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empereur byzantin de 685 à 695 et de 705 à 711 De Wikipédia, l'encyclopédie libre
Justinien II (latin : Flavius Justinianus Augustus, grec : Ιουστινιανός Βʹ), (né vers 668 et mort le ), dit Rhinotmète – latin Rhinotmetus (ὁ Ῥινότμητος « Nez coupé ») –, est un empereur byzantin ayant régné entre 685 et 695, puis entre 705 et 711. Il est le fils de Constantin IV et de sa femme Anastasie, et le dernier représentant ayant régné de la dynastie des Héraclides.
Justinien II | |
Empereur byzantin | |
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Solidus à l'effigie de Justinien II. | |
Règne | |
-695 (10 ans) - 6 ans, 3 mois et 20 jours |
|
Période | Héraclides |
Précédé par | Constantin IV Tibère III Apsimar |
Suivi de | Léonce Philippicos |
Biographie | |
Naissance | vers 668 |
Décès | (43 ans) Damatrys, Opsikion |
Père | Constantin IV |
Mère | Anastasia |
Fratrie | Héraclius |
Épouse | Eudoxie Théodora |
Descendance | Anastasia Tibère |
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Très jeune, il est positionné comme l'héritier de son père, auquel il succède à seize ou dix-sept ans, dans le contexte d'un Empire confronté à de multiples menaces extérieures. Il s'impose rapidement comme un souverain énergique mais parfois brutal et prompt à certaines décisions hâtives. S'il profite des désordres internes aux Omeyyades pour reprendre un peu de terrain en Orient, il est de nouveau sur la défensive après une grave défaite en 692. De même, dans les Balkans, s'il peut stabiliser la situation autour de Thessalonique, il ne reprend guère de terrain aux Slaves et aux Bulgares. Usant des déplacements de population pour rétablir certaines de ses frontières et provinces affaiblies, cette politique n'est pas toujours couronnée de succès.
Sur le plan intérieur, il se distingue par une politique fiscale agressive et des réformes parfois hostiles à l'aristocratie. Il est également connu pour sa réforme monétaire, qui fait figurer le Christ sur les pièces de monnaie. Au-delà, il s'investit dans les questions religieuses et organise le concile In Trullo en 692 qui attise les dissensions avec la papauté et confirme le déclin de l'influence impériale en Italie. Renversé violemment en 695 par une coalition hétéroclite menée par le général Léonce, il est mutilé et exilé en Crimée.
Revenu au pouvoir par la faveur d'une alliance avec les Bulgares en 705, son second règne est souvent dépeint comme une ère de violence et de vengeance par des chroniqueurs byzantins qui lui sont souvent hostiles. Au-delà, il ne parvient pas durablement à rétablir sa légitimité alors que la pression des Arabes se fait toujours plus intense en Asie Mineure. Contesté notamment à Ravenne malgré une réconciliation avec le pape Constantin, il est finalement renversé par un soulèvement parti de la cité de Cherson en Crimée, en 710-711. Mené par le général arménien Philippicos, il conduit à l'exécution de Justinien et de son fils, Tibère, contribuant à plonger un peu plus l'Empire dans une ère troublée de coups d'état et de guerres civiles, jusqu'en 717.
Le règne de Justinien II intervient dans une période de crise profonde de l'Empire byzantin, confronté à des invasions de grande ampleur et à une rétraction significative de son aire d'influence. Cette crise politique s'accompagne également d'un déclin de la production littéraire, y compris des chroniques historiques. En outre, aucune de celles qui ont pu être composées lors de son règne n'ont été préservées, à l'image de celle de Trajan le Patricien, seul historien de cette époque à être connu mais dont le témoignage semble particulièrement hostile à Justinien[1].
Cette rareté des écrits est souvent soulignée comme le principal obstacle à une bonne compréhension du règne[2]. La principale source pour appréhender cette époque est la Chronique de Théophane le Confesseur, composée plusieurs décennies après la mort de Justinien II. Il est d'ailleurs probable qu'il a repris des écrits aujourd'hui disparus, possiblement plus contemporains de Justinien II, comme la Chronique de Théophile d'Édesse ou bien la chronique de 720, parfois attribuée à Trajan et que certains historiens ont surnommé la chronique de Justinien, considérant que le règne de ce dernier constitue le sujet principal de ce texte perdu mais en partie recopié par d'autres[3],[4]. La Chronique de Théophane est une source indispensable pour la période de Justinien II, mais sa fiabilité doit être évaluée avec prudence. L’interprétation moralisatrice et le biais anti-Justinien de Théophane ont influencé durablement la perception de cet empereur, contribuant à construire une légende noire autour de sa personnalité et de son règne.
Le patriarche Nicéphore Ier de Constantinople a composé un Breviarium qui peut servir de contrepoids au récit de Théophane. Si cet ouvrage est plus concis, il est plus neutre par rapport à Justinien II, sans l'épargner pour autant. Il est notamment précieux dans l'appréhension de la politique religieuse de l'Empereur. Georges le Moine, qui écrit encore quelques décennies plus tard, reprend généralement la narration de Nicéphore ou de Théophane mais l'amende parfois, ce qui laisse penser qu'il s'appuie sur la même source depuis disparue[5].
Pour Constance Head, l'importance de ces écrits, composés principalement au début du IXe siècle, doit être analysée au prisme de leur contexte d'écriture, soit les troubles liés à l'iconoclasme. La question des relations entre l'empereur et le clergé est alors prégnante, de même que le sujet de l'autoritarisme de certains souverains. La politique de Justinien II, parfois jugée tyrannique et peu respectueuse de l'autonomie de l'Eglise, devient alors une source de critique forte, s'apparentant à une forme de damnatio memoriae[6].
D'autres sources extérieures à l'Empire enrichissent la perception du règne de Justinien et font parfois appel à des écrits disparus ou non utilisés par les chroniqueurs byzantins. Parmi les textes les plus utilisés figurent le récit tardif de Michel le Syrien, auteur oriental du XIIe siècle, la chronique plus contemporaine de Paul Diacre, qui permet d'appréhender les relations entre l'Empire et l'Italie, de même que des sources proches du pape tel que le Liber Pontificalis ou encore le récit d'Agnellus de Ravenne, centré sur la capitale de l'exarchat de Ravenne. Le chroniqueur arménien Ghévond offre un regard également précieux, sur le contexte plus général des conquêtes musulmanes et des rapports entre l'Arménie et Byzance. Souvent plus neutres, ces textes pondèrent parfois certains jugements des chroniqueurs byzantins, à l'image de l'ampleur de la répression de Justinien II à son retour au pouvoir[7].
Les historiens arabes sont pareillement mobilisables, à l'instar de la chronique d'Al-Tabari ou celle d'Al-Baladhuri, postérieurs aux événements de l'époque de Justinien mais qui peuvent aussi s'appuyer sur des travaux désormais disparus. La principale limite de ces sources reste leur traitement souvent laconique des affaires byzantines, au prisme des guerres avec la califat[8].
Les perspectives plus modernes sur le règne de Justinien II oscillent entre la prise en compte plus ou moins littérale des sources byzantines et la recherche d'une distanciation vis-à-vis d'elles. Les travaux spécifiquement consacrés à Justinien II sont peu nombreux. En 1923, l'historien français Charles Diehl lui consacre un article, qui reprend largement la vision négative des chroniqueurs byzantins[9]. Il y dépeint la biographie pleine d'aventures d'un souverain régnant dans les temps les plus tragiques de l'Empire byzantin. Ainsi, il dit de sa vie que « peu de romans d'aventure sont plus mouvementés et plus pittoresques que ne le fut la vie de ce souverain ; et si Justinien II fut un des monstres les plus authentiques qui se soient assis sur le trône de Byzance, c'est un beau monstre aussi, et assez représentatif du temps où il vécut »[10]. Il le décrit inexpérimenté et impulsif, surtout vaniteux et cherchant à imiter la gloire de son célèbre homonyme, Justinien Ier[11]. Georg Ostrogorsky n'a pas un jugement très différent quand il dit de lui « qu'il lui manquait le jugement pondéré et l'équilibre qui sont la marque du vrai homme d'Etat. Nature passionnée et impulsive, il rappelait plutôt son grand-père par sa complexion psychologique », porté par une soif inextinguible de gloire propice aux excès, mais non dénué de qualités et d'une claire vision des exigences de l'Etat[12].
