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premier ordinateur entièrement électronique construit pour être Turing-complet De Wikipédia, l'encyclopédie libre
L'ENIAC (acronyme de l'expression anglaise Electronic Numerical Integrator And Computer) est en 1945 le premier ordinateur Turing-complet entièrement électronique. Il peut être programmé pour résoudre, en principe, tous les problèmes de calcul numérique.
Développeur | |
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Fabricant |
Moore School of Electrical Engineering |
Date de sortie | |
Date de retrait |
Type |
Ordinateur électronique programmable, puis ordinateur à programme enregistré |
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Génération |
Première génération |
Alimentation |
150 kW |
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Processeur |
Circuits logiques à tubes électroniques |
Mémoire |
Pré-1948 : 20 accumulateurs de 10 chiffres décimaux. Post-1948 : registres et mémoire de 200 chiffres décimaux. 1952 : ajout de mémoire à tores magnétiques de 100 mots de 10 chiffres BCD |
Dimensions |
170 m2 |
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Masse |
27 tonnes |
|
Sous l’influence de John von Neumann, l’ENIAC est à partir de 1947 reconverti en ordinateur à programme enregistré, quoique de façon quelque peu plus primitive que les ordinateurs qui lui succéderont. Ainsi, le , l’ENIAC devient également le premier ordinateur électronique à exécuter les instructions d’un programme, ainsi que le premier ordinateur à exécuter, avec quelques limites, un programme fonctionnant en mémoire[1].
Il est précédé en 1941 par le Zuse 3 allemand, une machine programmable mais encore électromécanique (utilisation de relais), et par la série de calculateurs britanniques Colossus, électroniques mais non Turing-complets.
Le principe de l'ENIAC vient d'une idée de John William Mauchly, professeur de physique et l'un des deux concepteurs de l'ENIAC. Participant à une conférence à l'Ursinus College, il observe des analystes produire des tables de tir, et se rend compte que ces calculs pourraient être réalisés électroniquement. Il s'associe avec J. Presper Eckert qui conçoit les circuits et résout les problèmes d'ingénierie, le principal étant la durée de vie des tubes électroniques. L'armée américaine, intéressée, finance le projet pour les besoins du laboratoire de recherche en balistique. L'ordinateur est financé le sous le nom Project PX et construit à la Moore School of Electrical Engineering (en) de l'université de Pennsylvanie à partir du 31 mai 1943[2]. La machine entre en opération le et commence à travailler sur des calculs liés à la conception d'armes thermonucléaires[3],[4].
Le , l'ENIAC est dévoilé au public à l'université de Pennsylvanie à Philadelphie. En 1947, il est transféré à l'Aberdeen Proving Ground, un laboratoire de l'US Army au Maryland, où il est remis en marche le 29 juillet et commence des calculs de tables de tirs. Il continue à fonctionner jusqu'à son arrêt le 2 octobre 1955[5]. Aujourd'hui, une partie de la machine est conservée à l'université de Pennsylvanie où un petit musée lui est consacré.
L'architecture de l'ENIAC, décidée et gelée en 1943, est novatrice par son parallélisme, sa vitesse et sa Turing-complétude, mais ne permet initialement pas d'enregistrer un programme en mémoire ; la programmation se fait donc par câblage. Toutefois les idées produites par ce travail et l'impact sur des personnes telles que John von Neumann, influenceront profondément le développement des ordinateurs suivants, notamment l'EDVAC, l'EDSAC, l'IAS et le SEAC (en). Une conversion de la machine en architecture von Neumann, sous la direction de ce dernier, a lieu à partir de 1947 permettant, avec quelques limites, d'enregistrer et exécuter un programme en mémoire[6]. L'ENIAC fonctionnera par la suite dans cette configuration jusqu'à la fin de son exploitation.
Un total de 87 programmes[7] ont été écrits pour l'ENIAC entre 1945 et 1952 : 12 par fonctionnement câblés entre 1945 et 1947, puis 75 par programme enregistré. Les trois dernières années de fonctionnement ne sont pas documentées.
Après l'ENIAC, Eckert et Mauchly fonderont une société, l'Eckert-Mauchly Computer Corporation (en), où ils produiront en 1949 leur premier ordinateur : le BINAC. La firme sera rachetée l'année suivante par Remington Rand pour devenir Univac.
