « L'amour est fort comme la mort. » Tu n'as jamais rien cru d'autre.
La joie est la matière la plus rare du monde. Elle n'a rien à voir avec l'euphorie, l'optimisme ou l'enthousiasme. Elle n'est pas un sentiment. Tous nous sentiments sont soupçonnables. La joie ne vient pas du dedans, elle surgit du dehors — une chose de rien, circulante, aérienne, volante.
Tu as eu le temps de voir ton métier entamé par la logique de ce monde marchand. Ouverture de l'école aux entreprises, adaptation d'un système périmé, les discours n'ont pas manqué. Les discours de la servitude ne font jamais défaut. Proposer la lecture de Fred Uhlman, c'était donner aux esprits un appui, le calme et la stupeur indispensable à toute pensée juste.
Rien dans cette vie n'est vain. Rien dans cette vie ne dépend de nous. Cette vie nous est donnée, et avec elle nous est donnée bien plus que ce qui nous sera repris le jour de notre mort.
Je n'aime pas ceux qui parlent de Dieu comme d'une valeur sûre. Je n'aime pas non plus ceux qui en parlent comme d'une infirmité de l'intelligence. Je n'aime pas ceux qui savent, j'aime ceux qui aiment.
Dans ce monde, il n'y a que la joie qui m'intéresse. Ce que j'appelle « joie » est de même envergure que la vie - quelque chose de brillant comme une larme sur un visage et comme un bouton-d'or dans l'herbe, sans que l'on puisse distinguer entre ces deux lumières.
La mort tombe dans la vie comme une pierre dans un étang ː d'abord éclaboussures, affolements dans les buissons, battements d'ailes et fuites en tout sens. Ensuite grands cercles sur l'eau, de plus en plus larges. Enfin le calme à nouveau, mais pas du tout le même silence qu'auparavant, un silence, comment dire ː assourdissant.
J'aime de plus en plus cette vie à laquelle je prends de moins en moins part.
Geai est allongée sous un drap de deux centimètres de glace, ce qui n'empêche pas de la voir : son sourire enlève à la glace son opacité, son sourire enlève au monde entier son opacité. Albain est allongé sur Geai, ou plus exactement sur la glace en dessous de laquelle Geai sourit. Ils se regardent. Longtemps. Visage contre visage. Le sourire d'Albain répond au sourire de Geai. Les deux sourires bavardent. Très, très longtemps.
Un sourire est comme une armée d'avant-garde, une modification de la chair qui survit à la chair, qui se sépare d'elle et vole très loin, bien plus loin que le visage d'où ce sourire est monté, où il s'est conçu.
Les vieilles lois du monde se lisent à l'envers aussi bien qu'à l'endroit : celui qui a quelque chose en moins a, dans le même temps, quelque chose en plus.
Disparaître est un privilège de vivant. Les morts n'ont pas ce privilège. Ils en ont d'autres, ne craignons rien pour eux.
C'est ainsi qu'Albain commentait en silence, commentait pour lui seul, le sourire errant sur les lèvres de Rosamonde première et dans les yeux de Rosamonde seconde — deux créatures vivantes, douées d'impatience et de gaieté, et à leurs lèvres, dans leurs yeux, le même sourire que Geai.
Exactement le même.
Il n'y a rien de caché, tout est là sous nos yeux, la vie passée, la vie présente et la vie future, comme trois petites filles échangeant en riant des confidences sur une route de campagne.
Le cœur des morts est une boîte à musique. À peine commence-t-on à penser à eux qu'il en sort un air léger et déchirant.
Je ne sais quoi penser de la mort. Elle me semble étrange — mais pas plus au fond que l'amour ou le ciel dans les yeux des nouveau-nés. La mort, l'amour et les yeux brûlants de bleu sont des choses pures et légendaires. Je les regarde sans comprendre — comme dans la terrible nuit des contes on regarde les fenêtres illuminées d'une maison dans la forêt, là-bas, au loin, très loin.
Il n'y a pas d'autre consolation que la vérité.
Un rouge-gorge, au pied du tilleul, saute à la corde avec un rai de lumière.
Les nouveau-nés tiennent Dieu captif à l'intérieur de leurs mains closes.
J'ai enlevé beaucoup de choses inutiles de ma vie et Dieu s'est rapproché pour voir ce qui se passait.