Plus récemment, les historiens ont essayé d'enrichir l'approche du règne de Justinien II. Constance Head, première biographe du souverain, s'efforce de lire les sources byzantines avec un regard très critique, en particulier sur les événements du second règne de Justinien. Souvent dépeint comme une période de vengeance et de violence aveugles, elle tente de démontrer que le souverain essaie de stabiliser la situation d'un Empire en crise sur de nombreux fronts[13]. Rappelant la richesse de la vie de ce souverain, déchu, exilé et empereur à nouveau, soulignant le mystère qui entoure son époque, elle ne nie pas les limites de son caractère et les erreurs qui ont émaillé ses deux règnes. Cependant, elle rappelle également l'ampleur des défis de l'Empire d'alors et le choc de sa mutilation sur sa trajectoire personnelle et impériale, symbole de la violence de son temps[14].
Au-delà des écrits scientifiques, Justinien II a joui d'une modeste postérité littéraire. Ainsi, il figure parmi les personnages du De casibus virorum illustrium de Boccace, partageant avec les autres protagonistes d'avoir connu un retournement de la fortune après une période faste, symbolisant la gloire éphémère et toujours fragile[15]. est le personnage principal d'un roman de Harry Turtledove, historien spécialiste de l'Empire byzantin mais également auteur d'uchronies, intitulé Justinian.
Justinien est un représentant de la dynastie des Héraclides, au pouvoir depuis Héraclius en 610, parfois considérée comme la première dynastie byzantine[16]. Plus précisément, Justinien est le fils de Constantin IV et d'Anastasie. Sa date de naissance n'est pas connue avec précision mais il vient probablement au monde en 668 ou 669, étant donné que Théophane le Confesseur note qu'il a seize ans à son accession au trône[17]. L'Empire byzantin est alors confronté à de nombreuses crises, notamment à des menaces externes, symbolisées par l'expansion de l'islam, qui le prive de ses possessions au Proche-Orient et en Egypte. Contraint de se replier sur l'Anatolie, l'Empire est également sous la pression des Bulgares et des Slaves dans les Balkans, ainsi que des Lombards en Italie. Constantin IV lui-même essuie des défaites, dans la bataille d'Ongal qui permet aux Bulgares de franchir le Danube. Toutefois, il obtient une paix salvatrice face aux Musulmans, qui échouent à prendre Constantinople[18].
Il existe une tradition chypriote qui fait de Justinien un natif de l'île mais une telle hypothèse apparaît hautement improbable et illustrerait surtout la popularité du personnage sur une île qu'il a essayé de protéger au mieux des incursions arabes[19].
En tant que fils aîné et héritier présomptif de son père, Justinien subit néanmoins la concurrence de ses deux oncles, Héraclius et Tibère, associés au trône de Constantin IV. Ils finissent par se révolter mais sont vaincus et subissent l'ablation de leur nez[20],[21]. L'interrogation qui demeure, c'est l'association au trône du jeune Justinien. Il est souvent postulé qu'il est nommé coempereur pour sécuriser sa prétention au trône mais les sources sont laconiques à ce sujet et ne permettent pas d'établir fermement cette réalité[N 1]. En revanche, en 684, Constantin IV envoie des cadeaux au pape Benoît II, pour cultiver les bonnes relations avec Rome. Il y joint notamment les mèches de cheveux de ses deux fils, Justinien et Héraclius. Ce geste vise à en faire les deux fils spirituels du souverain pontife. Il s'agit également d'une des rares références à Héraclius, le petit frère de Justinien, qui pourrait être mort prématurément[22].
Quand il accède au trône, Justinien est très jeune, entre 16 et 17 ans. Impulsif, il tente de consolider les frontières d'un Empire en crise, en profitant notamment des difficultés que rencontrent les Omeyyades.
La guerre contre les Arabes est devenue la priorité militaire de l'Empire byzantin depuis les premiers temps de l'expansion de l'Islam, qui lui ont imposé l'abandon de nombreuses provinces au Proche-Orient. Sous Constantin IV, Constantinople est même attaquée mais des désordres internes au califat omeyyade suspendent l'expansionnisme islamique. Ainsi, juste avant sa mort en 685, Constantin IV obtient un accord très avantageux du calife Abd Al-Malik, alors fortement contesté par d'autres prétendants à sa fonction. Dès son arrivée sur le trône, Justinien II tente d'en profiter pour reprendre l'offensive, sans que les détails des campagnes qu'il ordonne soient précisément connus[23]. Dès 686, il envoie en Arménie byzantine et en Ibérie, disputées jusqu'alors entre les Arabes et les Khazars, une armée chargée d'y rétablir la suzeraineté byzantine. Cette armée, commandée par Léonce, stratège des Anatoliques, non seulement installe dans ces deux pays des princes vassaux de l'Empire byzantin, mais pousse jusqu'en Azerbaïdjan et en Albanie du Caucase et obtient divers tributs des princes locaux[17],[24].
Par ailleurs, au Liban et en Syrie, les Byzantins soutiennent plus ou moins activement les Mardaïtes, une communauté chrétienne qui conteste la suprématie musulmane. Le degré d'implication des Byzantins dans les raids qu'ils mènent est discuté mais, en 688, la ville d'Antioche échappe pour un temps au contrôle d'Abd al-Malik[25]. En 689, ces succès persuadent le calife Abd Al-Malik de réviser à l'avantage des Byzantins le traité qu'il avait signé avec Constantin IV juste avant sa mort : il accepte de partager à égalité les revenus de l'Arménie byzantine, de l'Ibérie et de Chypre. Ce régime original, apparenté à une forme de condominium, perdure durant plus de deux siècles pour le cas de Chypre et témoigne de l'équilibre qui s'instaure progressivement entre les deux empires du Proche-Orient[26]. En échange l'empereur accepte le transfert des Mardaïtes chrétiens dans l'Empire. En tout au moins douze mille hommes, apparemment avec leur famille, même s'il reste des Mardaïtes en territoire musulman ; Justinien II les installe dans le thème maritime des Karabisianoi et fait d'eux des rameurs de sa flotte[27]. Enfin, le tribut s'élève à 1 000 pièces d'or, auxquelles s'ajoutent un cheval et un esclave à livrer chaque vendredi[28],[29],[N 2]. Si Théophane le Confesseur déplore le transfert des Mardaïtes, qui prive l'Empire d'une force capable de semer le trouble à la frontière avec les Musulmans, le traité confirme le regain byzantin après des décennies de reculs et peut être analysé comme un succès pour le jeune Justinien, alors que l'historien Khalid Blankinship évoque une humiliation pour Abd Al-Malik[30],[31].
En 689, l'empereur attaque de nouveau les Arabes, bien que le traité soit apparemment toujours en vigueur, mais la poursuite de la guérilla mardaïte en territoire musulman pourrait avoir amené le calife à suspendre le versement de son tribut. L'armée envoyée par l'empereur traverse les monts Amanus et s'approche du mont Liban. Abd Al-Malik, qui se prépare à reconquérir la Mésopotamie sur ses opposants musulmans, préfère négocier un nouveau traité avec les Byzantins : le tribut qu'il paie est réduit de mille nomismata par jour à mille par semaine, mais il laisse le champ libre à l'empereur en Arménie, en Ibérie et à Chypre ; Justinien II accueille six mille cinq cents Mardaïtes supplémentaires, avec leurs familles, et les recrute comme rameurs pour le thème de l'Hellas, mais il en reste encore sur le mont Liban.
La situation des Balkans n'est guère meilleure pour l'Empire que celle de sa frontière orientale. Depuis plusieurs décennies, la frontière du Danube a cédé avec l'incursion de peuplades slaves qui ont fondé des sklavinies, des principautés indépendantes, au sud du fleuve jusqu'en Grèce. En parallèle, depuis la bataille d'Ongal, les Bulgares contrôlent la région du Danube. La pénétration slavo-bulgare met en péril les bastions de la présence byzantine dans les Balkans, jusqu'à Thessalonique, plusieurs fois menacée par les Slaves, notamment lors du siège de 676-678. Vers 688, Justinien II décide de mater ces derniers par une démonstration de force de sa cavalerie. Il fait campagne en Thrace et va jusqu'à Thessalonique. Là, il soumet 30 000 Slaves (le nombre fait débat) qu'il déporte en Bythinie. Il semble également les avoir christianisés puisqu'il est fait référence, quelques années plus tard, à un évêque de Gordoserba, qui pourrait être celui d'un des établissements slaves d'Anatolie[32]. Par ce mouvement, il entend à la fois consolider la présence byzantine autour de Thessalonique et renforcer les défenses anatoliennes en leur adjoignant un contingent de forces slaves[33].