L'ENIAC, comme bon nombre d’ordinateurs de première et deuxième génération[8], est une machine décimale, c’est-à-dire utilisant la base 10.
Bien que la logique binaire fût envisagée par les concepteurs, l'utilisation de la logique décimale permettait, pour les ordinateurs travaillant avec des cartes perforées (codées au format décimal), d’éviter la conversion des données en entrée et en sortie, donc d’accroître la vitesse de traitement et, pensait-on, nécessiter moins de tubes électroniques[8],[9]. La logique décimale fut de nouveau choisie par Ecker et Mauchly, les concepteurs de l’ENIAC, pour l’UNIVAC I (1951) après un essai peu fructueux avec la logique binaire du BINAC (1949).
L'ENIAC utilise des compteurs à anneaux à dix positions pour enregistrer les chiffres ; chaque chiffre nécessite à cet effet 36 tubes électroniques. L'arithmétique est réalisée en comptant les pulsations avec les anneaux et en générant des pulsations lorsque le compteur fait un tour. L'idée revient en fait à simuler par l'électronique les systèmes de roue à chiffres des machines électromécaniques.
Sa capacité est de vingt nombres à dix chiffres signés permettant chacun de réaliser 5 000 additions simples chaque seconde (pour un total de 100 000 additions par seconde). Il ne peut en revanche gérer en moyenne que 357 multiplications ou 38 divisions par seconde ou trois extractions de racine par seconde. Les entrées-sorties se font au moyen de cartes perforées, à la vitesse de 133 caractères par seconde[10].
L'ENIAC est remarquablement volumineux : il contient 17 468 tubes à vide, 7 200 diodes à cristal, 1 500 relais, 70 000 résistances, 10 000 condensateurs, 300 voyants lumineux pour l'affichage continu de l'état des registres, et environ 5 millions de soudures faites à la main[11]. Deux ventilateurs massifs de 20 cv chacun permettent l'extraction de la chaleur générée par l'ensemble[12]. Son poids est de 30 t pour des dimensions de 2,4 × 0,9 × 30,5 m occupant une surface de 139 m2 (1 500 pieds carrés)[13]. Sa consommation est de 150 kW.
Il utilise des tubes à vide à 8 broches, les accumulateurs décimaux sont réalisés avec des bascules 6SN7, alors que les fonctions logiques utilisent des 6L7, 6SJ7, 6SA7 et 6AC7. De nombreux 6L6 et 6V6 servent de relais pour acheminer les pulsations entre les différents racks d'éléments.
Certains experts en électronique prédirent que les tubes tomberaient en panne si fréquemment que la machine en serait inutilisable. La prédiction n'était que partiellement correcte, de nombreux tubes brûlaient chaque jour laissant l'ENIAC inopérant la moitié du temps. Des lampes plus fiables ne furent disponibles qu'à partir de 1948, Eckert et Mauchly durent donc utiliser des tubes de qualité standard. La plupart des problèmes liés aux tubes se produit au démarrage ou à l'arrêt de la machine car ils sont soumis à un important stress thermique. Le simple fait de ne jamais couper la machine, permet aux ingénieurs de réduire le nombre de pannes à un ou deux tubes par jour. La plus longue période de calcul sans panne est atteinte en 1954 avec 116 heures, ce qui est une prouesse compte tenu de la technologie de l'époque.
Une cause fréquente de panne était la combustion d'un insecte sur un tube chaud, provoquant un stress thermique local et la rupture de l'ampoule de verre. Le terme anglais désignant un insecte est bug. Ce terme, par extension, serait devenu synonyme de dysfonctionnement informatique[14],[15].
Dans sa configuration de 1945 et pendant les seize premiers mois de son exploitation, l’ENIAC est un ordinateur modulaire et hautement parallèle[16] de conception proche d'une architecture à flux de données (dataflow). Il comprend quarante modules[17] autonomes répartis ainsi :
À cela s’ajoutent trois tables de fonction mobiles pouvant être connectées au tables de fonction 1, 2 et 3, ainsi que deux tabulatrices IBM (une en entrée et une autre en sortie).
Dans l'ENIAC de 1945, chaque module peut être considéré comme une fonction élémentaire (« lire », « effectuer telle opération », « boucler si », « écrire »), chacune paramétrée via un pupitre, et chaînées par câblage d'un module à l'autre. Cette approche est analogue à celle d'une ligne de commandes dont on chaîne par un tube les entrées et sorties d'une séquence de programmes.
