Loading AI tools
concept du marxisme désignant une hypothétique phase transitoire de la société entre le capitalisme et le communisme De Wikipédia, l'encyclopédie libre
La dictature du prolétariat est un concept central du marxisme désignant une phase transitoire de la société entre le capitalisme et le communisme.
Cette expression[1] employée à l'origine par Louis Auguste Blanqui[2], dans le droit fil de la pensée de Jean-Paul Marat et de Gracchus Babeuf[3] et parfois employée par Karl Marx, est au cœur de vifs débats, notamment en ce qui concerne sa mise en œuvre et la nature que devrait prendre l'État durant cette phase.
Marx et Friedrich Engels conçoivent la dictature du prolétariat comme une phase révolutionnaire transitoire, menée par les masses populaires[4], supposée nécessaire pour abattre le pouvoir de la bourgeoisie. Sur le plan économique, elle se traduit par la suppression de la propriété privée des moyens de production, et donc par la mise en place du collectivisme économique et d'une démocratie au travail via un processus de socialisation des biens. Sur le plan politique, elle s'exprime par une forme de "république démocratique"[5] , par exemple en comportant des élections au mandat impératif (où les élus sont mandatés au suffrage universel et révocables).
Selon la théorie marxiste, la période révolutionnaire et transitoire de la dictature du prolétariat conduira progressivement à la phase dite « inférieure » du communisme, liée à un processus de dépérissement de l'État, à la fin de la production marchande et à l'abolition des classes sociales. Ensuite, adviendra le passage à une société communiste dans sa « phase dite supérieure » mettant fin au droit bourgeois, à la division du travail et la fin de l'opposition entre le travail intellectuel et manuel[6]. Pour mener à bien le processus révolutionnaire vers le communisme, il est nécessaire également que les communistes mènent une lutte qui soit internationaliste[7], qu'il y ait comme dirait Marx une "fraternité internationale des classes ouvrières dans leur lutte commune contre les classes dominantes et leurs gouvernements"[8], un processus contribuant ainsi à la fin des nations[9].
Après la révolution russe de 1917, le concept est repris par Lénine : les bolcheviks ont présenté leur gouvernement comme une « dictature du prolétariat », mais ce qualificatif est contesté par nombre de leurs opposants (notamment marxistes). Les adversaires du marxisme (y compris sociaux-démocrates, au sens actuel du terme) voient dans la notion de « dictature du prolétariat » un danger pour les libertés et pour la démocratie parlementaire, et arguent qu'en son nom, bureaucratie et nomenklatura ont accaparé le pouvoir de manière sanglante dans les régimes politiques se réclamant du marxisme. Certains courants communistes et marxistes se sont également montrés critiques et opposés vis-à-vis de la vision léniniste de la dictature du prolétariat, par exemple les conseillistes. Le conseillisme (ou "communisme de conseils") est concentré sur les conseils ouvriers comme forme d'organisation révolutionnaire par les masses populaires, notamment durant la dictature du prolétariat, s'opposant ainsi au modèle léniniste d'un parti d'avant-garde qui doit saisir l'appareil d'Etat.
Les deux mots furent introduits dans la terminologie politique moderne à l’époque de la Révolution française dont les leaders et penseurs se servaient de l’antique République romaine comme modèle. Les jacobins furent en faveur d’une « dictature » par une minorité de révolutionnaires (on passe ainsi d'un unique dictateur à un groupe de dictateurs) pour écraser la résistance de la noblesse[réf. nécessaire].
Dans Le Capital, Marx définit le prolétaire comme « le salarié qui produit le capital et le fait fructifier »[10].
Les deux termes dictature et prolétaires furent repris des révolutionnaires français par leurs héritiers politiques du siècle suivant, et parmi eux, les « communistes utopistes » chez qui Marx puisa une partie de son socialisme.
Le terme « dictature » fut choisi pour souligner que le capitalisme consisterait en la « dictature de la bourgeoisie », celle d'une seule classe sociale qui détient tout le pouvoir politique et économique (que ce soit sous la forme politique du régime parlementaire ou de la dictature telle qu'on l'entend aujourd'hui). Pour renverser cette classe, la classe des gens d'aucune classe - les prolétaires - devait prendre dans un premier temps tout le pouvoir, pour supprimer la division de la société en classes.