Justinien semble avoir joui d'une postérité favorable à Thessalonique. Constance Head émet l'hypothèse que d'anciennes fresques découvertes dans la basilique Saint-Dimitri de Thessalonique pourraient dépeindre l'arrivée de Justinien II dans la cité[34]. De même, un fragment de mosaïque découvert sur un reliquaire de la basilique fait référence à Justinien, demandant l'aide de Démétrios de Thessalonique pour vaincre ses ennemis[35]. Le fait que ce fragment date de l'ère Paléologue atteste de la permanence de son souvenir[36]. Enfin, un édit datant du règne de Justinien attribue une saline, jusque-là propriété de l'Etat, à l'église Saint-Dimitri de Thessalonique, en retour de l'aide qu'aurait apporté ce saint à la campagne de Justinien[37]. Par cet acte, Justinien renforce le lien qu'il entend établir entre ses succès et la légitimité divine de son pouvoir[38].
S'il ne reconquiert pas véritablement de territoire, il consolide fortement le thème de Thrace, dont il est parfois crédité de la création par les historiens. En revanche, le récit de Théophane selon lequel il aurait échappé de justesse à la mort, lors d'une embuscade tendue par les Bulgares sur le chemin du retour, est probablement erronée, étant donné qu'il n'est pas confirmé par d'autres sources, en particulier celle de Nicéphore de Constantinople[39].
Les hostilités sont rouvertes par Justinien en 692, alors même qu'Abd Al-Malik est en passe de sortir victorieux de la guerre civile qui a miné son début de règne. Les historiens s'interrogent parfois sur les raisons de cette attaque byzantine, alors même que les conditions favorables liées à la division interne au califat n'est plus d'actualité. Pour un chroniqueur comme Théophane le Confesseur, c'est le paiement du tribut dans une monnaie différente de la nomisma byzantine qui provoque l'intervention de l'empereur, mécontent de voir apparaître le dinar arabe. En outre, son choix de déporter une partie de la population chypriote sur le continent aurait été mal interprété par Abd al-Malik, le voyant comme contraire au principe de cosouveraineté sur l'île et un facteur de baisse des ressources fiscales qu'il pourrait espérer de l'île. L'empereur, conscient de sa difficulté à protéger la population byzantine de l'île, aurait alors préféré la déporter sur le continent, non sans que le transfert ne fasse un grand nombre de victimes. L'essentiel des survivants sont alors installés en Bithynie ou au sud de l'Asie Mineure, dans une ville nouvelle, nommée Nea Justinianopolis[40],[41]. L'historien moderne Ralph-Johannes Lilie préfère interpréter cette reprise de la guerre comme une tentative de Justinien de prévenir l'attaque probable à venir d'un califat ragaillardi[42].
Pendant l'été 692, l'empereur se met en campagne personnellement, à la tête d'une armée dans laquelle sont intégrés pour la première fois ses trente mille mercenaires slaves, sous leur propre commandant Néboulos. Mais il n'est pas encore arrivé à la frontière qu'une armée arabe, envoyée par le calife, a déjà pénétré en territoire byzantin. La rencontre a lieu près d'une ville qui n'est pas identifiée avec certitude, appelée Sébastopolis. Les Byzantins semblent sur le point d'avoir le dessus, lorsque les Slaves, avec Néboulos lui-même à leur tête, passent à l'ennemi, ayant, dit-on, reçu de l'argent et des promesses du général arabe Muḥammad ibn Marwān[43]. À cette vue, les Byzantins se débandent à leur tour. En fait, les Arabes se retirent ensuite sans pousser leur avantage, mais Justinien II, frustré d'une victoire à portée de main, enrage. Selon Théophane le Confesseur, il se venge cruellement des Slaves en faisant massacrer ou vendre en esclavage ceux qui ne sont pas partis avec les Arabes ; il fait aussi arrêter Léonce, stratège des Anatoliques, qu'il tient apparemment pour responsable de son revers, et le fait enfermer dans un cachot à Constantinople. Si ce dernier fait semble attesté, sa vengeance à l'encontre des 10 000 Slaves restés dans le camp byzantin est incertaine ; il est également possible qu'il ait réduit en eslavage les Slaves d'Asie Mineure[44]. Les autres sources, tant Nicéphore de Constantinople que Michel le Syrien, qui a pu exploiter d'autres documents, évoquent plutôt la désertion de l'entièreté du contingent serbe[45],[N 4].
Quoi qu'il en soit, cette défaite marque le retour des offensives arabes, qui s'emparent rapidement de la Cilicie[46]. En outre, dans la foulée de la défaite de Sebastopolis, les Arméniens menés par Smbat VI Bagratouni se révoltent et les Omeyyades en profitent pour reprendre le contrôle de la province[47].
La lutte contre les Arabes se décline également sur un autre front : l'Afrique du Nord. L'exarchat de Carthage, qui regroupe les possessions byzantines dans la région, est sous une forte pression de l'expansionnisme musulman qui a déjà submergé la Tripolitaine. Alliés à certaines tribus berbères, les Byzantins parviennent plus ou moins à résister. Cependant, en 688, cette coalition est vaincue lors de la bataille de Mammès, lors de laquelle périt Koceïla, influent chef berbère. Si les Musulmans ne parviennent pas à exploiter ce succès et sont même vaincus peu après, leur pression devient de plus en plus irrésistible en Tunisie. Ainsi, en 695, au moment du renversement de Justinien II, qui ne peut envoyer de renforts significatifs en Afrique lors de son règne, l'armée du général Hassan Ibn Numan s'apprête à submerger l'Afrique byzantine[48]. Celle-ci tombe dès 698[49].
L’un des aspects les plus étudiés du règne de Justinien concerne l’émission des monnaies. Symbole fort de la puissance impériale, la frappe monétaire est un moyen incontournable d’affirmation de l’autorité du souverain, ne serait-ce que par l’iconographie adoptée et des messages qu’elle véhicule. Les premières monnaies frappées par Justinien II reprennent le type byzantin du VIIe siècle, soit la figure de l'empereur associée, sur les solidus (ou nomismata), à la Croix surplombant trois marches. Il est représenté sous des traits juvéniles et portant les attributs classiques du pouvoir byzantine, dont l'orbe crucigère[50]. Toutefois, rapidement, Justinien innove profondément en représentant le Christ sur les pièces de monnaie, pour la première fois de l’histoire byzantine et en remplacement de la Croix, souvent positionnée sur l’une des faces, l’autre étant occupée par la figure de l’empereur. Celle-ci demeure mais est désormais placée au revers, le Christ occupant l’avers, plus prestigieux[N 5].
La date de cette évolution et les liens avec le califat des Omeyyades, qui affirme sa propre iconographie monétaire, ont fait couler beaucoup d’encre. Pour des historiens comme André Grabar, il s’agit d’une véritable guerre froide des images, d’autres n’y décèlent qu’une coïncidence[51]. En effet, les Omeyyades abandonnent sous Justinien II le style byzantin qu’ils ont conservé pendant un temps pour leurs monnaies, probablement dans un souci d’assurer une continuité économique par-delà leurs conquêtes. Entre 693 et 697, Abd al-Malik positionne la figure du calife debout en lieu et place du souverain byzantin[52]. L’identité de ce personnage est incertaine mais il tient une épée et la Shahada, profession de foi islamique, trouve également sa place sur les pièces de monnaie. Théophane le Confesseur affirme que Justinien II rompt le traité de paix car le calife paie son tribut avec ces nouvelles pièces de monnaie, dont l’empereur byzantin ne reconnaît pas la valeur[53].
L’articulation entre les évolutions monétaires byzantines et musulmanes reste débattue mais tend à être relativisée voire rejetée. Certains historiens, comme récemment Mike Humphreys, estiment que Justinien innove assez tôt, vraisemblablement à la Pâques 690 en s’appuyant sur l’apparence de certains sceaux impériaux qui évoluent également[54]. La fête pascale s’accorde assez bien avec le positionnement du Christ sur les pièces de monnaie et le loros qui réapparaît comme l’habit de l’empereur sur les pièces de monnaie. En effet, ce vêtement est étroitement associé à Pâques. Dès lors, le calife aurait réagi en réaction à cette christianisation plus poussée de la monnaie. Au contraire, Mike Markowitz considère que Justinien agi en réponse à l’audace califale, en lien avec le récit de Théophane le Confesseur[55]. Enfin, des historiens refusent d'associer trop étroitement les deux évolutions. Cécile Morrisson et Vivien Prigent soulignent la dynamique interne à l'Empire byzantin, privilégiant de plus en plus les références ouvertement chrétiennes[56]. Ainsi, ils rappellent que Justinien confirme la condamnation du monothélisme et réaffirme la place du Christ dans la théologie chrétienne[57].
