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intellectuel, révolutionnaire et homme politique soviétique De Wikipédia, l'encyclopédie libre
Nikolaï Ivanovitch Boukharine (en russe : Никола́й Ива́нович Буха́рин), né le 27 septembre 1888 ( dans le calendrier grégorien) à Moscou, et mort exécuté le dans la même ville, est un intellectuel, révolutionnaire et homme politique soviétique, membre des bolcheviks, puis du Parti communiste soviétique.
Nikolaï Boukharine Николай Бухарин | |
Fonctions | |
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Secrétaire du comité exécutif de l'Internationale communiste | |
– (2 ans et 5 mois) |
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Prédécesseur | Grigori Zinoviev |
Successeur | Viatcheslav Molotov |
Membre du Politburo | |
– (5 ans, 2 mois et 25 jours) |
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Biographie | |
Nom de naissance | Nikolaï Ivanovitch Boukharine |
Date de naissance | |
Lieu de naissance | Moscou (Empire russe) |
Date de décès | (à 49 ans) |
Lieu de décès | Moscou (Union soviétique) |
Nature du décès | Fusillé |
Sépulture | Kommounarka |
Nationalité | Russe Soviétique |
Parti politique | Bolcheviks Parti communiste de l'Union soviétique |
Conjoint | Nadezhda Lukin Esfir' Gurvich Anna Larina |
Enfants | 2 |
Diplômé de | Université impériale de Moscou |
Profession | Économiste Journaliste |
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Il fut membre du Bureau politique (1919-1929) et du Comité central du Parti bolchevik (1917-1937), Membre et secrétaire du Comité Exécutif de l’Internationale Communiste dès sa fondation, en 1919, il exerça les fonctions de chef de l’Internationale communiste (1926-1928), rédacteur en chef de la Pravda (1918-1929), de la revue Bolchevik (1924-1929) et même, pendant quelques mois, du journal pour enfants Pionerskaïa Pravda (1925). Après sa mise à l’écart de la direction du Parti (1929), il dut se limiter à des recherches scientifiques (il avait été élu à l’Académie des Sciences de l’URSS en janvier 1929) et attendre cinq ans pour retrouver un poste de rédacteur en chef du journal du gouvernement, les Izvestia (1934-1936). Il est l’auteur prolifique de nombreux ouvrages (livres théoriques, brochures, pamphlets, rapports politiques, articles de toutes sortes), les plus diffusés de son vivant étant L’ABC du communisme (1919), et La Théorie du matérialisme historique (1921). Il est avec Piatakov, l’un des jeunes membres du Comité Central mentionnés comme héritiers politiques — puis récusés — par Lénine.
Boukharine choisit de soutenir Staline après la mort de Lénine mais échoue dans ses tentatives de résistance quand il prend conscience des orientations réelles de la politique du dictateur soviétique (1928-1929). Malgré son respect des règles de la discipline du Parti, il est une des victimes de la grande purge stalinienne de la fin des années 1930 : inculpé lors du troisième « procès de Moscou » en 1938, il est contraint d'« avouer ses crimes » avant d’être exécuté.
Boukharine est né à Moscou, rue Bolchaïa Ordynka, où était située l’école élémentaire où enseignaient ses parents, Ivan Gavrilovitch et Lioubov Ivanovna[2]. Il est l’ainé d’une fratrie de six enfants, cinq garçons et une fille (Nikolaï, Vladimir, Andreï, Piotr, Vania et Ekaterina). Sur les photos de famille qui ont été conservées, seuls Nikolaï et Vladimir apparaissent. Des autres enfants, on sait d’abord ce que Boukharine en dit dans Vremena, son roman autobiographique écrit en prison en 1937-1938 : Andreï est décédé brutalement à l’âge de 7 ans, entre 1900 et 1902 (la chronologie est difficile à établir à partir du seul récit de Boukharine) ; Piotr est né à Moscou, en 1898 ou 1899 ; Ekaterina est née et décédée à Moscou, entre 1900 et 1902. Le nom de Vania, sans date de naissance ou de décès, n’apparaît que dans le livre d’Emma B. Gurvich. Selon Hedeler et E. B. Gurvich, Piotr est décédé en 1918 (ou en 1919) du typhus, alors qu’il était au Turkestan, soldat de l’Armée rouge. Vladimir, né en 1890, est décédé à Moscou en 1979, à 89 ans.
Dans l’enfance de Boukharine, il y a trois moments.
Pendant quatre ans et demi, jusqu’à l’été 1893, il vit à Moscou dans un bâtiment situé juste derrière l’école où travaillaient ses parents. C’est un enfant très éveillé (il sait lire et écrire à quatre ans et demi), choyé par sa famille, curieux de tout, mais surtout de sciences naturelles sous l’influence de son père. Cette passion ne le quittera pas.
Pendant les quatre années suivantes, la famille s’installe en Bessarabie, à Beltsy (Bălți, dans l’actuelle Moldavie) dans le gouvernement de Kichinev (Chisinau, dans l’actuelle Moldavie). Ivan Gavrilovitch a dû quitter l’école moscovite où il enseignait après un conflit avec un collègue et il a obtenu un poste d’inspecteur des impôts dans ce gouvernement des confins ouest de l’Empire Russe. Assez rapidement, la carrière de fonctionnaire d’Ivan Gavrilovitch sera compromise : il est rejeté par les riches Russes qui lui reprochent, entre autres, de ne pas faire peur aux Juifs… Le contrat sera rompu avant son terme, en 1897. Pour Nikolaï, cette période provinciale est un moment où il continue à observer le monde et la nature, sans véritables contraintes scolaires. Il dessine déjà beaucoup. Il se fait des amis. Il prend goût à l’autonomie.
La situation de la famille Boukharine à son retour à Moscou est devenue précaire. Ivan ne trouvera pas de travail stable pendant deux ans. Il faudra changer plusieurs fois de logement, les dettes s’accumuleront, les enfants, dont le nombre s’accroit (ils seront un moment au moins cinq) devront porter des vêtements usagés, etc. Cette expérience d’une misère relative est balancée par les succès scolaires de Kolia qui fréquente enfin régulièrement l’école élémentaire (il a déjà neuf ans !). Un des événements les plus marquants est sa participation à une cérémonie en l’honneur du centenaire de Pouchkine (en 1899), pour laquelle il peint et expose un portrait du poète et déclame le poème « Aux calomniateurs de la Russie »[3]. Il recevra en sortant un diplôme de « meilleur élève », mais, pour être admis au Premier lycée classique de Moscou, il devra attendre un an : il fallait apprendre le latin et préparer un examen. La curiosité et l’appétit de culture de Nikolaï restent insatiables : il lit toute la bibliothèque de son père (notamment tout Molière), il récite par cœur des poèmes, il apprend la peinture à l’huile et visite régulièrement la galerie Tretiakov, etc. Au gimnaziya [lycée], comme il le dit dans son autobiographie de 1925, il obtient « presque toujours 5, la meilleure note » sans faire aucun effort : il lui suffit de « cinq à dix minutes avant l’arrivée du professeur » pour savoir la leçon. Cette période est aussi marquée par deux événements dramatiques : le décès de Katia, la plus jeune sœur, quelques mois après sa naissance et surtout la mort brutale d’Andreï, sept ans, qui la veille, avait fait une chute en jouant avec Nikolaï. Bouleversé, parce qu’il se croit responsable de l’accident, il est si déprimé qu’il tente de se pendre. Il sortira de cette épreuve en ayant définitivement perdu la foi religieuse[4].