Ce paradigme de programmation est simple d'implémentation, parallèle par conception, dispense de mémoire vive pour stocker le programme en exécution, et dispense aussi de processeur devant lire et exécuter séquentiellement des instructions, ce qui accroît la vitesse de calcul (un signal traverse un câble beaucoup plus rapidement qu'un circuit électronique). En contrepartie, le développement des programmes est fastidieux. Tirer parti d'une puissance de calcul distribuée à travers 20 unités n'est pas chose aisée, et d'autre part, le câblage est long et pénible à mettre en œuvre, difficile à déboguer, et, comme avec une ligne de commandes, complique la création de programmes longs et complexes[18]. En tout état de cause, Maulchy comparait la programmation de l'ENIAC de 1945 à « câbler ensemble vingt calculatrices »[20].
À partir de 1947, l’ENIAC est recâblé en architecture von Neumann[18],[21], alors fraîchement inventée. Ses modules ne sont plus utilisables individuellement mais forment ensemble un CPU exécutant les instructions d’un programme enregistré. Le câblage des modules devient permanent, et les rares modifications ne servent qu'à faire évoluer le processeur.
Les modules sont reconfigurés ainsi[22] :
Dans cette première configuration n'utilisant que les modules de 1945, l'ENIAC implémente un jeu de 51 instructions.
À partir de mars 1948 arrive un nouveau module, spécifiquement conçu pour le fonctionnement par programme enregistré : l’unité de conversion[23]. Cette unité permet d'accélérer le décodage des instructions, libérant au passage un accumulateur du séquenceur et permettant de réattribuer sa mémoire à la mémoire vive. Elle libère aussi le programmeur maître dont elle reprend le rôle de façon native et optimisée. L'unité de conversion permet également d'étendre le jeu d'instruction à son maximum possible, soit 100 instructions, et, enfin, de permettre le chargement et/ou l'exécution d’un programme depuis le lecteur de cartes perforées[21]. Ce mode de fonctionnement possède néanmoins deux inconvénients : en mode chargement, le programme doit pouvoir entrer dans l'espace mémoire modifiable de l'ENIAC, initialement en quantité très limitée, ce qui restreint donc son usage aux programmes les plus courts. D'autre part, en mode exécution, le programme n'est pas enregistré en mémoire et son exécution dépend donc de la vitesse de lecture des cartes - un mode de fonctionnement analogue aux prédécesseurs de l'ENIAC tel que le Zuse 3.
Début 1952, un dernier module est ajouté : l'unité de décalage à haute vitesse (high-speed shifter unit)[24]. La conversion des modules de 1945 en processeur induisit une certaine pression sur la mémoire de l'ENIAC, incitant à enregistrer plusieurs valeurs dans chaque accumulateur. Ceci nécessite une opération de décalage pour lire la plage de mémoire correspondante, et en conséquence bon nombre d'instructions s'avèrent être des instructions de décalage, qui ne sont pas particulièrement rapides. Cette nouvelle unité multiplie par cinq la vitesse des décalages, permettant une nouvelle amélioration de la vitesse d'exécution des programmes.
Dans sa version de 1943, l’ENIAC est un ordinateur électronique complexe, rapide, et parallèle : un train de pulses circule de façon décentralisée dans des unités largement autonomes[25]. En particulier, chaque accumulateur est doté de son propre additionneur ainsi que d'une mémoire constituée de tubes électroniques, complexe et onéreuse mais beaucoup plus rapide que les lignes de délai fréquemment utilisées à l'époque.
En juin 1944, Herman Goldstine informe John von Neumann de l’existence de l'ENIAC au détour d’une conversation[26]. Von Neumann, alors à pied d’œuvre au sein du projet Manhattan, n’est que trop conscient des besoins d’un calculateur électronique.
Von Neumann rejoint l’équipe de l’ENIAC la même année, alors que la construction de la machine est déjà bien entamée[27]. En hiver 1944 et printemps 1945, il tient des réunions hebdomadaires avec Eckert et Mauchly (créateurs de l'ENIAC) sur la façon de créer un ordinateur à programme enregistré[28]. Ils ébauchent ensemble un concept de machine de Turing universelle dont les instructions sont codées numériquement, puis pouvant exécuter ces instructions pour lire et écrire programmatiquement des données. Leur concept prend rapidement le nom d'EDVAC - Electronic Discrete Variable Automatic Computer.