L. dans une conversation se prenait parfois à rougir. Son visage avec ses joues enflammées, légèrement arrondies par un reste d'enfance, ressemblait alors à celui d'une jeune paysanne comme il s'en trouve dans les contes et dont on s'aperçoit à la fin que sa bonté faisait d'elle une princesse.
Ne croyez pas que je sois bon, sage ou même intelligent, croyez seulement à ce que j'ai vu car je l'ai réellement vu.
Pendant trente ans je suis resté assis à la table parentale. Mes amis, un à un, s'en allaient du Creusot, découvraient d'autres pays, s'installaient dans d'autres villes. Il me semblait que, nulle part ailleurs, je n'aurais été devant des visages aussi étonnants que ceux que je retrouvais deux fois par jour, à chaque repas. Père, mère, frère, sœur : quoi de plus étrange que ces gens qui vous ressemblent tant et sont si différents ? Partager son pain avec eux c'était aller bien plus loin qu'en Chine. À quoi bon courir le monde alors que je n'avais pas encore déchiffré les énigmes de ces présences familières ? Autour de la table les anges de l'ordinaire virevoltaient, éblouis par les lueurs de la toile cirée à motifs de fleurs.
Mon père finissait toujours ses repas avec un morceau de pain sec. Ma mère au début s'en offusquait, comme s'il lui avait silencieusement reproché de ne pas l'avoir assez nourri. il lui fallu du temps pour comprendre que le pain était pour mon père le plus délicieux des desserts. Les gens croient montrer leur profondeur quand ils brassent des opinions. Mais les opinions sont des branches mortes flottants sur l'eau croupie de l'époque. J'ignore ce que mon père pensait de ce qui occupait la première page des journaux. Je sais seulement que je sais tout de lui quand je le revois manger avec entrain un quignon de pain dur, comme si le ciel lui avait offert un mets de roi.
Le néant et l'amour sont de la même race terrible. Notre âme est le lieu de leur empoignade indécise.
Le paradis est l'endroit où nous n'aurons plus besoin d'être rassurés.
« Si je lis un livre et qu'il rend tout mon corps si glacé qu'aucun feu ne pourra jamais me réchauffer, je sais alors que c'est de la poésie. Si je sens le sommet de ma tête arraché, je sais aussi qu'il s'agit de poésie. Ce sont mes deux seules façons de le savoir. Y en a-t-il d'autres ? » Higginson ne peut répondre. Il n'a jamais imaginé que la poésie puisse être une affaire virale, l'apothéose de toutes lucidités, l'arrachement du bandeau que la vie met sur les yeux des vivants pour qu'ils n'aient pas trop peur à cet instant dernier qu'est chaque instant passant.
La mort n'éteint pas la musique, n'éteint pas les roses, n'éteint pas les livres, n'éteint rien.
Le nouveau-né a devant lui une forêt en feu qu'il lui faudra traverser pieds nus.
Sur le pont Alexandre-III à Paris un marchand cuit des marrons en leur évitant de charbonner, les présente dans un cornet à double soufflet — un pour les marrons, un autre pour les épluchures, et offre en plus un rince-doigts. Par son calme et son goût démodé de la perfection, il défait à lui seul la sinistre économie mondiale.
Les livres de papier dans leurs lits de cristal dorment comme des anges. Un regard et ils sortent d'un sommeil de plusieurs siècles, fraternels, vifs encore. Je repose le livre sur son rayonnage. Je sors dans la rue en pente. La voix blessée de Marceline court comme une rivière rafraîchissante sous les bruits du monde. Le bleu du ciel fond. La grande guerre continue, elle n'a jamais cessé.
Jean-Sébastien Bach a dans le dos une clé en or que je tourne plusieurs fois par jour.
On ne fait pas plus paysan que Bach : toujours le même sillon tracé dans le même champ, les mêmes bottes de lumière portées aux anges de l'étable, et une cantate dorée sur la table chaque dimanche.
Un grand musicien est quelqu'un qui donne après plusieurs années de travail ce que donne le rossignol au premier jet de son chant.
Ce matin j'ai assisté derrière la vitre à un opéra silencieux de geais, si beau que, pendant quelques minutes, il eût été sacrilège d'écrire ou même de penser.
Tous les vivants sont dans mon cœur. L'auberge est vaste. Il y a même un lit et un repas chaud pour les criminels et les fous.
Chaque jour est une lutte avec l'ange des ténèbres, celui qui plaque ses mains glacées sur nos yeux pour nous empêcher de voir notre gloire cachée dans notre misère.