C’est au lycée que commence sa vie politique, mais pas tout de suite (il n’a que treize ans !). Il connait d’abord trois ans de succès scolaire. Mais l’atmosphère politique change en Russie et elle change aussi au lycée. Les élèves ont des projets de magazine scolaire qui sont censurés ; des cercles de discussion se forment ; on y discute des idées de Pissarev, du populisme des socialistes révolutionnaires et du marxisme des sociaux-démocrates. Nikolaï participe à cette vie politique dès l’âge de seize ans (en 1904) avec un nombre impressionnant de jeunes gens qui se retrouveront tout au long de l’histoire de la révolution (parmi eux : Sokolnikov et Ehrenburg).
Dans sa brève autobiographie de 1925, Boukharine évoque cette rencontre avec la littérature « illégale » et comment il a d’abord adhéré intellectuellement au marxisme : « Au début, la lecture de la théorie économique me laissa une impression pénible. Après le beau et le magnifique, « c’était marchandise-valeur-marchandise » [traduction douteuse, la traduction allemande donne : argent –– marchandise –– argent !]. Mais pénétrant in medias res dans la théorie marxiste, j’en ressentis l’inhabituelle harmonie logique. Je dois dire que c’est sans doute ce trait qui m’influença plus que tout. Les théories des « socialistes-révolutionnaires » me paraissaient de la pure bouillie. Les libéraux que je connaissais m’inspiraient justement l’envie de protester violemment contre le libéralisme »[5].
Boukharine est encore au lycée quand survient le mouvement révolutionnaire de 1905. « Naturellement », dit-il, il participe aux meetings et aux manifestations avec les étudiants de l’université de Moscou qui encadraient les cercles de lycéens. En 1906, son choix est fait et il est officiellement admis dans la fraction bolchevique du POSDR[6]. Il a presque dix-huit ans et il participe très vite au travail politique clandestin du parti : au moment des examens de fin d’étude (son abitur, obtenu le 4 juin 1907, avec les meilleures notes dans toutes les matières) il anime avec Ilya Ehrenbourg une grève dans la fabrique de papiers peints Sladkov[7].
Boukharine choisit en 1907, d’étudier l’économie à la faculté de droit de l’Université de Moscou. Il dit lui-même que ces études servaient de couverture à son travail politique clandestin. Mais, d’après son livret universitaire, pour les 9 examens qu’il passe entre mai 1908 (histoire de la philosophie) et septembre 1910 (théorie des probabilités) il obtient cinq mentions « très bien » et quatre « bien »[8]. Boukharine n’avait pas perdu sa capacité de réussite scolaire.
Son activité et ses responsabilités politiques prennent de l’ampleur. Ainsi, avec Grigori Sokolnikov, il organise en 1907 un congrès de la jeunesse et des étudiants sociaux-démocrates. Dans sa vingtième année, en 1908, il est coopté comme membre du Comité du Parti de Moscou (il sera confirmé un an plus tard)[9]. Dans cette période difficile de reflux après les grands mouvements de 1905, il y a beaucoup de débats entre tendances et dans chaque tendance chez les sociaux-démocrates. Boukharine, pour sa part, dit qu’il est resté constamment bolchevik « orthodoxe », c’est-à-dire, ni « otzoviste » (partisan du rappel des députés), ni « conciliateur » ou « liquidateur »[10]. Il n’approuve donc pas les choix politiques d’Alexandre Bogdanov qui est partisan du boycott de la Douma, mais il se passionne pour ses travaux philosophiques, sociologiques et littéraires que rejettent Plekhanov et Lénine. Enfin, il fera partie des premiers militants qui soupçonneront Roman Malinovski (le chef des députés bolcheviks à la Douma) d’être un agent de l’Okhrana.
De fait, il a été rapidement pisté par la police politique et ses indicateurs. Sa position est devenue assez vite intenable, ne lui laissant plus que le choix entre l’exil loin de la Russie ou le bagne. Sa première arrestation a lieu le 23 mai (5 juin) 1909, lors d’une réunion de dix membres du Comité du Parti dans un appartement. Il est mis en prison dans des cellules surpeuplées, mais il est libéré le 10 (23) juillet. L’Okhrana veut le prendre en filature et trouver d’autres militants… Nikolaï Ivanovitch profite de sa liberté pour passer un examen d’histoire du droit romain le 28 août (10 septembre). Il est à nouveau arrêté le 12 (25) novembre et passe trois mois en cellule au poste de police de l’Arbat. L’Okhrana de Moscou enquête sur le club ouvrier dont il est un organisateur et qui sera fermé en juin 1910. Il profite d’un nouveau moment de liberté pour passer deux examens (droit international et histoire des faits économiques) les 26 et 28 avril (9 et 11mai) 1910.Il participe aussi à l’organisation d’une manifestation étudiante (3000 personnes) et à la rédaction de 3 ou 4 numéros d’un journal des syndicalistes. C’est à cette époque qu’il rencontre (trois fois) le député à la Douma Roman Malinovski. Il passe encore deux examens de statistiques et théorie des probabilités les 15 et 28 septembre (28 septembre et 11 octobre).
Le 19 décembre 1910 (1er janvier 1911) Boukharine est arrêté une troisième fois. L’Okhrana veut empêcher une manifestation prévue pour le 9 (22) janvier. Cette fois, il est exclu de l’Université et il reste longtemps en prison (près de six mois). En soudoyant les gardiens du poste de police où il est enfermé pendant trois mois, il peut recevoir des visites et lire des livres. Il nargue les surveillants en dessinant et redessinant des portraits de Marx sur les murs des cellules. C’est là qu’il est informé des soupçons de quatre codétenus sur la trahison de Malinovski. Après un transfert à la prison de Boutyrka, il espère d’abord qu’il sera relégué dans la région d’Arkhangelsk et fait des projets pour s’y installer avec sa cousine et camarade du parti, Nadejda Mikhailovna Loukina. Il l’épousera en 1911, à une date inconnue de ses biographes, sans doute sans cérémonies, peut-être au moment où, après versement d’une caution, il obtient d’organiser lui-même son voyage vers Onega, près d’Arkhangelsk. Comprenant que la justice tsariste va le condamner au bagne, il a changé ses plans : il part pour l’exil intérieur en profitant d’une semi-liberté (le 21 juin) pour s’évader au plus tôt (il disparaît d’Onega le 30 août).