Le , von Neumman publie le « First Draft of a Report on the EDVAC (en) », définissant pour la première fois les caractéristiques de l’ordinateur moderne et de l’architecture éponyme. Si l’ENIAC n’y est pas mentionné pour des raisons de confidentialité militaire, la conception de l’EDVAC en prend résolument le contrepied : une implémentation logique minimaliste avec une UAL rudimentaire (en comparaison, l’ENIAC possède même un circuit de calcul de racine carrée), un seul accumulateur plutôt que vingt, une conception centralisée plutôt que parallélisée, ou encore la possibilité d’exécuter un programme sous forme d’instructions plutôt qu'en chaînant des fonctions logiques par câblage, et à cet effet, l’installation d’une large quantité de mémoire destinée tant aux instructions qu’aux données.
En 1947, il devient clair que l’EDVAC est encore loin de voir le jour – il ne sera terminé qu’en 1951 – et les besoins en calcul sont toujours aussi pressant. Au printemps de la même année, von Neumann réalise que les unités de l’ENIAC constituent un « kit » permettant de concevoir un ordinateur au sens contemporain du terme, c’est-à-dire à programme enregistré (exécutant des programmes sous forme d'instructions et non en câblant ensemble des modules).
Le nouvel ENIAC prendrait la forme d’une machine virtuelle à architecture von Neumann câblée de façon permanente au dessus de la machine existante. Le recâblage définitif formerait l'interpréteur microcodé de cette machine virtuelle[1],[29].
Avec cette conversion, certains accumulateurs seraient reconvertis pour former l'UAL. D’autres serviraient de registres pour le compteur de programme, les registres d’adresse et d’instruction, ou encore l’accumulateur principal. D’autres accumulateurs seraient sérialisés et serviraient de mémoire principale. Enfin, les autres unités seraient recâblées en séquenceur permettant le « fetch » et le décodage des instructions. Au passage, l’ENIAC devenu ordinateur à programme enregistré perdrait son parallélisme et donc une partie de sa vitesse, ainsi qu'une faible quantité de mémoire désormais allouée aux registres internes du séquenceur.
Le projet est lancé en avril 1947. Von Neumann conçoit un premier jeu de 51 instructions remarquablement similaire au jeu d’instructions de l’EDVAC, et la conversion débute[22].
La conversion de l’ENIAC en ordinateur à programme enregistré va connaître plusieurs révisions, voyant le jeu d’instructions, à l'époque appelées « ordres », passer de 51 à 60, puis 79, et enfin 83 instructions. La machine étant recâblable, il est possible de librement mettre à jour le jeu d'instructions à la manière des microcodes contemporains. Certaines d'entre elles tirent parti des circuits arithmétiques sophistiqués de l'ENIAC et permettent le calcul de division, racines carrées ou encore de valeur absolue[30], ce qui permet un code plus dense et économe en mémoire vive.
La conversion se termine le avec l'arrivée de l'unité de conversion (Converter Unit), permettant notamment le chargement de programmes depuis le lecteur de cartes perforées IBM[21].
Le , l'ENIAC exécute ses premières instructions, et le , son premier programme[1],[31]. Les problèmes de fiabilité initialement rencontrés à l'exécution du code sont résolus en réduisant la vitesse d’horloge de 100 kHz à 60 kHz[32], ce qui reste toutefois élevé pour l’époque. À titre de comparaison, la vitesse d'horloge des Colossus était de 5 kHz, et celle du Zuse 3 de 5 à 10 Hz.
Le , l'ENIAC exécute sans dysfonctionnement son premier programme de production : une simulation Monté Carlo de 840 instructions destinée à la fission nucléaire[31]. Un diagramme est aujourd'hui conservé et disponible en ligne comme témoin du premier programme enregistré connu[33], ainsi que son code source[34],[35].
Le , le Manchester SSEM (Machine Expérimentale à Petite Échelle), un prototype de démonstration, exécute à son tour son premier programme : un test de dix-sept instructions permettant de trouver le plus grand diviseur d'un entier.
L’ENIAC fonctionnera les sept années suivantes de sa carrière comme ordinateur à programme enregistré, où il servira tant à des calculs de fission nucléaire que de prévisions météorologiques[36].