Le mot dictature choque parfois aujourd'hui. Cependant, selon le philosophe et militant trotskiste Daniel Bensaïd, « Les mots n’ont pas aujourd’hui le même sens qu’ils pouvaient avoir sous la plume de Marx. À l’époque, la dictature, dans le vocabulaire des Lumières, s’opposait à la tyrannie ; elle évoquait une vénérable institution romaine : un pouvoir d’exception délégué pour un temps limité, et non pas un pouvoir arbitraire illimité »[11].
C’est au lendemain du Printemps des peuples, qu’apparaît, sous la plume de Marx l’expression de « dictature de classe du prolétariat »[12]. Auparavant, Marx et Engels ne parlaient que du « prolétariat organisé en classe dominante »[13]. Marx fera explicitement la liaison entre ces deux notions en 1850[14].
Chez Marx, le terme prolétariat ne signifie pas « les gens pauvres »[15] en général mais seulement ceux qui travaillent contre des salaires, c’est-à-dire la classe ouvrière.
La « dictature du prolétariat » fut donc, pour lui, l’exercice du pouvoir politique par la classe ouvrière dans son ensemble, et dans son propre intérêt. Ce qui pour Marx impliquait une « démocratie politique complète » dans laquelle la classe ouvrière – la majorité dans la société capitaliste – gouvernerait. Il ne s'agit toutefois pas d'une démocratie au sens libéral du terme : les partis "bourgeois" n'ont plus leur place dans la cité, et doivent être réduits par la violence.
Dans Les Luttes de classes en France, Marx défend la « dictature de la classe ouvrière »[16] et définit la « dictature de classe du prolétariat » et « la révolution en permanence » comme les deux mots d'ordre qui distinguent le communisme du socialisme petit-bourgeois[17]. La même année, la « dictature du prolétariat » est inscrite comme objectif de la société universelle des communistes révolutionnaires dans ses statuts[18]. En 1852, Marx considère que ses réflexions sur la dictature du prolétariat font partie des trois contributions originales qu'il a apportées sur les historiens bourgeois :
« Maintenant, en ce qui me concerne, ce n'est pas à moi que revient le mérite d'avoir découvert l'existence des classes dans la société moderne, pas plus que la lutte qu'elles s'y livrent. Des historiens bourgeois avaient exposé bien avant moi l'évolution historique de cette lutte des classes et des économistes bourgeois en avaient décrit l'anatomie économique. Ce que j'ai apporté de nouveau, c'est :
- de démontrer que l'existence des classes n'est liée qu'à des phases historiques déterminées du développement de la production ;
- que la lutte des classes mène nécessairement à la dictature du prolétariat ;
- que cette dictature elle-même ne représente qu'une transition vers l'abolition de toutes les classes et vers une société sans classes. »
— K. Marx, [19]
En 1871, la Commune de Paris ouvre de nouvelles perspectives politiques. Pour Engels, « c'était la dictature du prolétariat »[20]. Marx lui reproche toutefois de se montrer « trop gentille » avec la réaction, de ne pas attaquer Versailles dès qu'elle en a l'occasion[21], et d'être trop indulgente avec les comploteurs, les incendiaires et les espions contre-révolutionnaires :
« Même les sergents de ville, au lieu d'être désarmés et mis sous les verrous comme on aurait dû le faire, trouvèrent les portes de Paris grandes ouvertes pour aller se mettre en sûreté à Versailles. Les hommes d'ordre non seulement ne furent pas molestés, mais ils eurent la faculté de se rassembler et d'occuper plus d'une position forte au centre même de Paris. […] Toutefois, pendant quelque temps, les exécutions de prisonniers [communards] furent suspendues. Mais à peine Thiers et ses généraux décembriseurs furent-ils avisés que même leurs espions de la gendarmerie pris dans Paris sous le déguisement de gardes nationaux, même les sergents de ville pris avec des bombes incendiaires sur eux, étaient épargnés, à peine s'aperçurent-ils que le décret de la Commune sur les représailles n'était qu'une menace vaine, que les exécutions en masse de prisonniers furent reprises et poursuivies sans interruption jusqu'à la fin. »
— K. Marx, [22], 1871
Marx après la Commune de Paris, dans une lettre à Kugelmann en avril 1871, tire une leçon sur le rôle déterminant que les révolutionnaires doivent jouer dans la destruction de l'Etat au début de la révolution. La révolution socialiste devra briser l'appareil d'Etat et la bureaucratie :