Il échappe ainsi au procès de l’organisation de Moscou du POSDR (novembre-décembre 1911) où plusieurs de ses camarades d’arrestation sont condamnés jusqu’à 6 ans de bagne. La police le recherche depuis le 21 octobre, mais elle ne saura jamais qu’il est d’abord revenu à Moscou pour se cacher dans la maison d’été d’un ami. Il a attendu d’avoir un vrai passeport avec un nom d’emprunt : Orlov. Il a pu alors partir pour l’Allemagne. Les lettres qu’il échange avec son épouse avant de partir montre qu’il s’inquiète pour son père : quelques mois auparavant, Ivan Gavrilovitch avait obtenu un poste dans l’administration (conseiller judiciaire, la septième classe des quatorze classes de la fonction publique de l’Empire). Finalement, le père ne sera pas puni pour les fautes du fils.
Boukharine alias Orlov réapparaît à Hanovre, début octobre 1911, chez Nikolaï Yakovlev, un exilé récent qu’il a connu au lycée et qui est le frère d’une camarade du Comité du parti de Moscou, Varvara Yakovleva[11]. Il y reste peu de temps parce qu’il ne trouve pas de travail ; parce qu’il n’y a pas assez de livres dans les bibliothèques du SPD local et parce que Nadejda, en mauvaise santé, ne peut pas le rejoindre[12].
Il décide de partir pour l’Autriche, en passant par l’Italie. On ne connaît pas le détail de ses étapes, mais le fait essentiel qu’a découvert Hedeler est la correspondance qu’il échange avec Plekhanov entre mai et juin 1912[13]. D’après la lettre que Boukharine écrit à Plekhanov vers le 20 mai, les deux hommes se sont brièvement rencontrés à Nervi (près de Gênes), chez le Dr Mandelberg, un ancien député à la Douma. Plekhanov, alias Beltov, a permis à ce jeune bolchevik de lui écrire et c’est ce qu’il fait. Il lui envoie le texte d’un article qu’il propose à la revue Prosvechtchenie (« Lumières ») et il présente son projet d’étudier « les écoles les plus récentes en économie politique, l’école autrichienne, l’orientation "mathématique", etc. ». Il demande un avis sur ses écrits et des conseils. Plekhanov a accusé réception de cette lettre, mais il ne semble pas avoir envoyé plus de commentaires. Hedeler note, cependant que Kautsky a écrit à Plekhanov pour avoir des informations sur ce Boukharine inconnu qui proposait un article à la Neue Zeit. La réponse n’a pas été retrouvée, mais Plekhanov était en mesure de donner un avis et l’article (« Une économie sans valeur », contre Tougan-Baranovsky) a été publié.
Boukharine séjourne dans cette ville de cure pour recevoir sa femme, nous dit Hedeler[14]. Les informations sur la vie familiale de Boukharine sont très fragmentaires et imprécises. Nadejda Mikhailovna l’a rejoint à un moment pendant sa période d’exil en Autriche-Hongrie, entre ce séjour à Zakopane (si elle y est bien arrivée…) et son départ de Vienne pour la Russie, le 12 juillet 1913. Ils se retrouveront encore en Suisse, un an plus tard, après le début de la guerre, mais la maladie de Nadejda la contraindra à repartir vers la Russie via la Suède à l’été 1915. Selon Hedeler, les époux se seraient encore retrouvés à Copenhague (brièvement) à l’été 1916.
Boukharine fait partie de la délégation du POSDR(b) conduite par Kamenev qui assiste au Congrès des camarades Allemands[15]. Il a la charge de faire des comptes rendus pour la presse bolchevique. Ils paraîtront dans la Pravda. Il se fait connaître des rédacteurs de journaux et revues. Il espère y publier des articles rémunérés.
Après Chemnitz, Boukharine revient à Vienne. Mais il fait aussi, à l’automne (il n’y a pas d’autre précision de date), une visite à Lénine et Kroupskaïa qui résident à Cracovie. Lénine et sa femme ont déjà entendu parler d’un Orlov qui fait « de beaux dessins des montagnes de Zakopane », ils savent qu’il a assisté au Congrès de SPD, ils le reçoivent avec plaisir et discutent de politique et de peinture[16]. Boukharine à partir de cette rencontre sera un correspondant régulier de la presse bolchevique et de Lénine qui apprécie positivement ce « jeune homme de lettres inexpérimenté ».
Entre le 31 octobre 1912 et le 15 mai 1914, les registres où les habitants de Vienne devaient indiquer leur domicile donnent 6 adresses pour Nikolaï Ivanovitch. C’est la plus longue étape (plus de 18 mois) de son exil. Malgré l’instabilité de sa situation que reflète le nombre de ses déménagements, c’est là qu’il peut le mieux combiner ses diverses activités.
Il a le projet de poursuivre des études d’économie : il pourrait passer quelques examens à Vienne et préparer ensuite un doctorat en Allemagne ou en Suisse. Les cours et conférences qu’il faut suivre pour passer les examens sont payants, mais il espère recevoir des fonds de son père et gagner un peu d’argent avec ses articles ou de petits travaux d’édition. Ce plan n’a pas complètement réussi. Il peut suivre quelques cours, notamment de Böhm-Bawerk, Grünberg ou Wieser, les maîtres de l’école Autrichienne d’économie politique, mais après un semestre (hiver 1912-1913) il ne peut plus s’inscrire faute d’argent. Il ne passera pas d’examens, mais il continuera à fréquenter les bibliothèques. En fait, il est déjà engagé dans la réalisation de ses projets de publication personnelle, comme il l’annonçait dans sa lettre à Plekhanov. L’étude des écoles « autrichienne » et « mathématique » aboutira à la rédaction de L’Économie politique du rentier, une critique approfondie du marginalisme néo-classique, prête dès l’automne 1914, même si sa publication attendra 1919.
Boukharine a aussi entrepris un tour d’horizon critique des auteurs qui jouent un rôle important dans les débats intellectuels Russes du moment. Il s’intéresse particulièrement à Tougan Baranovsky, Strouvé, Oppenheimer et Štokman. Il écrit quatre essais sur ces auteurs proches du marxisme et donc cibles prioritaires d’un critique marxiste orthodoxe. Avant d’être publiés en 1913-1914, ils sont lus et relus : Lénine proposera et obtiendra des coupures dans l’article sur Strouvé ; le rédacteur de la Neue Zeit, Eckstein, fera changer le titre de l’article sur Tougan Baranovsky.
Les années qui précèdent la guerre sont très riches pour le marxisme naissant. Une publication « austro-marxiste », Le capital financier d’Hilferding, intéresse particulièrement Boukharine. Il dévore et assimile complètement ce livre publié en 1910, qu’il a pu emprunter à Riazanov. Dès sa publication en 1913, Boukharine lit aussi L’accumulation du capital de Rosa Luxemburg, et prépare une revue très critique. Cette première réaction restera dans les cartons, mais elle refera surface en 1924, quand Boukharine entreprendra une critique théorique du luxemburgisme (et, accessoirement, de Tougan Baranovsky) dans L’impérialisme et l’accumulation du Capital.