Avant 1952, la qualification de l'ENIAC post-1948 en architecture de von Neumann a pu être sujette à caution, car les instructions des programmes et les données ne partagent pas un espace mémoire entièrement modifiable. Nicholas Metropolis, auteur de la simulation Monté Carlo, parlait ainsi de l'ENIAC comme « premier ordinateur à programme enregistré en lecture seule » (« the first computer to operate with a read-only stored program »)[37], par opposition aux ordinateurs suivants permettant d'exécuter du code automodifiable. En effet, dans l'ENIAC, la mémoire des programmes n’est modifiable que par intervention humaine, agissant donc comme une mémoire morte, ce qui empêche théoriquement l’exécution de code automodifiable. L’EDVAC, de conception minimaliste et dont l'ébauche servit de modèle à l'ENIAC recâblé, ne possédait pas d’instruction de branchement conditionnel : chaque programme devait modifier de lui-même l’adresse des branchements au fil de son exécution. Cette impossibilité apparente de l’ENIAC de faire fonctionner du code automodifiable contraindra von Neumann à revoir sa copie et implémenter les branchements conditionnels dans son jeu d'instruction, qui seront repris ensuite sur l’IAS.
Néanmoins, il a depuis été démontré, et vérifié par émulation, que l'ENIAC dans sa configuration de 1948 supportait déjà l'adressage indirect et donc la possibilité d'utiliser des sous-routines pour enregistrer et récupérer des données depuis des adresses mémoire modifiables, permettant de fait le code automodifiable[29]. Cette capacité était semblerait-il inconnue des concepteurs de l'époque ; Arthur Burks en particulier pensait l'ENIAC de 1948 d'une capacité technique inférieure à celle de l'EDVAC (une machine encore théorique), ce qui s'avérait faux.
En 1951 apparaît la mémoire à tores magnétiques, et l’ENIAC, avec le MIT Whirldwind, est en 1952 le premier ordinateur à en être doté[38],[39]. Cette mémoire vive de 100 mots de dix chiffres BCD où peuvent être stockées de façon modifiable tant les instructions que les données du programme classe alors définitivement l'ENIAC comme ordinateur à architecture von Neumann.
Avec cette ultime évolution et pour les trois années restantes de sa carrière, rien ne distinguera conceptuellement l’ENIAC de l'EDVAC, et donc d'un ordinateur contemporain. Entre-temps, les concepts mis au point à la Moore School par Eckert, Mauchly et von Neumann auront permis à une nouvelle génération d'ordinateurs d'émerger, en particulier l'EDSAC (1949), ou encore l'EDVAC, le Ferranti Mark 1 et l'UNIVAC 1 en 1951.
L’ENIAC se distingue de plusieurs façons des ordinateurs de son époque :
Le SSEM, également connu sous le nom de « Baby », est un prototype du Manchester Mark 1 (1949), lui même prototype du Ferranti Mark 1 (1951), ainsi qu'un démonstrateur technique des tubes de Williams. Il est doté d’une architecture à programme enregistré, d'une mémoire de 32 mots de 32 bits (1024 bits, soit 128 octets), et d’un jeu de sept instructions.
Le SSEM exécuta ses premières instructions en , seulement deux mois après l'ENIAC, et bien qu'encore un prototype inachevé, il fut le premier ordinateur à être conçu dès le départ selon les principes de l'architecture von Neumann.
Si l'architecture du SSEM est résolument plus contemporaine que celle de l'ENIAC, une machine de von Neumann implique que le code et les données résident dans le même espace mémoire. Or à cet effet, les 128 octets de mémoire du SSEM ne laissent de place, en sacrifiant les données, que pour 32 instructions. Ce problème est renforcé par l’extrême minimalisme du jeu de sept instructions, nécessitant l’emploi d’une grande quantité d’instructions, et donc de mémoire, pour effectuer une opération donnée. L'EDVAC prévoyait à cet effet une large quantité de mémoire vive permettant de stocker plus de 8 000 instructions, contre environ 1 500 pour l'ENIAC en 1948. Le SSEM, en tant que démonstrateur à petite échelle, n'est pas pleinement fonctionnel et donc plus éloigné de la vision de l’EDVAC que l'ENIAC.