Si tu relis le dernier chapitre de mon 18 Brumaire tu verras que j'y exprime l'idée suivante : la prochaine tentative révolutionnaire en France ne devra pas, comme cela s'est produit jusqu'ici, faire changer de main l'appareil bureaucratico‑militaire, mais le briser. Et c'est la condition préalable de toute véritable révolution populaire sur le continent. C'est bien là d'ailleurs ce que tentent nos héroïques camarades parisiens. Quelle souplesse, quelle initiative historique, quelle capacité de sacrifice chez ces Parisiens ! [23]
Dans La Guerre civile en France, Marx présente le projet plus global de la Commune, s'exprimant par des assemblées démocratiques ayant notamment des mandats impératifs comme moyen d'élection (les élus peuvent être révocables) et contribuant au dépérissement de l'Etat. La Commune de Paris, assimilée à une forme de dictature du prolétariat par Marx et Engels[20], est donc ici caractérisée par des formes d'outils de démocraties directes et un processus révolutionnaire abolissant l'Etat :
Dans une brève esquisse d'organisation nationale que la Commune n'eut pas le temps de développer, il est dit expressément que la Commune devait être la forme politique même des plus petits hameaux de campagne et que dans les régions rurales l'armée permanente devait être remplacée par une milice populaire à temps de service extrêmement court. Les communes rurales de chaque département devaient administrer leurs affaires communes par une assemblée de délégués au chef-lieu du département, et ces assemblées de département devaient à leur tour envoyer des députés à la délégation nationale à Paris; les délégués devaient être à tout moment révocables et liés par le mandat impératif de leurs électeurs. [...] L'unité de la nation ne devait pas être brisée, mais au contraire organisée par la Constitution communale; elle devait devenir une réalité par la destruction du pouvoir d'État qui prétendait être l'incarnation de cette unité, mais voulait être indépendant de la nation même, et supérieur à elle, alors qu'il n'en était qu'une excroissance parasitaire. [...] Et c'est un fait bien connu que les sociétés, comme les individus, en matière d'affaires véritables, savent généralement mettre chacun à sa place et, si elles font une fois une erreur, elles savent la redresser promptement. D'autre part, rien ne pouvait être plus étranger à l'esprit de la Commune que de remplacer le suffrage universel par une investiture hiérarchique[24].
Pour Marx et Engels, la dictature du prolétariat s’identifie exactement à la démocratie révolutionnaire. Cependant, cette démocratie n’exclut ni la puissance économique, ni la force militaire de l’État. Ils écrivent à propos de la démocratie :
« Nous avons déjà vu plus haut que la première étape dans la révolution ouvrière est la constitution du prolétariat en classe dominante, la conquête de la démocratie. »
— K. Marx & F. Engels, [25], 1847
« Une chose absolument certaine, c'est que notre Parti et la classe ouvrière ne peuvent arriver à la domination que sous la forme de la république démocratique. Cette dernière est même la forme spécifique de la dictature du prolétariat, comme l'a déjà montré la grande Révolution française. »
— F. Engels, [26], 1891
La révolution qui mènera à la dictature révolutionnaire du prolétariat doit également être l'œuvre des masses, et non pas d'une simple minorité consciente. Les masses populaires doivent agirent :
« Le temps des coups de main, de révolutions exécutées par de petites minorités conscientes à la tête des masses inconscientes, est passé. Là où il s'agit d'une transformation complète des organisations sociales, il faut que les masses elles-mêmes y coopèrent, qu'elles aient déjà compris elles-mêmes de quoi il s'agit, pour quoi elles interviennent (avec leurs corps et avec leur vie). Voilà ce que nous a appris l'histoire des cinquante dernières années. Mais pour que les masses comprennent ce qu'il y a à faire, un travail long persévérant est nécessaire, c'est précisément ce travail que nous faisons maintenant, et cela avec un succès qui plonge dans le désespoir de nos adversaires. »