Pour compléter le tableau des activités de recherche qui font de Boukharine un jeune savant prometteur, on peut ajouter qu’il a aussi collaboré avec Riazanov à toute sorte de travaux d’édition d’œuvres de Marx et Engels. Il avait ainsi rencontré l’un des meilleurs connaisseurs des pères fondateurs du marxisme.
Boukharine n’est pas seulement un exilé studieux ; il est aussi un gentil camarade, très apprécié dans la communauté des jeunes révolutionnaires viennois. Sa personnalité est sûrement remarquable : Rosa Meyer-Levine se rappellera de lui comme quelqu’un ayant plus l’apparence « d’un saint que d’un rebelle », comme le prince Mychkine dans L’idiot de Dostoïevski[17]. Nadejda Kroupskaïa, qui passe le voir en juin 1913, se souvient qu’il avait confondu le sel et le sucre en préparant un potage…[18]
Vienne, avant 1914, est un lieu de passage des exilés Russes errant dans le monde et Boukharine en croisera beaucoup, notamment Trotsky et Staline. Lev Trotsky, en ce temps là, était considéré comme un adversaire par les bolcheviks et les deux hommes n’ont pas eu beaucoup de contacts. Staline, de son côté, a fait à Vienne un passage assez bref quand, après une de ses évasions des bagnes russes, il est venu participer à une réunion du comité central bolchevik à Cracovie. Comme Staline pendant ce séjour s’était occupé de préparer et de rédiger une étude sur le marxisme et la question nationale, Trotsky, dans une étude sur Staline publiée en 1941[19] , a reconstitué comment Lénine aurait pu inspirer cet article et Boukharine fournir la documentation en insufflant un peu de sa tendance au « pédantisme »… Hedeler considère cette reconstruction tardive comme une « histoire en soi »[20]. Boukharine a certainement rencontré Koba au début de 1913, il l’a peut-être aidé pour réunir des traductions en russe (déjà publiées) des textes allemands utiles, mais pendant les deux semaines où le texte de Staline a été révisé à la demande de la rédaction de la revue « Lumières », Boukharine était alité avec une très forte fièvre. Aucun document des archives de Boukharine ne révèle une coopération entre Staline et Boukharine en 1913[21]. Enfin, lorsque Boukharine s’est exprimé sur la question nationale, en 1915, il était alors sur une position aussitôt contestée par Lénine et très différente de celle de Staline.
Dans cette période d’avant guerre, Boukharine, en fait, n’a qu’un seul point d’accrochage avec la direction extérieure du parti bolchevik : il ne parvient pas à convaincre Lénine et Zinoviev que Malinovski est un policier infiltré. La question est pourtant posée de tous côtés, Malinovski lui-même s’est démis de ses responsabilités en mai 1914 et une commission s’est réunit en juin pour tenter de faire la lumière. D’après les souvenirs de N. Kroupskaïa, Boukharine et Elena Rozmirovitch donnent leurs témoignages, mais Bourtzev les contredit. La commission, dont Lénine était membre, conclura à l’absence de preuve[22].
À l’été de 1914, Boukharine envisage de partir en Suisse où sa femme le rejoindrait. Les événements vont bousculer ses plans. Il se repose en juillet à Lunz am See (basse Autriche) quand il est arrêté comme « espion russe » et enfermé dans une forteresse. La guerre est imminente et l’Autriche Hongrie pourchasse déjà les ressortissants Russes. Une intervention de dirigeants sociaux démocrates Autrichiens, au bout de quelques jours, va lui permettre de partir en Suisse et de s’installer à Baugy, près de Lausanne. Lénine, lui, est arrêté en août et ira à Zurich.
À Baugy, Boukharine rejoint Nikolaï Krylenko, Alexandr Trojanovski et Elena Rozmirovitch. À l’automne 1914, le groupe de Baugy envisage de faire paraître à Zurich une nouvelle revue, Zvezda (L’Etoile). Lénine et Zinoviev s’y opposent : un deuxième journal, en plus du Sotsial-Demokrat qu’ils contrôlent, signifie une deuxième ligne dans le parti. Le groupe de Baugy que Gueorgi Piatakov et Evgenia Bosch ont rejoint, commence ainsi une période de relations difficiles avec la direction extérieure du POSDR(b).
L’idée d’une revue nouvelle est provisoirement reportée, mais un nouvel incident se produit à la conférence des sections étrangères du POSDR(b) réunie à Berne (27 février - 4 mars 1915).
Les bolcheviks exilés qui ont dû trouver refuge en Suisse ou dans des pays encore neutres, comme la Scandinavie ou les États-Unis, sont d’accord avec Lénine pour lancer un appel à transformer la guerre impérialiste en guerre civile. Boukharine et ses amis veulent cependant faire entendre leur voix. Ils proposent des « thèses » où ils défendent la combinaison du slogan de la guerre civile avec ceux de la paix et des États-Unis d’Europe. Par contre ils rejettent le slogan de la défaite de la Russie, même en la présentant comme « un moindre mal ». Enfin ils souhaitent un accord avec les sociaux-démocrates les plus internationalistes comme Trotsky. En outre, Boukharine soutient que « le centre de gravité de la lutte du prolétariat doit se déplacer de la sphère des luttes en faveur des revendications démocratiques générales vers la sphère des revendications socialistes du prolétariat ». Il met cependant la Russie à part : les slogans démocratiques y sont toujours au « centre de gravité », sauf le droit des nations à l’autodétermination qui devient utopique dans les limites du capitalisme[23]. Le groupe de Baugy reste isolé pendant la Conférence et Boukharine obtient seulement de participer à la commission de synthèse qui reprendra les thèses de Lénine, votées finalement à l’unanimité.
Malgré ces désaccords les relations du groupe de Baugy avec Lénine vont s’améliorer parce que, pendant quelques mois, ils vont travailler ensemble au lancement d’une nouvelle revue portant le nom de Kommunist. En fait, Lénine et Zinoviev n’ont plus d’argent alors que Trojanovsky en a un peu. Boukharine participe à l’entreprise en proposant une « esquisse » de son nouveau projet de recherche : L’économie mondiale et l’impérialisme. L’article paraîtra en septembre 1915, dans le no 1-2 de Kommunist (le seul édité), avec une nouvelle version des « thèses » écrites avec Piatakov et Bosch sur le slogan du droit des nations à l’autodétermination.
Mais à cette date, Boukharine a déjà quitté la Suisse pour se rendre en Suède. Il fait ce voyage pour accompagner son épouse, Nadejda Mikhailovna qui a décidé de retourner en Russie pour soigner son diabète. Les biographes de Boukharine ne disent pas quand Nadejda Mikhailovna est arrivée en Suisse, mais des lettres de Boukharine citées par Hedeler nous apprennent que pour payer les soins exigés par la maladie de sa femme Nikolaï Ivanovitch a dû donner des leçons de mathématiques et que, lorsque son état se dégrade et qu’elle décide de repartir en Russie, il sollicite tous ses amis et connaissances pour trouver 100 francs (suisses).