De même, le « First Draft of a Report on the EDVAC » est explicite sur la nécessité de pouvoir enregistrer des résultats sur un support externe, puis de pouvoir les réintégrer dans la machine. Cela était possible avec les cartes perforées de l’ENIAC, qui pouvait d’ailleurs exécuter directement un programme depuis des cartes perforées, mais pas pour le SSEM.
Le SSEM évoluera pour devenir le Manchester Mark 1 en , qui corrigera ces défauts.
L’EDSAC est généralement reconnu comme étant le premier ordinateur à programme enregistré conçu à cet effet (contrairement à l'ENIAC), et pleinement fonctionnel (contrairement au SSEM). Un titre qu'il peut également disputer au Manchester Mark 1, finalisé un mois plus tôt mais n'ayant exécuté sa première instruction qu'un mois après, et qui contrairement à l'EDSAC restait un prototype.
Maurice Wilkes, concepteur de l'EDSAC, avait de plus suivi des cours à la Moore School et possédait une connaissance approfondie du rapport de von Neumann, conduisant l'EDSAC à se rapprocher au plus près des concepts présentés dans ce dernier.
L’EDSAC est devenu opérationnel en mai 1949, et, comme l’ENIAC, rapidement utilisé à des fins de calcul scientifique.
Le jeu d’instructions de l’ENIAC est relativement comparable à celui de l’EDSAC en capacité, et les deux sont très supérieurs aux sept instructions du Manchester SSEM. Les instructions de l’ENIAC et leurs opérandes sont codées sur une taille de mot dynamique de deux à huit chiffres décimaux, contre une allocation statique d’un mot de 17 bits pour l’EDSAC. Le format d’instruction compact de l’ENIAC possède de plus des instructions relativement avancées d’arithmétique et d’entrées/sorties (multiplication et division, extraction de racine carrée, lecture et écriture des données d'une carte perforée…), qui nécessitent un plus grand nombre d’instructions sur l’EDSAC pour effectuer la même opération. À taille de mémoire égale, ceci offre le potentiel d’héberger des programmes plus complexes. Désavantagé par la moindre compacité du code, il n’est pas acquis que l’EDSAC, dont la quantité de mémoire était déjà moindre que l'ENIAC, aurait pu faire tenir en mémoire les 840 instructions de la simulation Monté Carlo exécutée un an plus tôt sur l’ENIAC, et encore moins en conservant de la place pour les données[40].
Fidèle à l'architecture von Neumann, la mémoire de l’EDSAC est entièrement modifiable, tandis que les programmes de l’ENIAC résident dans une mémoire majoritairement en lecture seule. Cela reste toutefois à nuancer car sur l’ENIAC, l’adresse des branchements du code est enregistrable sur la mémoire modifiable, elle-même adressable logiciellement - les deux sont donc Turing-complet.
L’EDSAC possède une réelle avancée par rapport à l’ENIAC : la présence d’une routine d'amorçage câblée, que l'on désignerait aujourd'hui sous le nom de ROM d'amorçage. Sur l’ENIAC, le chargement d’un programme nécessite de saisir l'ensemble de ses instructions sur un pupitre de contrôle, tandis que l’EDSAC peut les charger automatiquement depuis un ruban perforé via cette routine. Elle permet également la ré-allocation automatique des sous-routines en mémoire, ce dont l’ENIAC est incapable, même en chargeant le programme depuis des cartes perforées.
Outre sa conception contemporaine, l’EDSAC est enfin une machine beaucoup plus simple de conception et donc plus fiable, tout en approchant de la vitesse de calcul de l'ENIAC.
Le tableau suivant[41],[42] permet de mettre en perspective les capacités de l'ENIAC dans ses configurations de 1945 et 1948 par rapport à l'EDVAC, l'EDSAC et le Manchester SSEM :
EDVAC | ENIAC
(1945) |
ENIAC
(1948) |
Manchester SSEM | EDSAC | |
---|---|---|---|---|---|
Mise en service | Concept : 1945
Implémentation : 1951 |
Décembre 1945
Janvier 1946 |
12 avril 1948 | 21 juin 1948 | 6 mai 1949 |
Vitesse d'addition | N/A | 200 µs par accumulateur.
Parallélisable 20x |
1200 µs | 2880 µs | 1500 µs |
Mémoire adressable | 8192 mots de 32 bits
(262 000 bits) |
4000 chiffres décimaux
(équivalent 12 800 bits). Données seulement. 200 chiffres en écriture (équivalent 640 bits) |
Idem configuration de 1945 (équivalent 12 800 bits).