— F. Engels, Introduction de 1895 à l'édition allemande de l'ouvrage "Les Luttes de classes en France 1848-1850" de Karl Marx
De la puissance économique de l'État :
« Le prolétariat se servira de sa suprématie politique pour arracher petit à petit tout le capital à la bourgeoisie, pour centraliser tous les instruments de production entre les mains de l'État, c'est-à-dire du prolétariat organisé en classe dominante, et pour augmenter au plus vite la quantité des forces productives. »
— K. Marx & F. Engels, [27], 1847
« Pourquoi luttons-nous donc pour la dictature politique du prolétariat si le pouvoir politique est économiquement impuissant ? La violence (c’est-à-dire le pouvoir d’État) est, elle aussi, une puissance économique ! »
— F. Engels, [28]
Enfin, sur sa force militaire :
« Avec la victoire de la « République rouge » à Paris, des armées seront dépêchées de l’intérieur de leur pays aux frontières et au-delà d’elles, et la force réelle des partis en lutte se manifestera dans toute sa pureté. »
— K. Marx, [29], 1848
« Mais, avant de réaliser un changement socialiste, il faut une dictature du prolétariat, dont une condition première est l'armée prolétarienne. Les classes ouvrières devront conquérir sur le champ de bataille le droit à leur propre émancipation. La tâche de l'Internationale est d'organiser et de coordonner les forces ouvrières dans le combat qui les attend. »
— K. Marx, [30]
« Une révolution est certainement la chose la plus autoritaire qui soit, c'est l'acte par lequel une fraction de la population impose sa volonté à l'autre au moyen de fusils, de baïonnettes et de canons, moyens autoritaires s'il en est ; et le parti victorieux, s'il ne veut pas avoir combattu en vain, doit continuer à dominer avec la terreur que ses armes inspirent aux réactionnaires. »
— F. Engels, [31], 1873
Dans les Luttes des classes en France, et plus encore dans la Guerre civile en France, Marx développe sa conception de l'alliance des ouvriers et des paysans sous la dictature du prolétariat. Dans le premier livre, il écrit :
« On comprendra quelle fut la situation des paysans français quand la République eut ajouté encore de nouvelles charges aux anciennes. On voit que son exploitation ne se distingue que par la forme de l'exploitation du prolétariat industriel. L'exploiteur est le même : le Capital. Les capitalistes pris isolément exploitent les paysans pris isolément par les hypothèques et l'usure. La classe capitaliste exploite la classe paysanne par l'impôt d'État. Le titre de propriété est le talisman au moyen duquel le capital l'a jusqu'ici ensorcelée, le prétexte sous lequel il l'a excitée contre le prolétariat industriel. Seule, la chute du capital peut élever le paysan, seul, un gouvernement anticapitaliste, prolétarien, peut le faire sortir de sa misère économique, de sa dégradation sociale. La République constitutionnelle c'est la dictature de ses exploiteurs coalisés, la République social-démocrate, la République rouge, c'est la dictature de ses alliés. »
— K. Marx, [32], 1850
Dans le deuxième, Marx expose de nombreuses revendications susceptibles de lier les paysans à la Commune : exproprier la grande propriété foncière, déplacer la charge de la guerre sur les épaules de la bourgeoisie, élire les fonctionnaires et les rendre responsables devant le peuple, mettre « l'instruction par le maître d'école à la place de l'abêtissement par le prêtre », annuler les dettes hypothécaires. Marx estimait que trois mois seulement de libre communication entre Paris et la province auraient suffi à emporter les paysans dans la révolution. La Commune était pour Marx, non seulement le véritable gouvernement de la France, mais aussi un gouvernement ouvrier, et par là même, un gouvernement international, le gouvernement de tous les travailleurs[33].
En 1875, Karl Marx donne sa dernière appréciation de la dictature du prolétariat avant sa mort :
« Entre la société capitaliste et la société communiste, se place la période de transformation révolutionnaire de celle-là en celle-ci. À quoi correspond une période de transition politique où l'État ne saurait être autre chose que la dictature révolutionnaire du prolétariat. »
— K. Marx, [34], 1875
Plusieurs auteurs soutiendront cependant que Marx n'évoque que peu de fois la dictature du prolétariat dans son œuvre[35].