Concernant les raisons de cette évolution byzantine, les historiens l’associent régulièrement au concile In Trullo de 692 qui valorise la représentation humaine du Christ, au détriment de représentations figurées, dont la croix est l’un des avatars. Pour autant, là où André Grabar et James Breckenridge voient dans l'évolution monétaire une conséquence ou une traduction en acte des décisions conciliaires, d'autres comme Philip Grierson affirment que cette évolution aurait animé certains débats du concile, amené à prendre position[58].
La mention Servus Christi (serviteur du Christ) entourant l’empereur et celle de Rex Regnantium (roi des gouvernants) entourant le Christ, illustre le lien entre l’empereur terrestre et le Christ céleste. La figure de ce dernier évolue légèrement avec le temps. Il a d’abord l’apparence du Christ dit Pantocrator, sous une forme de majesté, la main droite dans un geste de bénédiction et la main gauche tenant l’Evangile, la chevelure flottante. Vers le deuxième règne, son visage évolue quelque peu, prenant une apparence plus jeune et avec les cheveux bouclés, similaire à celle dépeinte dans les Évangiles de Rabula, avec l'ajout de la mention Pax[59]. Dans un souci d'interprétation, James Breckenridge a vu dans la première forme l'incarnation d'un Empire stabilisé et d'un Christ protecteur[60]. En miroir, la deuxième forme, plus présente lors du second règne, se rapprocherait de l'image de l'empereur et renforcerait l'association entre Justinien et le Christ, dans un souhait de réaffirmer sa légitimité fragilisée. Néanmoins, cette interprétation reste hypothétique[61]. Enfin, dans un souci de légitimer son fils comme successeur, il le fait aussi figurer à ses côtés[62].
Les monnaies en argent (les hexagrammes) devenues rares dans le monde byzantin subsistent sous Justinien II. Elles ne semblent frappées qu'à des occasions spéciales et représentent également le Christ au droit, associé à l'empereur au revers[63].
L'apparition du Christ sur les monnaies atteste de l'importance qu'accorde Justinien II à sa politique religieuse. Dès 686-687, il reprend les conclusions du troisième concile de Constantinople réuni par son père et les proclame officiellement lors d'un synode. Par ailleurs, il envoie une ambassade au pape Conon pour l'informer de cet événement. À l'automne 691, il se fait l'émule à la fois de son père et de son homonyme Justinien par la convocation d'un concile œcuménique[64]. Comme il n'y a alors aucune question théologique à trancher, on décide de se concentrer sur la discipline et la liturgie, avec un concile complétant le cinquième (convoqué par Justinien) et le sixième (convoqué par Constantin IV), réputés déficients de ce point de vue : il est donc appelé le « concile in Trullo » (Πενθέκτη σύνοδος). Cet acte de convocation illustre le rône religieux qu'entend se donner l'empereur : celui de défenseur de l'orthodoxie[65].
Composé de 215 évêques (dont 183 du ressort du patriarche de Constantinople, Thrace et Asie mineure), il statue sur un grand nombre de pratiques et coutumes tant du clergé que des laïcs. Il bannit notamment les dernières pratiques païennes qui subsistent, de même que certains usages apparentés au paganisme, comme les masques issus du théâtre grec ou la divination[66]. Pour autant, ces pratiques ne cessent pas toujours et Justinien lui-même aurait consulté un dénommé Cyrus pour prédire l'avenir[67]. Certaines exigences morales, notamment pour le clergé, sont renforcées avec la prévention de la pornographie ou de la prostitution, de même que l'usage du prêt avec intérêt est strictement prohibé pour les hommes d'Église[68]. Au total, ce sont 102 canons qui sont adoptés[69].
Mais la conséquence de sa composition, et du caractère très concret de son ordre du jour, est qu'il décide l'imposition des usages de l'Église grecque à toutes les autres Églises, notamment la latine, qui en ont souvent de très différents. Dans ce concile « œcuménique », le pape est supposé être représenté par Basile, métropolite de Gortyne (la Crète étant à l'époque du ressort de Rome) et par son légat à Constantinople, mais leurs titres de représentation ne sont apparemment pas très clairs[70]. Basile signe les actes, prétendant engager la papauté. Néanmoins, le document final signé par Justinien laisse une place vacante pour que le pape y appose la sienne. Mais quand Serge Ier reçoit les actes du concile, en 693, il les rejette complètement, déniant toute valeur à ce concile[71],[72]. Les raisons de ce refus sont multiples. Elles tiennent à la place marginale tenue par les légats papaux dans les discussions, qui aboutit de fait à donner une influence prépondérante à l'Eglise byzantine. Plusieurs décisions, à propos du célibat des prêtres, sur la condamnation de l'observation du jeûne du samedi propre aux églises latines ou sur la primauté romaine sont mal perçues par la papauté[73]. De même, la préférence donnée à la représentation du Christ, au détriment par exemple de celle de l'Agneau pascal, passe mal en Italie, tandis que des historiens voient parfois dans cette décision une préfiguration des débats à venir sur l'iconoclasme et la représentation du divin. Ainsi, Mike Humphreys oppose Justinien II à Léon III l'Isaurien, l'empereur qui combat les icônes et introduit l'iconoclasme. Dans les deux cas, ces souverains auraient cherché à s'attirer les faveurs divines. Pour Justinien II, ce serait en exaltant une religiosité par des représentations figurées du divin alors que Léon III aurait cherché à limiter ce qui a pu être perçu comme des excès d’idolâtrie, contribuant aux malheurs de l'Empire[74].
Rome voit plus largement dans le concile une menace sur son indépendance et sa primauté. En effet, tout en acceptant celle-ci, le concile décide que le siège de Constantinople doit jouir des mêmes privilèges et des mêmes statuts que celui de Rome[70]. Pendant plusieurs mois, les échanges se poursuivent, sans aucun résultat. Finalement, Justinien II, dans une opération d'intimidation, envoie le magistrianos Serge à Rome, et celui-ci arrête deux collaborateurs du pape (Jean de Porto, légat pontifical au concile de 680, et le conseiller Boniface), qui sont emmenés à Constantinople[75],[76]. Serge Ier ne cédant pas, le protospathaire Zacharie est envoyé pour l'arrêter lui-même, mais les troupes italiennes de l'exarque de Ravenne se mutinent et sont sur le point de lyncher Zacharie, qui ne doit son salut qu'à l'intervention du pape lui-même, puisqu'il se réfugie dans sa résidence[77],[76],[78],[79]. Cet événement consacre la division croissante entre l'Italie et Constantinople. Le rôle de l'exarque de Ravenne dans cette affaire n'est pas mentionnée mais c'est la première fois qu'une telle défiance envers l'autorité impériale s'affirme en Italie. Alors que les prédécesseurs de Justinien II sont parvenus à congédier certains papes, lui-même se heurte à une opposition victorieuse. Il est d'ailleurs possible que l'empereur réagisse en détachant de Rome le diocèse d'Illyrie orientale, regroupant une bonne part des Balkans, la Grèce et les îles de la mer Egée, pour le mettre sous l'obédience de Constantinople[80].
En dépit des divisions que suscite le concile In Trullo, Justinien en a tiré une certaine aura auprès de plusieurs Eglises orthodoxes, qui ont reconnu sa sainteté, en raison de son rôle dans la redéfinition de pans importants de la théologie[81]. Toutefois, les divers documents théologiques ne concordent pas tous. Dans le Synaxaire de Constantinople, il est fait référence à la commémoration d'un empereur Justinien mais sans préciser lequel. D'autres synaxaires mentionnent tantôt Justinien Ier, tantôt Justinien II, voire les deux.
Lors de son premier règne, Justinien II se distingue par des mesures parfois sévères prises à l'encontre de divers pans de la société, qui contribuent à son impopularité et mènent à sa chute. Il s'appuie beaucoup sur quelques fonctionnaires pour mener ces réformes. Constance Head note d'ailleurs la similitude avec le règne de Justinien Ier, dont l'admninistration est l'apanage de Jean de Cappadoce[82]. Deux personnages se distinguent : l'eunuque Étienne le Perse nommé sacellaire et le moine défroqué Théodote, nommé logothète général, soit le responsable du trésor impérial. Il s'agit d'ailleurs de la première occurrence de cette fonction. Ces deux hommes vont s'efforcer d'augmenter les revenus fiscaux d'un Empire en crise, au risque de provoquer l'ire d'une partie de la population, en particulier l'aristocratie, dont Justinien paraît se méfier[83]. Il est difficile de connaître le degré de véracité des récits de chroniqueurs souvent hostiles à l'empereur mais ses deux fonctionnaires semblent avoir usé de moyens parfois cruels, notamment la torture ou l'emprisonnement arbitraire, pour parvenir à leurs fins[84],[85]. Ils auraient même fouetté, ou feint de le faire, la propre mère de l'empereur, Anastasie[86].