Muni d’un passeport au nom de Dolgolevsky (Moshe), N. I. et N. M. doivent passer par la France et l’Angleterre[24] pour arriver à Stockholm. Non sans difficultés : Boukharine est emprisonné quelques jours à Newcastle. Il n’y a aucune information sur la date et les conditions du départ de Nadejda vers la Russie, mais Boukharine, seul ou – un moment – avec son épouse, s’intègre rapidement au milieu des réfugiés russes (il rencontre Larine, alors menchevik de gauche et retrouve Chliapnikov, qui vient organiser les bolcheviks des pays scandinaves). Il collabore aussi activement au journal des « jeunes » sociaux-démocrates suédois internationalistes, Stormklockan (il devient un ami d’Höglund).
Les réfugiés n’ont pas le droit de participer à la vie politique suédoise et lorsque des policiers identifient Boukharine parmi les participants à un congrès anti guerre organisé par Höglund, il est arrêté (23 mars 1916). Il est emprisonné un peu plus de cinq semaines pour être expulsé le 28 avril vers la Norvège. Branting, le chef des sociaux-démocrates suédois, est intervenu en faveur de sa libération à la demande des bolcheviks (Chliapnikov et Zinoviev) et de Kautsky qui voyait en lui un auteur de la Neue Zeit et « un très bon garçon, auquel on ne peut reprocher que du bolchevisme »[25] …
Boukharine reste trois mois à Oslo et ses biographes se plaignent d’avoir peu d’informations : la police n’avait pas constitué de dossier sur lui… Il a été expulsé avec Piatakov et Bosch et c’est avec eux qu’il loue un grenier. Il rencontre le social-démocrate norvégien Hansen[26] et écrit des articles pour la presse locale (Klassekampen et Politiken).
Le fait essentiel est qu’au cours des premiers mois de 1916 les relations avec Lénine et Zinoviev prennent un tour de plus en plus polémique. La préparation d’un no 3 du Kommunist n’a pas pu aboutir. Lénine a réagi très vivement contre les idées de Piatakov et de ses amis sur la question nationale et contre les initiatives des « japonais » (c’est un nom qu’il donne au groupe de Baugy) qu’il juge contraires à la discipline du parti. Il ne veut plus avoir affaire avec « Kievski » (Piatakov).
Le cas de Boukharine est un peu différent. Les fragments des correspondances qui ont été conservés montrent une volonté de coopération réciproque. Par rapport au programme des bolcheviks, Boukharine voulait, par exemple, « ouvrir une discussion » sur les rôles respectifs pendant la révolution future d’un gouvernement révolutionnaire socialiste et d’une Assemblée élue démocratiquement, mais il était d’accord avec l’objectif d’une prise du pouvoir directe des socialistes. Sur la question de l’impérialisme la convergence était revendiquée : Boukharine avait confié le manuscrit complet de L’économie mondiale et l’impérialisme à Lénine pour qu’il rédige une préface (ce qu’il a fait en janvier 1916, en saluant la « valeur scientifique » de ce travail, et il en a profité pour consacrer quatre des sept paragraphes de cette préface à une critique du surimpérialisme de Kautsky).
Lénine avait décidé d’éditer un Recueil du Social-démocrate à la place du Kommunist et Boukharine devait fournir un article sur l’impérialisme. C’est cet article qui va cristalliser le conflit. En juillet 1916, quand Lénine reçoit le texte de Vers une théorie de l’État impérialiste[27] , il le refuse immédiatement. Il y voit la confirmation d’un grave désaccord sur la question de L’État. Comme il le pressentait, Boukharine est un semi-anarchiste qui veut détruire trop vite l’État au cours même de la révolution. Boukharine, en effet, ne se contente pas de décrire le développement de l’appareil étatique du capitalisme d’État, il dit que la révolution doit le briser avant de reconstruire l’État de la dictature du prolétariat. Lénine, plus intransigeant que Zinoviev à ce moment-là, refuse « d’ouvrir une discussion » et se charge d’écrire une lettre de refus. Boukharine la recevra à Copenhague.
La brève lettre de Lénine écrite en août [28] est très peu explicite. Elle empile les motifs de refus. Matériellement, il n’y a plus de place dans le numéro ; une partie du texte est trop superficielle ; une autre est publiable dans une revue légale ; enfin viennent des reproches : les citations d’Engels sont coupées, Lénine demande quel est le sens de quatre expressions (elles contiennent visiblement des mots empruntés à Bogdanov comme « sociologie », « organisation » et « générale ») et la distinction entre marxistes et anarchistes sur le problème de l’État est « absolument inexacte ». Conseil final : remaniez et publiez la partie « légale », « laissez mûrir le reste ».
Boukharine réagit très vivement à cette lettre et à un courrier de Zinoviev où il est question de son « semi-anarchisme ». Sa lettre a disparu, mais Lénine lui fait écho dans une lettre plus longue et plus « douce » du 14 octobre 1916[29]. Boukharine s’indigne parce que ses correspondants le prennent pour un adversaire de tout programme minimum, critiquent son semi-anarchisme comme s’il ignorait la nécessité de l’État de la dictature du prolétariat et l’accusent de couper dans ses citations sans lui dire où et quoi… Lénine veut arrondir les angles et garder de bonnes relations avec Boukharine qui est sur le point de partir vers les USA. Il compte sur lui pour renforcer ses contacts avec les exilés d’Amérique. Il lui dit combien il l’apprécie (à sa « juste valeur »), et qu’il serait « content si la polémique ne se poursuivait qu’avec Kievski », mais, même dans une lettre « douce », il ne peut pas s’empêcher de le réprimander sur un ton paternel et magistral : « Vous ne raisonnez plus… Vous bouillonnez… Vous ratez la cible… ». Il nie avoir parlé d’hérésie ou de semi anarchisme [30] et il affirme qu’il a indiqué « archi précisément » les erreurs qu’il a relevées (il en a donné une simple liste). Mais pour les citations, il ne dit toujours pas où sont les « coupures » ! Finalement, relevant que Boukharine soutient que les phrases citées ne sont pas « passibles d’une autre interprétation » que la sienne, Lénine écrit : « Nous insistons justement sur l’"interprétation" ». Il saute aux yeux que, pour lui, c’est bien de leur interprétation que les citations litigieuses sont prétendument « coupées »… L’année suivante Lénine écrira L’État et la révolution et changera son interprétation.
Boukharine, à bord du navire qui l’emmenait en Amérique, le 21 octobre 1916, écrivit lui aussi une lettre conciliante : il regrettait que leurs divergences d’opinion ne soient pas résolues, il l’aimait comme son maître et espérait qu’il n’y aurait pas de rupture entre eux. Mais il n’avait pas l’intention de renoncer à publier ses idées sur l’État impérialiste et la nécessité de le briser au cours de la révolution.
Un aspect du séjour de Boukharine au Danemark reste obscur : Selon Hedeler, Nadejda Mikhailovna est venue à Copenhague pendant l’été 1916, mais il ne dit pas quand elle est repartie, ni où… Ce qui semble certain, c’est qu’elle n’était pas avec son époux quand il a dû retourner à Kristiania-Oslo pour prendre son bateau et traverser l’Atlantique.