Karl Marx et Friedrich Engels avaient évoqué la possibilité pour l'Angleterre d'un passage au communisme sans révolution - au sens d'une rupture violente avec le régime en place - à une époque où il ne disposait que d'un « appareil d’État répressif » très peu développé. Les voies et moyens du passage à la dictature du prolétariat, gérée par la majorité du prolétariat, seront variables selon les circonstances et le contexte ; la violence, sera souvent nécessaire mais pas toujours. Dans son discours du 8 septembre 1872 aux ouvriers d’Amsterdam, Marx supposait que « l’Amérique et l’Angleterre (pouvaient) arriver au socialisme par des moyens pacifiques »[36].
Autrement, dans Principes du communisme (1847), Engels écrit :
« La suppression de la propriété privée est-elle possible par la voie pacifique ? Il serait souhaitable qu'il pût en être ainsi, et les communistes seraient certainement les derniers à s'en plaindre. Les communistes savent trop bien que toutes les conspirations sont, non seulement inutiles, mais même nuisibles. Ils savent trop bien que les révolutions ne se font pas arbitrairement et par décret, mais qu'elles furent partout et toujours la conséquence nécessaire de circonstances absolument indépendantes de la volonté et de la direction de partis déterminés et de classes entières. Mais ils voient également que le développement du prolétariat se heurte dans presque tous les pays civilisés à une répression brutale, et qu'ainsi les adversaires des communistes travaillent eux-mêmes de toutes leurs forces pour la révolution. Si tout cela pousse finalement le prolétariat opprimé à la révolution, nous, communistes, nous défendrons alors par l'action, aussi fermement que nous le faisons maintenant par la parole, la cause des prolétaires. » [37]
Il y a toutefois deux spécificités[réf. nécessaire] : la dictature du prolétariat nécessite une révolution prolétarienne préalable qui aboutit à la prise du pouvoir populaire. D'autre part, le pouvoir sera exercé par une seule classe sociale, le prolétariat.
Friedrich Engels voit la Commune de Paris comme une application de la dictature du prolétariat. Ainsi, avec cet exemple, cette dictature se présenterait comme organisée de façon démocratique avec des élus mandatés au suffrage universel et révocables. Dans sa critique du programme d'Erfurt en 1891, il assimile la dictature du prolétariat à une forme de "République démocratique".
Karl Marx, en analysant la Commune de Paris de 1871, met en avant la pratique du mandat impératif : les élus mandatés sont révocables. Dans La Guerre civile en France, il dit ceci :
L'antithèse directe de l'Empire [de Napoléon III] fut la Commune. Si le prolétariat de Paris avait fait la révolution de Février au cri de « Vive la République sociale », ce cri n'exprimait guère qu'une vague aspiration à une république qui ne devait pas seulement abolir la forme monarchique de la domination de classe, mais la domination de classe elle-même. La Commune fut la forme positive de cette république. [...] La Commune fut composée des conseillers municipaux, élus au suffrage universel dans les divers arrondissements de la ville. Ils étaient responsables et révocables à tout moment. La majorité de ses membres était naturellement des ouvriers ou des représentants reconnus de la classe ouvrière. La Commune devait être non pas un organisme parlementaire, mais un corps agissant, exécutif et législatif à la fois. Au lieu de continuer d'être l'instrument du gouvernement central, la police fut immédiatement dépouillée de ses attributs politiques et transformée en un instrument de la Commune, responsable et à tout instant révocable. [...] Les fonctionnaires de la justice furent dépouillés de cette feinte indépendance qui n'avait servi qu'à masquer leur vile soumission à tous les gouvernements successifs auxquels, tour à tour, ils avaient prêté serment de fidélité, pour le violer ensuite. Comme le reste des fonctionnaires publics, magistrats et juges devaient être élus, responsables et révocables[24].