Mémoire partagée par les programmes et les données. Ajout d'une mémoire à tores magnétiques de 100 mots de 10 chiffres BCD en 1952 |
32 mots de 32 bits
(1024 bits) |
512 mots de 17 bits
(8704 bits) |
Implémentation de la mémoire | Lignes à retard au mercure, tambour | Registres à bascules | Idem 1945, et mémoire à tores magnétique | Tubes de Williams, tambour | Lignes à retard au mercure |
Taille maximale d'un programme | 8192 instructions | N/A | Maximum théorique : 1 900 instructions.
Maximum pratique estimé : 1 460 (2,6 chiffres décimaux en moyenne par instruction) |
32 instructions | 512 instructions, dont une partie utilisée par la routine d'amorçage (« initial orders ») |
Chargement des programmes | Non spécifié | Par câblage depuis diagramme | Par boutons rotatifs
ou par cartes perforées |
Par interrupteurs à bascule | Par ruban perforé |
Programme traditionnellement exécutés depuis | Lignes à délai au mercure | Câblage ad-hoc | Tables de fonctions
(mémoire en lecture seule) Mémoire électronique des accumulateurs (partiellement) |
Tubes de Williams | Lignes à délai au mercure |
Entrées/sorties | Conceptuel
seulement |
Cartes perforées : 133 caractères par seconde | Idem configuration de 1945 | Entrées par interrupteurs, sortie par visualisation sur tube de Williams |
|
Jeu d'instructions | 8 instructions | N/A |
60 instructions, ultérieurement porté à 83 instructions |
7 instructions | 17 instructions |
Taille de mot d'instruction | 32 bits | N/A | 2 à 8 chiffres décimaux
(équivalent 7 à 25 bits) |
16 bits | 17 bits |
Branchement conditionnel | Par code automodifiable | Câblage ad-hoc
(« null program ») |
Instruction dédiée | Instruction dédiée | Instruction dédiée |
Adressage indirect | Par code automodifiable | N/A | Code en lecture seule (avant mémoire magnétique), mais adresses des branchements possibles en mémoire modifiable programmatiquement | Par instruction de transfert établissant l'adresse du saut ou l'incrémentation du compteur de programme | Par code automodifiable |
D'un point de vue théorique, l'ENIAC de 1945 possède une puissance de calcul insolite pour son époque, permise par ses vingt unités de traitement parallèles, un très grand nombre de tubes électroniques, et une programmation par câblage qui épargne les temps de lecture et décodage d'instructions. Avec une capacité de 5000 additions par seconde parallélisées sur ses 20 accumulateurs, sa puissance de calcul brute atteindrait les 100 000 additions par seconde, comparable à celle d'un ordinateur transistorisé tel que le DEC PDP-1[43], pourtant sorti en 1959 et cadencé à une vitesse de 200 kHz.
Dans une présentation[44], l'Institut de recherche en informatique et systèmes aléatoires (IRISA) estime à 50 kFLOPS (50 000 opérations en virgule flottante par seconde) la puissance de calcul théorique de l'ENIAC, bien que cette valeur, tout aussi insolite pour les années 1940, soit à prendre avec précaution puisque la machine utilise un système décimal sans virgule.
En pratique, l'architecture de l'ENIAC de 1945, trop focalisée sur la seule puissance de calcul à sa conception, est fortement handicapée par son absence de mémoire vive. Même s'il n'est pas nécessaire en configuration câblée d’enregistrer le programme en mémoire, cette absence conduit, sauf optimisations complexes, à devoir réserver un accumulateur pour le stockage d'une variable sans pour autant nécessiter sa capacité de calcul, et l'ENIAC de 1945 ne travaille donc typiquement qu'à une fraction de ses capacités. De plus, le parallélisme apporte un surcroît de puissance de calcul, déjà abondante sur l'ENIAC, tout en réduisant encore la mémoire très limitée disponible pour les autres files d'exécution. Ce parallélisme est également handicapé par le goulot d'étranglement causé par une unique file d'entrées-sorties, par la complexité inhérente au traitement parallèle[45], et par la difficulté de conception de programmes câblés. Finalement, un seul programme saura en tirer parti[16] durant la brève carrière de l'ENIAC de 1945, les autres utiliseront un fonctionnement séquentiel plus traditionnel.