C'est également sous Justinien qu'une importante réforme fiscale serait intervenue même si les sources historiques sont très laconiques. Jusqu'à présent, la taxe foncière est intimement associée à la taxe levée sur les individus (la capitation), liant fortement l'homme à la terre. La dernière mention de ce système intervient vers 687. Par la suite, la taxe sur les individus est remplacée par le kapnikon, un impôt sur les foyers, distinct de la taxe foncière. Néanmoins, la date de cette réforme est très incertaine et pourrait intervenir postérieurement à la mort de Justinien II[87]. Quoi qu'il en soit, en séparant plus nettement l'individu de la terre, cette réforme aurait permis une plus grande mobilité, en particulier pour les paysans souvent soumis à une forme de servage et aurait donc, conséquemment, déplu à l'aristocratie[88].
Justinien II se distingue également par l'ampleur de sa politique de migrations forcées de certaines populations. C'est une pratique récurrente des souverains byzantins, qui leur permet soit de renforcer certaines zones frontalières, soit de réduire le risque séditieux de certaines populations en les déplaçant. Ces deux objectifs ne sont d'ailleurs pas incompatibles. Toutefois, Justinien II porte cette pratique à des niveaux rarement atteints[89]. Ainsi, il déplace plusieurs milliers de Slaves en Asie Mineure pour sécuriser les environs de Thessalonique, accueille plusieurs milliers de Mardaïtes toujours en Asie Mineure, renforçant son appareil militaire et déplace enfin une partie de la population chypriote sur le continent. Le choix d'installer la plupart de ces populations en Bithynie peut s'expliquer par les ravages qu'a subi cette province lors du siège de Constantinople (674-678)[90].
Par ailleurs, il poursuit la politique provinciale de son temps. La structure administrative de l'Empire est alors en pleine évolution, avec l'émergence des thèmes, de nouvelles provinces à dominante militaire. L'essor de ces entités demeure mal compris et il n'est pas possible de déterminer quel souverain les a véritablement créées. De même, leur périmètre territorial est parfois incertain. Ainsi, à l'occasion du concile, l'empereur fait référence aux thèmes des Arméniaques, des Anatoliques et de l'Opsikion, particulièrement bien connus. En revanche, le thème de Thrace peut se référer soit à celui des Thracésiens en Anatolie, soit à la Thrace en Europe, une solution qui a la faveur des historiens. C'est également sous son règne qu'apparaît le thème de l'Hellade[91]. Toutefois, comme le souligne Jean-Claude Cheynet, il s'agit alors moins d'une circonscription territoriale qu'un corps d'armée principalement recruté en Grèce, celle-ci ayant été en partie débarrassée des populations slaves quelques années auparavant[92]. Apparaissent aussi à la fin du VIIe siècle les kleisoura, des sortes de districts frontaliers le long de la ligne de front avec les Omeyyades. Militarisés, ils font l'objet d'une administration particulière[93]. Enfin, Justinien aurait érigé la Sicile en thème à une date incertaine mais peut-être en réaction à la perte d'influence byzantine en Afrique, l'île étant alors l'une des rares régions de l'Empire préservée par la guerre[94],[95]. L'ensemble de ces réformes contribue plus largement à l'abandon des vieilles structures romaines de l'armée et de l'administration territoriale, au profit d'une organisation nouvelle[96].
Ce système des thèmes repose sur l'existence de paysans soldats, des hommes libres qui disposent d'une parcelle de terres et mobilisables en temps de guerre pour assurer principalement des fonctions défensives, en lien avec les assauts répétés des Musulmans sur la frontière orientale. Ce système militaire qui semble apparaître au VIIe siècle aurait été soutenu par Justinien II et expliquerait notamment sa politique parfois hostile à la grande aristocratie. Il préserve plutôt les droits de ces propriétaires plus modestes, qui constituent désormais l'ossature de l'armée byzantine. Ainsi, les historiens attribuent régulièrement le Nomos Georgikos, un corpus de lois codifiant des règles applicables aux paysans propriétaires, à Justinien II[97],[98],[N 6],[99]. Au-delà, ce corpus de lois illustre l'affirmation d'une société plus rurale, après les chocs démographiques et les pertes territoriales des années précédentes, qui imposent une adaptation du droit existant à des communautés paysannes plus autonomes[100].
A l'instar de son glorieux homonyme, Justinien II se lance dans un programme de constructions d'une relative envergure au regard des difficultés de l'Empire, même si nombre de ses réalisations n'ont probablement pas survécu dans les sources. Il s'engage surtout dans l'agrandissement et l'embellissement du Grand Palais même si les détails manquent sur son programme artistique. Il érige surtout deux grands halls de réception, le triklinos et le lausiacos, cette dernière pièce ou galerie permettant peut-être de connecter la salle du trône au palais de Daphnè. Quant au triklinos, aussi surnommé Ioustinianos, il donne directement accès à la kathisma, la loge impériale de l'Hippodrome, lieu hautement symbolique du pouvoir[101]. Il pourrait avoir décoré le triklinos de proues de navires capturés car des trophées sont parfois mentionnées dans les descriptions de la pièce[102]. En parallèle, il renforce les défenses du Palais par l'érection de murs.
Selon une anecdote rapportée par Théophane, il aurait fait détruire une chapelle pour y bâtir à la place une fontaine et une série de bancs où il aurait eu l'habitude de recevoir les représentants des dèmes, en particulier les Bleus. La destruction d'un lieu de culte pouvant passer pour une impiété, il demande au patriarche de la déconsacrer, ce que celui-ci semble refuser, allant jusqu'à prononcer une sorte de prière au moment de la cérémonie, pour marquer sa désapprobation[103],[104],[85].
Il aurait également décoré le Milion, colonne centrale de la ville, de six plaques représentant les six premiers conciles œcuméniques, même si l'attribution à Justinien demeure hypothétique[105],[106].
Pendant l'été 695, une armée arabe met au pillage l'Arménie byzantine, s'avançant loin vers l'ouest et emmenant de nombreux captifs. Cette fois, la faiblesse de l'Empire en face du califat apparaît crûment, et la réputation d'empereur victorieux qu'avait pu se faire brièvement Justinien II sombre complètement. En septembre, probablement dans le but de désamorcer l'hostilité des nombreux amis du stratège Léonce, qui n'ont jamais admis son arrestation et son incarcération pendant trois ans, Justinien II le fait libérer et le nomme stratège du nouveau thème d'Hellade, à la tête d'une petite troupe[107]. Léonce doit quitter la capitale le jour même de sa sortie de prison, mais aussitôt, avant même qu'il ne parte, une conspiration prend forme autour de lui, avec le soutien de membres de l'aristocratie sénatoriale et du haut clergé, y compris le patriarche Callinique Ier. Visiblement, les haines se sont accumulées autour de l'empereur. Deux moines semblent se distinguer : Paul et Georges, qui incitent fortement Léonce à se révolter[108].
Au-delà, Walter Emil Kaegi a souligné l'agitation croissante de l'armée, de plus en plus prompte à la contestation dans un contexte militaire tendu. Rapidement, de nombreux soldats ou officiers, parfois en disgrâce, rejoignent Léonce dans son mouvement[109].
Ainsi, la nuit suivante, une opération est lancée contre le prétoire, siège de l'éparque, qui est capturé et ligoté. Les prisons dans lesquelles croupissent des opposants sont ouvertes et des armes distribuées. Accompagné des deux moines qui l'assistent dans le complot (dont l'higoumène Georges de Cappadoce, du monastère de Florus près du Bosphore), Léonce se rend chez le patriarche, qui prête son concours. Des émissaires sont envoyés dans les quartiers de la ville pour ameuter la foule pour le lendemain matin à Sainte-Sophie. Des rumeurs selon lesquelles l'empereur préméditerait un massacre de grande ampleur sont propagées. Théophane le Confesseur les rapportent pour vraies, disant que l'empereur aurait commandé que le patriarche soit tué en premier[110]. Selon la chronique tardive de Georges le Moine, la faction des Bleus aurait soutenu le coup d'État. À Sainte-Sophie, le patriarche Callinique Ier prend la parole et soutient sans ambiguïté l'entreprise. La foule se déplace alors à l'hippodrome de Constantinople. Justinien II est arrêté dans le Palais, sans qu'apparemment personne ne tire l'épée pour le défendre, et traîné dans l'hippodrome où Léonce trône déjà revêtu de la pourpre impériale. La foule réclame à grands cris l'exécution immédiate du souverain déchu. Léonce lui fait grâce, mais lui fait couper le nez et peut-être la langue pour l'empêcher à jamais de revendiquer à nouveau le trône. Pour autant, ses capacités d'élocution n'ont pas été atteintes, ce qui rend incertain la réalité de cette mutilation[111]. Quant aux ministres détestés, Étienne le Perse et Théodote, ils sont extraits du Palais, attachés par les pieds et traînés dans les rues, et enfin brûlés vifs sur le Forum du Bœuf[112],[113]. Le sort immédiat de Justinien est incertain. Les mutilations qu'il subies, notamment la perte du nez, sont souvent mortelles, ce qui expliquerait la supposée clémence de Léonce à son égard. Selon la chronique tardive d'Agnellus de Ravenne, dont la crédibilité est douteuse, il aurait été laissé pour mort sur une plage[114].