Les travailleurs devaient, selon Marx, autogérer leurs luttes[36]. C’est un thème constant qui affleure, à intervalles, dans ses écrits et dans ses actes. Par exemple, en 1848 dans le Manifeste communiste Marx dit ceci : « le mouvement prolétarien est le mouvement autonome de l’immense majorité » ; en 1864, «l’émancipation de la classe ouvrière doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes » ; en 1866 dans les Statuts de l’Association internationale des travailleurs « l’œuvre de l’Association internationale est de généraliser et d’unifier les mouvements spontanés de la classe ouvrière, mais non de leur prescrire ou de leur imposer un système doctrinaire quel qu’il soit » ; en 1868 « l’Association internationale des travailleurs (...) n’est fille ni d’une secte ni d’une théorie. Elle est le produit spontané du mouvement prolétaire »[38]. En 1871, après la Commune de Paris, Marx dit ceci « ce serait méconnaître complètement la nature de l’Internationale que de parler d’instructions secrètes venant de Londres (...) de quelque centre pontifical de domination et d’intrigue (...). De fait, l’Internationale n’est nullement le gouvernement de la classe ouvrière, c’est un lien, ce n’est pas un pouvoir »[36]. Egalement, le 17 septembre 1879, dans une lettre à August Bebel:
« En fondant l'Internationale, nous avons lancé en termes clairs son cri de guerre : "L'émancipation de la classe ouvrière sera l'œuvre de la classe ouvrière elle-même". Nous ne pouvons donc pas marcher avec des gens déclarant à cor et à cri que les ouvriers sont trop peu instruits pour pouvoir s'émanciper eux-mêmes et qu'ils doivent être affranchis par en haut, par les philanthropes bourgeois et petits-bourgeois. Si le nouvel organe du parti prend une attitude qui correspond aux idées de ces messieurs, si cette orientation est bourgeoise et non prolétarienne »[36],[39].
Lénine définit la dictature du prolétariat comme « un pouvoir conquis par la violence que le prolétariat exerce, par l'intermédiaire du parti, sur la bourgeoisie et qui n'est lié par aucune loi »[40]. Le parti communiste selon Lénine est un parti politique d'avant-garde professionnel, nécessaire pour mener à bien la révolution communiste. Puisque, selon Lénine : « L'histoire de tous les pays atteste que, par ses seules forces, la classe ouvrière ne peut arriver qu'à la conscience trade-unioniste »[41].
Chez Lénine, le concept de « dictature du prolétariat » joue un rôle central[42] :
« L'essentiel dans la doctrine de Marx, c'est la lutte des classes. C'est ce qu'on dit et c'est ce qu'on écrit très souvent. Mais c'est inexact. Et, de cette inexactitude, résultent couramment des déformations opportunistes du marxisme, des falsifications tendant à la rendre acceptable pour la bourgeoisie. Car la doctrine de la lutte des classes a été créée non par Marx, mais par la bourgeoisie avant Marx ; et elle est, d'une façon générale, acceptable pour la bourgeoisie… Celui-là seul est un marxiste qui étend la reconnaissance de la lutte des classes jusqu'à la reconnaissance de la dictature du prolétariat. C'est ce qui distingue foncièrement le marxiste du vulgaire petit (et aussi du grand) bourgeois. C'est avec cette pierre de touche qu'il faut éprouver la compréhension et la reconnaissance effective du marxisme[43] »
Pour Charles Roig, on est là à « l'origine de la transformation idéaliste de la pensée de Lénine dans la mesure où elle permet désormais d'interpréter le monde dans les termes de cette force personnalisée et agissante qu'est le prolétariat. La dictature du prolétariat n'est plus que la dramatisation de l'action de cette force en lutte contre la bourgeoisie dans le cadre d'une nouvelle période historique[44] ».
Dans L'État et la Révolution (qui date de septembre 1917, avant la révolution d'Octobre), Lénine affirme sans ambages :
« Or, la dictature du prolétariat, c'est-à-dire l'organisation de l'avant-garde des opprimés en classe dominante pour mater les oppresseurs, ne peut se borner à un simple élargissement de la démocratie. En même temps qu'un élargissement considérable de la démocratie, devenue pour la première fois démocratie pour les pauvres, démocratie pour le peuple et non pour les riches, la dictature du prolétariat apporte une série de restrictions à la liberté pour les oppresseurs, les exploiteurs, les capitalistes. Ceux-là, nous devons les mater afin de libérer l'humanité de l'esclavage salarié ; il faut briser leur résistance par la force ; et il est évident que, là où il y a répression, il y a violence, il n'y a pas de liberté, il n'y a pas de démocratie. […]
Démocratie pour l'immense majorité du peuple et répression par la force, c'est-à-dire exclusion de la démocratie pour les exploiteurs, les oppresseurs du peuple ; telle est la modification que subit la démocratie lors de la transition du capitalisme au communisme. »
— Lénine, L'État et la Révolution[45].