Pour ces différentes raisons, une estimation plus réaliste des performances en usage réel de l'ENIAC de 1945 pourrait graviter plus probablement autour de 500 FLOPS[46],[47], une valeur plus conforme aux ordinateurs de son époque.
L'ENIAC à programme enregistré de 1948, dépourvu d'architecture parallèle et devant lire et exécuter des instructions, est en théorie considérablement plus lent que celui de 1945 : environ 850 additions par seconde (1200 μs par addition) - une performance proche de celles de l'EDSAC et du Manchester Mark 1, mais ironiquement supérieure à la performance en usage réel estimée pour l'ENIAC de 1945. En effet, la configuration de 1948 est équilibrée : la machine utilise de-facto la capacité de l'ensemble de ses modules (qui constituent le processeur), dispose séparément d'une large mémoire centrale formée par la concaténation des tables de fonctions et des accumulateurs, et permet d'écrire facilement des programmes complexes. À cet effet, il n'a pas été démontré que les simulations nucléaires et météorologiques fonctionnant sur l'ENIAC de 1948 auraient pu fonctionner par câblage sur l'ENIAC parallèle de 1945, ni le faire avec le même niveau de performance.
Ce tableau comparatif des vitesses de calcul[48] permet de se rendre compte de l'avancée que représente l'ENIAC par rapport aux moyens de calculs disponibles jusqu'alors.
Moyens employés | Vitesses de multiplication de nombres de 10 chiffres | Temps de calcul d'une trajectoire d'une table de tir | Gain de vitesse par rapport à la génération précédente |
---|---|---|---|
Calculateur humain | 5 min | 2,6 j | N/A |
Calculatrice mécanique | 10 à 15 s | 12 h | x20 |
Harvard Mark I (électromécanique) | 3 s | 2 h | x4 |
Model V [en] (électromécanique) | 2 s | 40 min | x1,5 |
Analyseur différentiel (analogique) | 1 s | 20 min | x2 |
Harvard Mark II (électromécanique) | 0,4 s | 15 min | x1,5 |
ENIAC (électronique) | 0,001 s | 3 s | x400 |
Entre 1944 et 1955, six femmes, Kathleen Antonelli, Jean Bartik, Betty Holberton, Marlyn Meltzer, Frances Spence et Ruth Teitelbaum sont les premières personnes à programmer l'ENIAC, pour un calcul balistique. Elles sont toutes mathématiciennes. Betty Holberton est en plus journaliste, ce qui lui permettait de voyager. Kathleen Antonelli et Frances Spence sont recrutées en 1942 par l’armée américaine pour calculer manuellement les trajectoires de tir. Marlyn Meltzer et Ruth Teitelbaum sont également calculatrices. Elles travaillent sur l'ENIAC à partir de 1944. Il s'agit d'identifier les différentes étapes du calcul et ensuite de câbler physiquement la machine. Ruth Teitelbaum, Frances Spence et Kathleen Antonelli poursuivirent leur travail sur l’ENIAC lorsque celui-ci est transféré à Aberdeen en 1947[49]. Jean Bartik et Betty Holberton en particulier, rejoindront ensuite une autre femme, Adele Golstine, qui formeront ensemble l'équipe principale de programmation de l'ENIAC à programme enregistré à partir de 1948[20].
Longtemps oubliées de l'histoire, le documentaire The Computers réalisé en 2013 par Kathy Kleiman rend hommage aux six programmeuses[50].
En 1996, en l'honneur du cinquantième anniversaire de l'ENIAC, l'Université de Pennsylvanie, où l'ENIAC fût construit, sponsorisa un projet nommé « ENIAC-on-a-chip », consistant en la création d'un microprocesseur de 7,44 × 5,29 mm implémentant les fonctionnalités de l'ENIAC dans sa configuration de 1945[51],[52],[53].
Comme l'ENIAC, la puce implémente des unités logiques autonomes précâblées, et un logiciel externe permet de configurer sur la puce le câblage spécifique d'un programme.
Bien que cadencé à une vitesse de 20 MHz (contre 100 kHz pour l'original) et considérablement plus rapide que l'ENIAC, il n'avait pourtant qu'une fraction de la vitesse des microprocesseurs de la fin des années 1990.
L'ENIAC a célébré son 70e anniversaire le [54].
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