Le premier article de Boukharine dans le journal Novyj mir paraît aussitôt après son débarquement, le 7 novembre 1916. Novyj mir est le quotidien de la section russophone du Socialist Party of America, il est dirigé par le Dr Ingerman, un menchevik, et son rédacteur en chef est Novomirski, qui vient de l’anarcho-syndicalisme. Boukharine vient renforcer le groupe des rédacteurs bolcheviks. Le journal est ouvert à divers courants du socialisme et ce nouveau venu bolchevik est immédiatement intégré, comme le sera Trotsky (alors menchevik internationaliste) quand il débarquera en janvier 1917. Dès le 11 novembre, N. I. publie son second article, Un nouvel esclavage, où il reprend ses idées sur la nécessité de briser l’État impérialiste pendant la révolution. Novomirski réagit contre cette idée et, pendant un mois, Boukharine et son rédacteur en chef échangeront leurs arguments sur ce sujet.
Sur la base des informations données par Hedeler, on peut tenter de présenter le débat : Le rédacteur en chef du journal soutient que les socialistes doivent utiliser l’État moderne et donc le conserver pour gouverner une Russie économiquement peu développée. Boukharine répond d’abord en refusant la discussion : il rejette tous les arguments de Novomirski et l’accuse de concevoir l’État socialiste comme un État sans classes. Or un État de classe prolétarien ne peut établir la Dictature du Prolétariat qu’en brisant l’organisation de la bourgeoisie (CQFD). Novomirski relance le débat en observant que le jeune rédacteur bolchevik n’entend pas seulement « briser l’État », il veut aussi « remettre les biens des trusts au peuple » : comment fera-t-on concrètement avec un État "brisé" ? Boukharine répond et, finalement, expose plus clairement sa manière de penser. Ce qui est déterminant, c’est la situation révolutionnaire mondiale. Dans la phase actuelle de l’histoire du capitalisme, l’État impérialiste a fusionné avec le grand capital dans une organisation unifiée qui ne pourrait guère être améliorée et que la guerre a militarisée et rendue encore plus oppressive. Le conflit entre les « trusts capitalistes d’État » est monté jusqu’à la guerre mondiale et ne peut se résoudre que dans une révolution socialiste mondiale. Hedeler remarque que, dans les articles de Novyj mir, Boukharine « part toujours de l'idée d'une exacerbation maximale et d'une résolution soudaine des contradictions dans une époque tumultueuse, erratique, catastrophique et conflictuelle ». Dans ce monde, il n’y a aucun équilibre et la révolution ne le rétablira pas de sitôt.
Sous réserve d’un accès direct aux textes, on peut conclure des informations données par Hedeler que Novomirski semble comprendre deux choses : Boukharine pense, 1° que le capitalisme d’État a socialisé la production et la distribution des richesses d’une manière « qui ne peut guère être améliorée » (par les socialistes) et, 2° que les socialistes doivent prendre le pouvoir (pour mettre fin à la guerre). Autrement dit : 1° il « absolutise et rend autonome l'état de développement le plus élevé d'une société » et, 2° il « coagule un processus historique en un point : le moment du renversement révolutionnaire ». Boukharine avait trouvé un contradicteur compétent capable de déceler chez lui les traits d’un « métaphysicien révolutionnaire… qui n’a pas compris la méthode historique ».
Lénine, qui est informé de ce qui se passe à New York par A. Kollontaï, fait un commentaire dans une lettre du 18 décembre 1916 à I. Armand : « Nous avons encore reçu un numéro de Novyj mir de New York. Il y a là une critique – hélas, hélas, juste ! – le malheur est qu’un menchevik ait raison contre Boukharine !! »[31]
En fait, entre novembre et décembre 1916, Boukharine mène une véritable campagne pour ses idées, celles que Lénine, en août, lui avait recommandé de « laisser mûrir ». Sous la signature de Nota Bene, il publie à Zurich dans le no 6 de L’Internationale de la jeunesse (1er décembre 1916, pp. 7-9) une version allemande abrégée de son article sur la théorie de l’État impérialiste. Le même texte, un peu plus coupé, est repris, sous sa signature, dans le journal de Brême Arbeiterpolitik, 9 décembre 1916, pp. 193-195.
Lénine écrit aussitôt une note sur L’Internationale de la jeunesse pour le Recueil du Social-Démocrate de décembre. Un « organe de la jeunesse », cela « va se soi » n’a « encore ni clarté ni fermeté théorique », mais il faut critiquer « en toute camaraderie » ses erreurs et en particulier celles de N-B... La première « inexactitude » concerne la différence entre socialistes et anarchistes. Lénine profite d’une coupure opérée par l’édition allemande dans le texte russe de Boukharine (qu’il connait) et il lui reproche d’avoir « oublié l’essentiel » : « les socialistes veulent utiliser l’État moderne » et la dictature du prolétariat est « aussi un État ». Dans l’article original, Boukharine le disait aussi ! Lénine dément que les socialistes veuillent, comme les anarchistes, « abolir » l’État, le « faire sauter » : selon lui, ils n’envisagent qu’un « dépérissement » graduel, « après l’expropriation de la bourgeoisie ». Deuxième reproche : N-B a écrit « La guerre actuelle a montré combien l’idée d’État a poussé de profondes racines dans l’esprit des ouvriers ». Voilà une phrase « tout à fait confuse » pour exprimer comment la « politique opportuniste » s’est heurtée à la « politique social-démocrate révolutionnaire ». Là encore, c’est exactement cette opposition entre les deux politiques ouvrières envers l’État que Boukharine avait développée dans le texte russe et résumée d’une formule ironiquement « idéaliste » dans l’abrégé en allemand… Lénine termine en annonçant « un article spécial » sur cette question « extrêmement importante »[32]. Le « Cahier bleu » préparatoire de cet article inachevé servira dans la rédaction de L’État et la révolution, pendant l’été 1917.
Boukharine, en moins de six mois, a publié 35 articles dans Novyj mir (il en enverra encore un de Moscou en août 1917). Il y défend le point de vue bolchevik (dans sa propre version, comme nous l’avons vu). Il voudrait organiser une conférence des organisations et groupes socialistes d’Amérique pour faire sortir les internationalistes du Socialist Party of America et il intervient dans les débats de ce parti qui, pour le moment, est le sien puisqu’il est celui de ses lecteurs. Le 10 janvier 1917, par exemple, il attaque la direction de droite du SPA qui oublie que les vrais internationalistes sont dans le groupe de Zimmerwald[33]. Ses projets vont tourner court pour deux raisons. Le 13 janvier 1917, avec sa famille, Trotsky débarque à New York et il va avoir immédiatement une influence défavorable à celle de Boukharine sur le milieu internationaliste New Yorkais. Moins de deux mois plus tard, c’est le début de la révolution russe et le signal du retour des exilés.