En 1918, la constitution de la Russie révolutionnaire (future Union soviétique) se revendique comme étant une application pratique de la dictature du prolétariat.
« La dictature du prolétariat, c'est la guerre qui exige le plus d'abnégation, la guerre la plus implacable de la nouvelle classe contre un ennemi plus puissant, contre la bourgeoisie dont le renversement (ne fût-ce que dans un seul pays) a décuplé la résistance et dont la puissance ne réside pas seulement dans la force du capital international, dans la force et la solidité des liens internationaux de la bourgeoisie, mais encore dans la force de l'habitude, dans la force de la petite production. […] Pour toutes ces raisons, la dictature du prolétariat est indispensable…
Je le répète, l'expérience de la dictature victorieuse du prolétariat en Russie a montré concrètement à ceux qui ne savent pas penser ou qui n'ont pas eu l'occasion de méditer ce problème qu'une centralisation absolue et la discipline la plus rigoureuse du prolétariat sont une des conditions essentielles de la victoire sur la bourgeoisie. »
— Lénine, La Maladie infantile du communisme (le « gauchisme »), 1920[46].
L'expression « dictature du prolétariat » figure dans l'article 2 de la constitution révisée de 1936[47]. La position soviétique a longtemps été défendue par les principaux partis se réclamant du communisme à travers le monde. Cette position a été affaiblie par les révélations du rapport Khrouchtchev en 1956, entraînant la multiplication des positions communistes critiques dans les années 1960-1970.[réf. nécessaire]
Très tôt cependant, des théoriciens et militants des divers courants marxistes ont considéré que l'utilisation par Lénine puis par Staline du concept de « dictature du prolétariat » constituait en fait une trahison de Marx. Ils ont affirmé dès sa création que l'URSS n'était ni une dictature du prolétariat, ni un « État socialiste », mais une dictature sur le prolétariat, voire un capitalisme d'État.
L'historien et militant Boris Souvarine, opposant au stalinisme depuis les années 1920, estime ainsi que « Marx et Engels l’entendaient dans un sens absolument contraire à celui qu’il acquiert dans le léninisme, puis dans le stalinisme. (…), si l’on s’y réfère, contredit entièrement l’interprétation arbitraire incluse dans le léninisme et transmise dans le stalinisme »[35].
La marxiste révolutionnaire Rosa Luxemburg écrit dès septembre 1918 que le pouvoir bolchevik est « une dictature, il est vrai, non celle du prolétariat, mais celle d'une poignée de politiciens, c'est-à-dire une dictature au sens bourgeois »[48].
En 1920, lors du Congrès de Tours, Léon Blum dénonce la politique léniniste, qu'il considère comme une trahison de l'idée de Marx. Blum souligne en effet que, pour Marx, la dictature du prolétariat est la « dictature d'une classe » et qu'elle doit « conserver une forme démocratique », tandis que Lénine la conçoit comme « une dictature exercée par un parti centralisé, où toute l'autorité remonte d'étage en étage et finit par se concentrer entre les mains d'un comité patent ou occulte », avec pour résultat la « dictature de quelques individus ». Blum résume sa propre position sur la question ainsi : « Dictature d’un parti, oui, dictature d’une classe, oui, dictature de quelques individus, connus ou inconnus, cela, non. » [49].