Une montagne de découragement s'élève devant moi, je cherche le chemin de contrebandier qui permettra de la franchir.
C'est parce que chacun cherche à tout prix à souffrir le moins possible que la vie est infernale.
Un jour, nous comprendrons que la poésie n'était pas un genre littéraire mal vieilli mais une affaire vitale, la dernière chance de respirer dans le bloc du réel.
Les gens assis le long du couloir menant au scanner, je les reconnais au premier regard : c'est le peuple gris du quai de gare d'Auschwitz. Les hôpitaux nous mènent si loin de chez nous que notre âme peine à nous suivre.
L'âme est un jeune tigre qui bondit par-dessus la mort.
Chère Marceline Desbordes-Valmore, vous m'avez pris le cœur à la gare du Nord.
Aujourd’hui on n’écrit plus de lettres. C’est comme s’il n’y avait plus d’enfant pour jeter sa balle de l’autre côté du mur.
Sur la table cirée la pomme rouge crie de joie. On n’entend qu’elle. Je pose à son côté le livre de Ronsard : le livre est plus vivant que la pomme.
Ronsard sculpte les femmes comme Dieu qui n’existe pas sculpte les roses du jardin.
À vingt ans, je me suis lié à un étrange jeune homme dont le nom en danois signifie : cimetière. Kierkegaard. Il est revenu cette nuit de son dix-neuvième siècle. Comment vous dire sa pensée, il y faudrait un conte : l’histoire d’un enfant si pur qu’il ne pourrait respirer l’air du monde sans mourir aussitôt. Alors il retiendrait sa respiration et descendrait en lui-même si profondément que le monde ne pourrait plus l’atteindre.
Sören Kierkegaard, je t’aime d’être violent comme le printemps avec ses tournois d’abeilles et ses crimes de lumière. Pas de morale, juste Dieu qui arrive en titubant au fond du jardin avec ses habits mités, juste l’Esprit aux radieuses fièvres, la branche fleurie de la colonne vertébrale et la poussée des fleurs dans la bouche.
Le monde dans le plein jour est un gratte-ciel qui s'effondre : une poussière d'images s'élève, qui se diffuse dans les âmes. La nuit, ce nuage mortifère retombe. Vers trois heures du matin, les eaux d'un silence couvrent le monde. Ne sont guère éveillés que les souffrants dans les hôpitaux, les moines dans leurs monastères ou les boulangers devant leur four – tous silencieusement liés à l'essentiel et à lui seul.
Hölderlin écrit des poèmes battus par l’air bleu comme des bannières. Une joie violente naît de leur vision – comme quand on découvre une clarière après une marche entre des arbres serrés : une orgie d’émeraudes.
Ce n’est pas « joli », la poésie. Ce n’est pas « charmant ». Ce n’est pas plus joli ni charmant que la bave aux lèvres d’un ange bégayant deux paroles pour sortir d’une impasse. Je pense au menuisier qui a recueilli Hölderlin. Quand on travaille le bois, on est théologien du vent, de la sève, du froid, de cette veine si fine où la branche casse sans effort. Hölderlin est mille fois mort avant sa mort. Ses poèmes – les bandelettes du ressuscité.
Dans la salle d’attente du médecin de Saint-Sernin, je lis Hölderlin. Son écriture a la transparence dangereuse de la vodka. Au bout d’une heure la salle est remplie de mots de toutes les couleurs dont le battement à mes tempes commence à me guérir.
Je voudrais vous parler de celle dont le monde parle et qui échappe à tout le monde. Je voudrais vous parler de Marilyn. Sa folie a régné sur le monde et c’était un règne sans mauvaiseté. Mais de folie quand même. Elle est une preuve de Dieu.
Marilyn tendait une gaieté volatile sur la petite assiette de son visage. Mangez-moi. Ceci est ma folie, ceci est ma perte. Je suis des vôtres. Simplement j’ai dans les paillettes de mes yeux et sur la charité de mes lèvres les stigmates du paradis, l’ombre portée de la lumière éternelle. Elle affolait les hommes mais aussi bien les femmes ou le soleil. Sa fragilité était invulnérable. Elle n’arrêtait pas de souffrir ni de sourire.
Seamless Wikipedia browsing. On steroids.
Every time you click a link to Wikipedia, Wiktionary or Wikiquote in your browser's search results, it will show the modern Wikiwand interface.
Wikiwand extension is a five stars, simple, with minimum permission required to keep your browsing private, safe and transparent.