Boukharine accueille Trotsky chaleureusement[34] et veut lui montrer aussitôt l’une des merveilles de la mégalopole : une grande bibliothèque ouverte jusque tard le soir (où Trotsky ira se documenter pour faire les 35 conférences qu’un ami lui a programmées…). Dès le 14 janvier, Trotsky participe à une réunion d’une vingtaine de socialistes de gauche, dont Boukharine, pour discuter d’un « programme d’action ». Boukharine en attendait l’accélération d’une scission des internationalistes zimmerwaldiens, mais Trotsky a d’autres idées : il y a encore une base ouvrière à conquérir dans le SPA et il faudrait lancer une publication hebdomadaire. Trotsky est le plus convaincant.
Un mois plus tard, le 17 février, à une « conférence internationale des organisations et groupes socialistes » – celle que Boukharine voulait réunir – c’est encore Trotsky qui est le plus influent et si la conférence décide de rejoindre formellement la gauche de Zimmerwald, elle ne s’engage pas dans la conquête de la rédaction de Novyj mir, comme Boukharine semble en avoir eu le projet [35]. Le 4 mars, alors que les USA vont entrer en guerre, Trotsky et Louis Fraina soutiendront une résolution de résistance active à la mobilisation qui ne sera pas adoptée par la section de Manhattan du SPA. Boukharine, ce jour-là, est à Chicago.
En effet, fin février, Boukharine a mis en route, au nom de la rédaction de Novyj mir, une tournée de réunions publiques à Chicago et Detroit. La première a lieu le 4 mars, la dernière est prévue pour le 24 mars. La série sera interrompue par les nouvelles de Russie. Le 16 mars, les dernières réunions sont annulées et Boukharine revient à New York préparer son retour en Russie.
Wladislaw Hedeler (comme Pierre Broué, le biographe de Trotsky) s’interroge sur les relations qu’ont eu Trotsky et Boukharine pendant ces quelques semaines. Ce sont-ils vraiment affrontés ? Ce sont-ils appréciés et sont-ils devenus amis ? La question a été trop peu étudiée pour conclure, mais il faut se méfier des déclarations tardives sur ce point.
Boukharine choisit de prendre la route par l’ouest. Avec quelques compagnons, dont Volodarski, il boucle son tour du monde de l’exil en 45 jours d’un voyage mouvementé. Parti fin mars ou début avril, il arrivera à Moscou autour du 15 mai [le 2 mai dans le calendrier julien]. Il a séjourné brièvement en prison au Japon et à Tcheliabinsk, la « porte de la Sibérie », où des mencheviks l’ont arrêté pour « agitation auprès des soldats ». Il est libéré à la demande du Soviet de Petrograd, et les officiers de la milice le mettent dans le train avec un billet de 1ère classe pour Moscou…
Dès son retour sur le sol russe, il a pris contact avec Lénine par télégramme : il regrette de n’avoir pas pu participer à la conférence d’avril du parti, mais il a pris connaissance des textes des « thèses » et il écrit : « Il me semble que vous n'avez plus à me critiquer. À l'exception de la question nationale ». Un compagnon de voyage, nommé Lisovski se chargera de porter à Lénine des lettres et des documents que Boukharine avait emportés pour lui.
En quelques jours, il retrouve sa place dans toutes les instances dirigeantes du parti bolchevik pour la ville et la région. Il est aussi admis au bureau du Soviet de Moscou et le journal du parti local, Sotzial demokrat, no 46, le 3 mai (Julien), soit le 16 mai (Grégorien), publie ses deux premiers articles sur « La grande démocratie » impressions américaines, et Le soviet des députés des travailleurs et des soldats de Petrograd et l’armée.
Nikolaï Ivanovitch est donc accouru aussi vite que possible pour faire la révolution, mais il n’est pas allé directement à Petrograd, là où se passent et se passeront tous les événements révolutionnaires. Il est moscovite et il fera la révolution à Moscou. Or les moscovites sont quasiment absents de tous les récits de 1917[36]. Que sait-on de sa participation à la révolution ?
L’activité principale de Boukharine jusqu’en novembre-décembre 1917 est son travail de rédacteur dans la presse bolchevique de Moscou. Il écrit 70 articles dans le quotidien Sotzial democrat et 11 articles dans la revue Spartak[37]. Au début, ses publications sont au rythme d’un article tous les deux jours.
Dans les deux journaux, il défend une politique nettement « de gauche ». À Moscou, les « vieux » dirigeants (Rikov et Noguine) n’ont pas suivi Lénine et ses « thèses d’Avril » où il affirmait qu’il fallait s’orienter vers une révolution prolétarienne. Les « jeunes », c'est-à-dire Boukharine et ses amis depuis l’époque du lycée et de l’Université, qui s’appuient plutôt sur le bureau régional de Moscou, semblent être déjà « plus à gauche » que Lénine et attendent avec confiance la révolution socialiste mondiale.
Boukharine est convaincu que jusqu’à présent les événements ont justifié la politique des bolcheviks : la guerre a débouché, comme prévu, sur une première révolution. Elle va maintenant s’étendre et s’approfondir parce que la fraternisation des soldats sur le front « allumera la flamme de la révolution dans toute l’Europe »[38].
Dès juin, dans le no 2 de Spartak, il reprend une de ses conclusions de L’économie mondiale et l’impérialisme[39] : Le capitalisme d’État fait de l’ouvrier « un serf dans une usine d’État » et l’antagonisme de classe oppose directement l’ouvrier à l’État. Mais le capitalisme d’État est aussi « la plus grande préparation possible à la transition vers une économie socialiste ». La révolution avance ainsi « de deux côtés », du moins en Europe occidentale. En Russie si la guerre y a agi comme une crise gigantesque qui aurait pu être « freinée par une organisation capitaliste d’État de l’économie », la bourgeoisie russe « craint le transfert de l'ensemble de la machine d'État entre les mains de la classe ouvrière et des couches les plus pauvres des paysans et, par conséquent, elle n'agit plus comme une force organisatrice, mais comme une force désorganisatrice et anarchique »[40].
Si la bourgeoisie russe ne fait pas assez de capitalisme d’État, le pouvoir révolutionnaire prolétarien saura « étatiser » les industries monopolistes et réglementer la production et la distribution en s’appuyant sur tout un appareil « compliqué » d’organisations centrales et intermédiaires (les banques, les comités d’industrie ou d’approvisionnement déjà créés, les zemstvo qui organisent l’économie locale, etc.)[40]. Boukharine envisage un programme clair pour le prolétariat : faire ce que le capitalisme d’État aurait pu faire, mais avec un esprit de classe radicalement différent. La régulation (le Kontrol) de l’économie peut avoir une forme semblable, et des contenus de classe opposés. Cette manière de voir qui caractérisera la pensée de Boukharine tout au long de sa vie politique est donc présente dès le début.
Une brochure de 48 pages, écrite et publiée en juillet, présente un intérêt particulier. La lutte des classes et la révolution russe est un essai mettant en scène les classes de la société russe de 1905 à février-mars 1917, puis, en trois étapes, jusqu’en juillet 1917. D’une manière étonnante, les classes dominantes y sont incarnées par leurs représentants politiques les plus actifs, alors que le « prolétariat » semble disposer d’un parti (les bolcheviks) dont les chefs ne sont jamais nommés… C’est le « seul écrit historique de sa carrière », remarque Stephen F. Cohen et après la victoire d’Octobre, nous le verrons, Boukharine écrira la suite, jusqu’à l’apparition de Lénine comme chef du Conseil des commissaires du peuple, le 7 novembre[41].