Les communistes de conseils allemands et hollandais (marxistes révolutionnaires) font de même dans les années 1920. Par exemple, Anton Pannekoek est un communiste de conseils (conseilliste) considérant que la dictature du prolétariat s'incarne par les conseils (de travailleurs). Si il y a éventuellement des élections, alors les élus sont des délégués révocables à tout instant (mandat impératif). Les conseils, dès le début de la révolution, contribuent au dépérissement de l'Etat. Les conseils sont en même temps le garant de la montée du communisme dans le processus révolutionnaire. Contrairement à la logique de Lénine optant pour un parti d'avant-garde de professionnels révolutionnaires prenant le contrôle de l'appareil d'Etat, Pannekoek considère que ce qui doit organiser la révolution sous la dictature du prolétariat sont les conseils ouvriers démocratiques :
« L'organisation conseilliste incarne la dictature du prolétariat. Il y a plus d'un demi-siècle, Marx et Engels ont expliqué comment la révolution sociale devait amener la dictature du prolétariat et comment cette nouvelle expression politique était indispensable à l'introduction de changements nécessaires dans la société. Les socialistes qui ne pensent qu'en termes de représentation parlementaire, ont cherché à excuser ou à critiquer cette infraction à la démocratie et l'injustice qui consiste selon eux à refuser le droit de vote à certaines personnes sous prétexte qu'elles appartiennent à des classes différentes. Nous pouvons voir aujourd'hui comment le processus de la lutte de classes engendre naturellement les organes de cette dictature : les soviets [donc les conseils]. »[50]
Le Cercle communiste démocratique dénonce en 1931 la « dictature sur le prolétariat » en URSS[51].
Pour le Groupe des Communistes internationaux (néerlandais) : « Ce qui existe en Russie est un capitalisme d’État. Ceux qui se réclament du communisme doivent aussi attaquer ce capitalisme d’État[52] ». « Le bolchévisme, capitalisme d’État et dictature des bureaucrates » selon le marxiste conseilliste Otto Rühle[53].
Charles Rappoport dénonce dans ses Mémoires « la dictature « à la Staline » d'une clique de bureaucrates sur le prolétariat »[54].
Ces analyses sont corroborées par celles des marxistes mencheviks en exil : Salomon Schwarz dénonce le capitalisme d’État en URSS[55] ; Théodore Dan parle de « dictature jacobine du bolchévisme » qui « n’est pas une dictature de la classe ouvrière », ainsi que de « capitalisme industriel d’État », qui selon lui « contredit d’une façon si évidente la doctrine de Marx »[56].
Ces analyses sont reprises par la suite par ces différents courants, et dans les années 1960 par de nouveaux courants marxistes comme les conseillistes de l’Internationale situationniste.
En 1976, le concept de dictature du prolétariat cesse d'être utilisé par le Parti communiste d'Espagne (1976) et le Parti communiste français. Cette évolution a lieu dans le contexte de l'Eurocommunisme, auquel le PCE et le PCF participent avec le Parti communiste italien. Pierre Birnbaum souligne que « C'est à cause de la théorie du CME que le PCF ne se conçoit plus comme l'unique expression du prolétariat, qui exercerait sa dictature à travers son parti » : le contexte politique de l'époque favorise le recentrage des principaux partis communistes d'Europe de l'Ouest, dont le PCF qui, en proposant « l'Union du peuple de France », déborde l'Union de la gauche et en vient même à tendre la main aux gaullistes[57].
Le Parti communiste chinois, au pouvoir depuis 1949, se réclame de la dictature du prolétariat ; cependant, le terme ne figure qu'indirectement dans la Constitution de la république populaire de Chine de 1954. La Constitution de 1975 (en) intègre la « théorie de la révolution continue sous la dictature du prolétariat ». La Constitution de 1982 reprend dans son préambule les « Quatre principes fondamentaux » : voie socialiste, dictature du prolétariat, rôle directeur du Parti communiste chinois, marxisme-léninisme et pensée de Mao Zedong, tout en les combinant avec les principes de la réforme économique énoncés en 1978 par Deng Xiaoping et réintroduisant l'économie de marché[58].
D’après le marxiste libertaire Daniel Guérin, ce qui provoqua tant de controverses dans la discussion de la pensée politique marxiste, c’est que le concept de dictature du prolétariat n'a jamais été réellement très développé par Marx, et est « mentionné que de façon trop brève, trop vague ». Daniel Guérin propose de substituer cette expression par celle de « contrainte révolutionnaire »[59].
Seamless Wikipedia browsing. On steroids.
Every time you click a link to Wikipedia, Wiktionary or Wikiquote in your browser's search results, it will show the modern Wikiwand interface.
Wikiwand extension is a five stars, simple, with minimum permission required to keep your browsing private, safe and transparent.