Quoi qu'il en soit, cette mutilation du nez est censée rendre Justinien inapte au pouvoir car tout candidat impérial doit normalement être en pleine possession de son intégrité physique, ce qui explique l'usage courant de la mutilation comme sanction politique[115]. Comme le souligne, Annalisa Paradiso, l'empereur doit être l'image de Dieu sur terre et l'ablation de toute partie de son visage constitue une forme de sacrilège et équivaut à une mise à mort symbolique de la victime[116].
Finalement, Justinien II est embarqué avec quelques-uns de ses proches et partisans et exilé dans la cité de Chersonèse, sur la côte nord de la mer Noire. À cette date, à vingt-sept ans, il a été marié une fois, fiancé en 680, avec une femme nommée Eudoxie, dont on ne sait rien sinon qu'elle a dû mourir avant 695, puisqu'elle a été enterrée à Constantinople, dans l'église des Saints-Apôtres[117]. Ils ont eu une fille, dont le nom n'est pas donné dans les chroniques, mais qui s'appelait peut-être Anastasie, comme sa grand-mère. On nous dit seulement qu'elle est fiancée en 705 à Tervel, le khan des Bulgares, auquel il est donné le titre de césar. On ignore le sort d'Anastasie après 705.
Quoi qu'il en soit, la cité de Cherson ou Chersonèse, est alors un lieu d'exil récurrent de l'Empire byzantin. Si la cité appartient nominalement à l'Empire, elle est particulièrement isolée et dispose d'une autonomie forte, tout en cultivant des relations spéciales avec les peuples de la steppe pontique, en l'occurrence, les Khazars. S'il est exilé, Justinien II est relativement libre de ses mouvements et peut nouer des contacts avec les élites locales et avec les Khazars. Il aurait notamment été soutenu par un clerc du nom de Cyrus, particulièrement dévoué[118]. En 703-704, Justinien II, n'a pas renoncé à recouvrer son trône, malgré sa mutilation. Il en serait venu à évoquer ses plans trop ouvertement, au point que les autorités locales auraient envisagé de l'emprisonner voire de l'envoyer devant Tibère III Apsimar, qui a renversé Léonce en 698[119]. Justinien l'apprend à temps et s'enfuit à Douros, une cité tenue par les Goths de Crimée[120],[121]. Ses relations avec les Khazars aboutissent à son union avec une soeur du khagan, dénommée Théodora de Khazarie après son baptême, probablement en référence à l'impératrice Théodora[122]. Les deux époux s'installent ensuite à Phanagoria[119]. Ce mariage consacre l'alliance entre Justinien et les Khazars, ce que Tibère interprète comme une menace. Il décide alors de commanditer l'assassinat de Justinien mais celui-ci, mis au courant, parvient à s'enfuir. Il ne peut compter sur son beau-frère, qui a pactisé avec Tibère III et c'est sa femme, alors enceinte, qui l'avertit que deux gouverneurs khazars, Papatzys et Balgitzin, ont ordre de l'exécuter[123]. Néanmoins, elle ne peut partir avec lui après qu'il leur a tendu un piège pour les tuer[124]. C'est vers le khan des Bulgares Tervel que Justinien trouve asile à la fin de l'année 704[125]. Selon le récit qu'en fait Théophane le Confesseur, il vogue sur un bâteau de pêcheurs au large de Cherson, où le rejoignent quelques fidèles[N 7]. Il fait ensuite voile vers le golfe carcinitique, non sans avoir essuyé une tempête, avant de pénétrer dans le delta du Danube, dominé alors par les Bulgares. Il charge Etienne de les contacter[126].
Il s'entend parfaitement avec Tervel, qui accepte de mettre à sa disposition une armée de quinze mille hommes pour récupérer son trône. Cette alliance repose sur un intérêt mutuel. Pour Justinien II, elle lui garantit un appui militaire de premier plan, alors qu'il n'a que peu de soutiens parmi l'élite byzantine. Pour Tervel, c'est l'opportunité de gagner en prestige avec des promesses de titres et de cadeaux et d'espérer obtenir des concessions territoriales[N 8]. Il se serait également vu promettre d'épouser une fille de Justinien, probablement Eudoxie, même si le destin de cette dernière est particulièrement obscur et rien n'indique que Justinien a gardé des liens avec elle durant son exil[127].
Tibère III, averti, rappelle précipitamment son frère le monostratêgos Héraclius de la frontière orientale. Héraclius s'avance avec son armée vers la Bulgarie, mais Justinien II et Tervel le contournent et se hâtent vers Constantinople[128]. La date exacte des événements est sujette à caution, l'arrivée de Justinien devant les murailles de Constantinople intervenant probablement lors du printemps ou au début de l'été 705[N 9]. Pendant trois jours, les deux hommes font le siège de la capitale mais, selon Théophane, Justinien essuie des insultes et ne peut convaincre la population de se soulever en sa faveur[129]. Finalement, Justinien II lui-même, accompagné de quelques hommes, se glisse dans la canalisation de l'aqueduc de Valens, désaffectée depuis le siège de la ville par les Avars en 626, et parvient à faire ouvrir une porte. Il n'est pas exclu que ce soit lui qui ait eu l'idée d'utiliser ce passage méconnu[130]. Pendant que son armée prend le contrôle de la capitale, Tibère III s'enfuit à Sozopolis. Lui et son frère Héraclius, abandonnés peu à peu par leurs troupes, sont capturés quelques mois plus tard[131].
Rarement dans l'histoire byzantine, un souverain déchu parvient à reprendre son trône. Marqué par des années d'exil et une mutilation humiliante, Justinien II en aurait tiré un profond désir de vengeance, largement décrit voire amplifié par les chroniqueurs ultérieurs qui lui sont hostiles. Longtemps, ce deuxième règne a été perçu comme une période de répression aveugle, ne contribuant qu'à affaiblir un peu plus un Empire en crise. Toutefois, certains historiens modernes comme Constance Head se sont efforcés de réinterpréter ce second règne, considérant qu'au-delà d'une répression réelle des principaux opposants politiques, Justinien II se met en quête d'alliés et tente de rétablir certaines situations périlleuses[132].
Un mystère demeure autour de son apparence physique lors de ce second règne. Amputé du nez, Justinien a parfois eu la réputation de s'être fait poser une sorte de prothèse en or pour le remplacer. Toutefois, ce fait n'est rapporté que par Agnellus de Ravenne, dont certaines affirmations sont parfois douteuses. Par ailleurs, les pièces de monnaie de cette période le représentent avec un nez parfaitement normal et aucune image n'accrédite la thèse d'une prothèse. Des historiens, notamment Richard Delbrück ont postulé que la Carmagnole, surnom donné à la tête d'une statue d'un empereur retrouvée à Venise, pourrait le représenter car elle présente une déformation nasale[133]. Néanmoins, il apparaît plus probable que cette déformation soit le résultat de dommages infligés à la statue. De même, l'hypothèse que Justinien a subi une rhinoplastie issue possiblement d'une technique médicale indienne, qui aurait permis une reconstruction partielle de son nez, a parfois été soutenue mais sans être réellement accréditée[134].
Justinien II réprime brutalement ses adversaires. Selon Théophane, il fait empaler Héraclius et ses principaux officiers. Il fait tirer Léonce du monastère où il est reclus, pour rejoindre Tibère. En février 706, lors des fêtes célébrant le retour de Justinien, tous deux sont contraints de parader enchaînés dans les rues de la capitale avant d'être jetés aux pieds de l'empereur lors d'une session de courses de char à l'hippodrome. Justinien se tient par-dessus eux durant les courses avant de les envoyer être décapités, alors que la foule scande un verset du Psaume 91[N 10],[135],[136]. Il fait également aveugler le patriarche Callinique qui s'est opposé à lui et l'exile à Rome. Contrairement à l'usage qui voulait que le patriarche soit choisi dans le clergé séculier de la capitale, il le remplace par un moine d'Amastris de sa connaissance, Cyrus de Constantinople, qui aurait prédit son retour. Enfin, d'autres opposants plus ou moins déclarés auraient été tantôt décapités, tantôt empalés après avoir été piégés ou bien jetés dans la mer à l'intérieur d'un sac[135].
Théophane le Confesseur souligne la multitude des victimes de la répression de Justinien, qui va bien au-delà d'un cercle d'opposants déclarés. D'autres sources sont moins disertes, notamment les récits occidentaux tel que le Liber Pontificalis, qui ne mentionnent que les condamnations les plus emblématiques, celles de Léon, Tibère III et Callinique. Plus largement, c'est l'orientation du deuxième règne de Justinien II qui est en jeu, souvent dépeint comme un moment de vengeance et d'oppression de la part d'un empereur humilié. Une vision plus pondérée raccroche les décisions de Justinien à sa posture plus largement méfiante voire hostile envers une certaine aristocratie, déjà en jeu lors de son premier règne[137]. A rebours des récits sanglants à propos du retour de Justinien II, Constance Head note que le fils de Tibère III, Théodose, est épargné alors même qu'il représente une menace non négligeable[138].
Durant l'essentiel de son second règne, Justinien II tente de forger un réseau d'alliances. Même s'il s'est emparé de Constantinople par un stratagème qui n'a pas requis l'intervention des troupes bulgares, Tervel attend légitimement son dû. Le contenu exact du marché entre les deux souverains reste teinté de mystère. Il a certainement reçu une forte somme d'or et des cadeaux de prestige, de même que le titre de césar qui fait rentrer Tervel dans le réseau d'influence de l'Empire byzantin et confirme la capacité de celui-ci à jouir de son prestige. Cette nomination se fait au cours d'une cérémonie dans le Grand Palais, lors de laquelle Tervel s'asseoit aux côtés de Justinien[139]. Le geste n'est pas neutre car le titre de césar, le plus élevé de la hiérarchie impériale après l'empereur, est concédé pour la première fois à un prince étranger. Sur la concession d'une province aux Bulgares, les historiens sont bien plus partagés. Une fois Tervel reparti, il est difficile de retracer le cours des relations byzantino-bulgares. Théophane mentionne un bref conflit en 708 avec les Bulgares mais il est possible qu'il s'agisse d'une faction qui ne reconnaît pas l'autorité de Tervel car celui-ci se reconnaît encore comme l'allié de Justinien en 711[140]. Quoi qu'il en soit, le résultat de cette guerre éphémère est un désastre pour Justinien, qui essuie une lourde défaite en tentant de reprendre la forteresse d'Anchialos avec l'appui de la flotte et Justinien ne parvient à s'enfuir que grâce au couvert de la nuit[141],[142].
Il envoie également une ambassade auprès du khagan des Khazars pour faire venir son épouse Théodora de Khazarie et leur fils né en 704 qu'il appelle Tibère et qu'il associe au trône en 705. Alors même que le souverain des Khazars a tenté de le faire assassiner, il est plutôt dans une logique de conciliation. Il se distingue également par sa loyauté envers son épouse khazare, alors même que c'est la première fois de l'histoire byzantine qu'un souverain est marié à une princesse étrangère, un fait qui a dû paraître surprenant, voire choquant à ses contemporains, convaincus de la supériorité de leur Empire, héritier de la puissance romaine[143]. Quoi qu'il en soit, il parvient à faire revenir Théodora en envoyant une flotte importante la récupérer, peut-être également destinée à impressionner le khagan, même si une tempête en aurait coulé une partie[144].
Dès son arrivée à Constantinople, Théodora, accompagnée de son jeune fils prénommé Tibère, sont couronnés. De façon marquante, Tibère est associé au trône de son père alors qu'il n'a que quelques mois. La pratique du coempereur n'est pas nouvelle mais c'est la première fois qu'un héritier est couronné aussi jeune. Probablement Justinien espère-t-il par-là consolider son propre pouvoir[145]. De même, il le fait figurer très tôt sur les pièces de monnaie de son deuxième règne[146].
Le calife Abd Al-Malik meurt peu après la restauration de Justinien II ; son fils Al-Walīd Ier lui succède. Pendant ce temps, Muhammad, frère d'Abd Al-Malik, finit de soumettre l'Arménie byzantine révoltée en massacrant la noblesse du pays. Il est possible qu'en 706, un général byzantin du nom de Marianus sorte victorieux d'une confrontation avec une force arabe envoyée pillée les terres byzantines. En représailles, à une date incertaine, aux environs de 708, Maslama ben Abd al-Malik, demi-frère du nouveau calife, envahit la Cappadoce et fait le siège de la ville de Tyane pendant plusieurs mois[N 11],[147]. Justinien II envoie deux stratèges à la tête d'une armée grossie de paysans irréguliers, mais ils sont battus à plates coutures. Tyane est mise à sac et ses habitants déportés[148]. La suite des événements est également imprécise dans sa chronologie et dans son déroulé, les sources byzantines et arabes étant parfois discordantes. Ce qui est certain, c'est que les raids sont récurrents et affaiblissent une défense byzantine de plus en plus en difficultés face à la pression adverse. Les cités d'Héraclée du Pont ou d'Héraclée Cybistre auraient été prises, tandis que des forces arabes se seraient aventurées jusqu'aux abords de Nicomédie[149],[148].
En dépit de ces agressions répétées, Justinien II tente d'obtenir la paix. Dès son retour sur le trône, il libère 6 000 prisonniers arabes en guise de bonne foi. Surtout, quelque temps plus tard, il envoie des travailleurs et des matériaux pour aider à l'agrandissement de la mosquée du Prophète à Médine, un geste surprenant mais qui témoigne peut-être de la volonté du souverain byzantin d'obtenir un accord ou de promouvoir les échanges entre les deux empires. Cependant, cet événement n'est mentionné que par deux sources arabes plus tardives, celle d'Al-Tabari et celle d'Ibn Zabala, qui indiquent l'envoi d'une grande quantité de poivre par al-Walid en retour[150].
Un autre aspect de la politique orientale de Justinien réside dans sa tentative de récupérer l'alliance des princes caucasiens, également menacés par la poussée musulmane. Ainsi, le royaume de Lazique et le royaume d'Abasgie se sont tous deux soumis au calife. Il envoie dans cette région un de ses officiers, rencontré alors qu'il est sur le chemin pour reprendre le pouvoir en 705 : Léon l'Isaurien, le futur empereur qui parvient sur le trône en 717[151]. Devenu l'un des favoris de l'empereur, il aurait suscité des jalousies et peut-être la méfiance de Justinien, qui l'envoie dans une mission diplomatique, possiblement pour négocier une alliance avec les Alains[152]. Il est difficile de discerner la réalité de la légende mais Léon serait parvenu à contacter les Alains, non sans avoir désobéi aux ordres, ce que lui aurait reproché Justinien. Il lui aurait finalement pardonné devant le succès de la mission de Léon. Toutefois, malgré l'envoie d'une armée aux environs d'Archéopolis, les Byzantins ne peuvent réellement contester la suprématie musulmane dans la région[153],[154]. Quant aux relations entre Léon et Justinien II, elles restent environnées de mystères, entre disgrâce et retour en grâce, méfiance et défiance, il est possible que les deux hommes ne se soient jamais revus[155].
Probablement marqué par l'échec italien de son premier règne, Justinien continue de manifester une certaine défiance envers cette région, d'autant que des notables de Ravenne auraient participé à son renversement[156]. Dès son retour au pouvoir, il reprend son projet d'obtenir l'assentiment papal au concile in Trullo. Toutefois, il essuie un refus de Jean VII, le successeur de Serge, à qui il intime finalement l'ordre de se rendre à Constantinople[157]. Seulement, que cette exigence arrive, Jean vient de mourir et c'est Constantin qui est nommé pour le remplacer en 707[158]. Le nouveau souverain pontife accepte de venir en Orient mais ne se met en route qu'en octobre 710. Hivernant à Otrante, il arrive finalement à Constantinople au printemps 711, pour être accueilli par le Sénat byzantin et Tibère, le jeune fils de Justinien II. Celui-ci est alors à Nicée et ne rencontre le pape qu'à Nicomédie. Les deux hommes parviennent à s'accorder. Justinien consent au principe de la primauté romaine contre une reconnaissance formelle des canons conciliaires[159]. Quand Constantin rentre à Rome, peu de temps avant le renversement et l'exécution de Justinien II, c'est la dernière fois qu'un pape a fait le voyage à Constantinople avant de nombreux siècles. Les sources relatent un succès diplomatique et théologique, marqué par de chaleureuses réceptions qui ne masquent pour autant pas les discordances sensibles entre les deux pôles de la chrétienté[160]. Dans les faits, la papauté n'applique ni ne reconnait vraiment les préceptes du concile de 692, dont certains n'ont pas vraiment de pertinence ou de sens pour la chrétienté occidentale, de plus en plus éloignée de Constantinople[161].
Si les relations avec Rome s'améliorent, comme en témoigne la rencontre constructive entre Constantin et Justinien, ce dernier n'oublie pas que Ravenne s'est défiée de lui lors de son premier règne. Peu après sa reprise du pouvoir, il ordonne une expédition punitive contre la cité, qui pourrait également trouver son origine dans le refus de l'archevêque Félix de prêter allégeance au pape Constantin, arguant du statut de capitale de l'Italie qu'a alors Ravenne. En punissant cette audace, Justinien espère peut-être jouir des faveurs papales[162]. Quoi qu'il en soit, une répression sévère s'abat contre les habitants. Comme souvent, l'étendue exacte des tourments infligés à la population reste difficile à déterminer, tant les sources hostiles à Justinien tendent à les mettre en exergue. En revanche, il semble établi que les principales autorités de la ville, notamment religieuses, sont particulièrement visées, d'autant qu'elles ont souvent rechigné à reconnaître le concile in Trullo. Ainsi, plusieurs hauts dignitaires de la ville sont arrêtés et emmenés captifs à Constantinople, dont l'archevêque Félix[163]. Selon Agnellus de Ravenne, le châtiment qui les attend est particulièrement cruel[164]. Après avoir été présentés à Justinien II, ce dernier les fait enfermer et exécute les citoyens de rang sénatorial, avant d'aveugler l'archevêque et de l'exiler, comme de coutume, à Cherson[165]. Dès que les troupes loyalistes se retirent, les habitants décident de se révolter, sous la conduite d'un certain Georges qui organise la défense de la cité et de ses alentours, dans une perspective autonomiste voire sécessionniste[166]. En réaction, Justinien nomme comme exarque Jean III Rhizocope qui, partant du sud de l'Italie en 710, atteint d'abord Rome où il met à mort plusieurs légats du pape, sans que les raisons en soient précisément connues. Il parvient ensuite à Ravenne où il fait face à la sédition, non sans périr bientôt d'une mort ignominieuse, selon le Liber Pontificalis[167].
En 710, la lointaine Crimée revient au premier plan des préoccupations de Justinien, en devenant le centre de l'opposition à son pouvoir. Depuis son retour à Constantinople, Justinien semble avoir gardé une rancune tenace envers Cherson, dont il a dû fuir, menacé d'être livré à Tibère III. Pour les chroniqueurs byzantins, dont Théophane, il est animé d'une volonté de vengeance envers cette cité. Les historiens tempèrent parfois cette ardeur vengeresse car l'empereur ne prend guère de mesure pendant plusieurs années. En 710, c'est la pénétration khazare en Crimée qui paraît poser problème, puisque le khagan nomme un gouverneur dans la cité même de Cherson. Sans parler de conquête, c'est une atteinte à la souveraineté nominale de l'Empire sur la ville, que peut difficilement tolérer Justinien, surtout vu son passif avec le souverain khazar.
La réaction prend la forme d'une expédition militaire de grande ampleur, conduite par un certain Etienne Asmiktos, peut-être le même qui a accompagné Justinien chez les Bulgares. Le but est alors de réaffirmer la domination byzantine sur Cherson, mais également sur Bosporus, une cité contrôlée par les Khazars. Les chroniques ajoutent souvent que l'ordre est donné de massacrer les habitants de ces cités, ce qui paraît manifestement disproportionné et probablement inventé de toutes pièces, pour rajouter aux vices de Justinien. Quoi qu'il en soit, l'expédition s'empare aisément de Cherson et plusieurs dignitaires de la cité sont exécutés, tandis que le gouverneur khazar et Zoïlos, le chef des archontes locaux, sont capturés. Toutefois, sur le chemin du retour, en octobre 710, la flotte est prise dans une tempête. Là encore, les récits de Théophane ou du patriarche Nicéphore paraissent en partie fantaisiste, parlant de dizaines de milliers de morts et d'un Justinien enjoué à cette annonce, dès lors qu'un grand nombre des victimes seraient des prisonniers[168].
Toutefois, Cherson se soulève à nouveau et fait appel directement aux Khazars comme alliés. En réaction, Justinien décide de nouveau de l'envoi d'une flotte. Les sources sont toujours confuses sur l'élément déclencheur, soit que les habitants de la cité réagissent aux volontés répressives de Justinien, soit que ce dernier réarme une flotte pour mater définitivement un esprit séditieux. Quoi qu'il en soit, Justinien libère Zoïlos ainsi que le gouverneur khazar et les envoie vers Cherson, avec une petite troupe de trois cents hommes. A Cherson, le contingent impérial laissé sur place, dirigé par un certain Hélias, se mutine et rejoint les rebelles[169]. Dès lors, quand la flotte impériale arrive, des négociations débutent mais, bientôt, les trois cents hommes de Justinien tombent dans un piège, les officiers tués et les soldats capturés. Ils sont livrés aux Khazars avant d'être mis à mort. Le point de non-retour est alors atteint et les habitants de Cherson décident de proclamer empereur un certain Bardanès, bientôt renommé Philippicos, un général certainement d'origine arménienne, récemment disgrâcié par Justinien et envoyé en exil en Crimée[170],[171].
Inlassablement, le scénario se répète. Justinien envoie une nouvelle armée contre les rebelles, dirigée par Mauros, qui met le siège devant Cherson. Seulement, les Khazars viennent en renforts et les troupes loyalistes, plutôt que de fuir, tournent leur allégeance vers Philippicos[172],[173]. La situation se complique alors sérieusement pour Justinien, qui décide de prendre lui-même la tête d'une armée pour l'Anatolie, soutenue par des renforts bulgares envoyés par Tervel. Ce mouvement surprenant trouve peut-être son explication dans les troubles qui agitent alors l'Arménie, terre d'origine de Philippicos. Justinien espère peut-être éviter une conjonction des deux mouvements séditieux contre lui et aurait anticipé une attaque sur Sinope[174],[175]. Seulement, en quittant la capitale, Justinien laisse derrière lui le coeur du pouvoir impérial, qui devient la cible directe de Philippicos. S'y rendant par la mer, il devance Justinien qui fait marche arrière trop tard. Il ne peut que constater que la ville s'est livrée à son adversaire[176]. Il tente alors de revenir vers son quartier-général en Anatolie mais il tombe dans une embuscade et est fait prisonnier par Hélias. Devant la promesse d'une amnistie, les officiers de Justinien préfèrent généralement l'abandonner à quelques exceptions près, comme Barasbakourios, l'un de ceux qui ont suivi Justinien chez les Bulgares et qui est exécuté[177]. Dans l'ensemble, la crise de 710-711 démontre la loyauté fragile des différents corps d'armée à l'égard du pouvoir[175].
Quant à Justinien, il est tué de la main d'Hélias, supposément le 4 novembre 711. Décapité, le corps de l'empereur défunt se voit privé de sépulture et est jeté à la mer[178]. Sa tête, elle, devient le trophée que Philippicos envoie à Rome et à Ravenne. Dans cette dernière ville, la joie accompagne la nouvelle de la mort de Justinien tandis que dans la cité papale, récemment réconciliée avec le défunt empereur, une certaine tristesse semble étreindre la ville, selon le récit qu'en fait le Liber Pontificalis[179]. La répression ne s'arrête pas-là pour la famille de Justinien. Son jeune fils, héritier désigné, s'est réfugié dans l'église Sainte-Marie-des-Blachernes avec sa mère, Théodora. Seulement, deux généraux de Philippicos, dont Mauros, viennent l'arracher de ce refuge et l'exécutent.
L'élimination conjointe de Justinien II et de Tibère signifie l'extinction de la dynastie des Héraclides, issue d'Héraclius, dont le règne a commencé un siècle plus tôt. Avec cette disparition, l'Empire s'enfonce un peu plus dans la période parfois qualifiée d'Années de chaos ou d'Anarchie, lors de laquelle cinq empereurs se succèdent jusqu'en 717 et la prise du pouvoir par Léon III l'Isaurien[180].
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