Où en sont les relations de Boukharine avec Lénine ? Depuis le télégramme qu’il a envoyé en mai, au moment de son arrivée en Russie, Boukharine ne semble pas avoir eu de contact direct avec Lénine. C’est ce qu’il faut conclure de l’information donnée en 1925 par Boukharine lui-même : lorsqu’il est allé à Petrograd, en juillet 1917, pour participer au VIe Congrès du parti bolchevik, il ne pouvait pas rencontrer Lénine qui devait se cacher après l’échec des journées insurrectionnelles de Juillet, mais il a vu la femme de Lénine, N. Kroupskaia, et ses premiers mots furent les suivants : « V. I. m'a demandé de vous dire qu'il n'y avait plus aucun désaccord avec vous sur la question de l’État » . Les deux hommes n’auraient donc eu aucune occasion d’échanger sur cette question, même par écrit, depuis trois mois. Comme Lénine restera clandestin jusqu’à l’insurrection, ils ne se sont revus que lorsque Boukharine est venu à Petrograd rendre compte au conseil des commissaires du peuples des combats révolutionnaires de Moscou pendant la semaine du 8 au 15 novembre.
Le VIe Congrès du POSDR(b) s’ouvre à Petrograd le 26-07 [08-08] dans un moment de péril extrême pour les Bolcheviks. Les dirigeants du parti sont recherchés depuis l’échec des Journées de Juillet. Lénine et Zinoviev se cachent, Kamenev est arrêté et Trotsky, qui vient de rejoindre les Bolcheviks, est mis en prison deux jours avant l’ouverture du Congrès. Sverdlov, pour l’organisation, Staline et Boukharine, pour les rapports sur la « situation actuelle » intérieure et extérieure, ont pris le relai.
Menacé d’être dispersé par la police du gouvernement provisoire, le Congrès change de lieu de réunion et procède à l’élection du nouveau Comité Central - dont Boukharine fait partie - avant de débattre du rapport de Staline. La question la plus âprement discutée est celle de savoir ce qu’il faut faire du slogan « Tout le pouvoir aux Soviets ! » quand les chefs des soviets « font pointer l’artillerie contre la classe ouvrière »[42]. Staline propose l’abandon du slogan. Comme le dit Smilga, qui soutient Staline, il faut renverser le gouvernement provisoire et le parti doit pouvoir saisir une occasion, si elle se présente, de prendre la tête du mouvement sans passer par les soviets. D’autres, par exemple Volodarski, craignent que le parti du prolétariat s’isole de la paysannerie (pauvre) et des forces démocratiques révolutionnaires présentes dans les soviets. Boukharine, selon Rabinowitch, est le seul à « adopter une position intermédiaire ». Finalement une commission réécrit la résolution et remplace « Tout le pouvoir aux Soviets ! » par « Liquidation complète de la dictature de la bourgeoisie contre révolutionnaire ! ». L’objet de ce débat disparaîtra en quelques semaines, le temps pour que les Bolcheviks dominent les principaux soviets et le congrès des soviets….
Boukharine, selon sa bibliographie, intervient six fois pendant les huit jours que dure le Congrès. Il présente un rapport et une résolution sur « la situation actuelle et la guerre ». Il y soutient une idée zimmerwaldienne de gauche autrefois reprise par Lénine[43] : le pouvoir révolutionnaire une fois installé, il ne renoncera pas à son « devoir internationaliste » et saura se défendre en menant une « guerre révolutionnaire » (une « guerre sainte ») qui « allumera le feu de la révolution mondiale »[44]. Il présente aussi le résultat de la commission chargée de rédiger un Manifeste du POSDR(b)[45] et enfin, il met de côté, pour un futur Congrès, des propositions pour le Programme du parti, en particulier le remplacement de la description générale du capitalisme rédigée par Plekhanov en 1903 par une analyse du capital financier et de l’impérialisme (ce débat, initialement prévu, a été reporté en raison des circonstances)[46].
Le Comité Central du parti, à cet instant de l’histoire des Bolcheviks, est l’unique organe de la Direction. C’est lui qui prendra les décisions conduisant à la révolution d’Octobre. Membre du CC et de diverses institutions à Moscou (Bureau Régional, Soviet, Douma municipale…), Boukharine va maintenant prendre souvent le train entre Petrograd et sa ville natale.
Il est à Moscou quand Kerenski y réunit une Conférence d’Etat (du 13 [26] au 15 [28] août). Il s’occupe de l’organisation d’une grève générale, notamment des hôtels et des restaurants, pour désorganiser la Conférence que les Bolcheviks boycottent.
Il est à Petrograd le 15 [28] septembre, lorsque, 15 jours après l’échec de l’action contre-révolutionnaire de Kornilov, le Comité Central discute une lettre de Lénine qui appelle à l’insurrection immédiate. « Abasourdi » par cette injonction, comme tout le CC, il participe à la décision de brûler la lettre[47].
Il est encore à Petrograd le 21 septembre [4 octobre] où, au nom du Soviet de Moscou, il prépare et présente avec Trotsky une résolution du Soviet de Petrograd réclamant d’urgence un Congrès des Soviets[48]. Comme la majorité des dirigeants bolcheviks, il a fini par se rallier à l’insurrection programmée pour le 25 octobre [7 novembre]. Il repart bientôt pour participer à la préparation de l’insurrection de Moscou, décidée pour conforter celle de Petrograd.
À Moscou, les combats qui suivent ceux de Petrograd sont beaucoup plus durs et beaucoup plus longs. Les Bolcheviks, pourtant épaulés très activement par les Socialistes révolutionnaires de gauche, perdent à eux seuls cinq cents hommes (à Petrograd, il n’y a que six morts). Les combats, commencés le 26 octobre [8 novembre] ne s’achèvent que le 2 [15] novembre.
Boukharine est le responsable politique qui a écrit les proclamations du Soviet et du Comité militaire révolutionnaire de Moscou. C’est lui et son camarade Stukov qui sont désignés pour rendre compte devant le nouveau gouvernement révolutionnaire. Stukov témoigne : « Quand j’en vins au nombre de victimes, ma gorge se serra et je dus m’arrêter. Je vis Nikolaï Ivanovitch se précipiter dans les bras d’un camarade ouvrier et éclater en sanglots. Les gens se mirent à pleurer »[49].
C’est lorsqu’il revient à Moscou, le 17 [30] novembre, que John Reed le voit et le décrit brièvement.
Boukharine apparaît d’abord dans le train qui se traîne entre Petrograd et Moscou, c’est « un petit homme court à barbe rousse et aux yeux de fanatique, “plus à gauche que Lénine”, disait-on de lui ». Le lendemain, Reed le revoit à la réunion où Noguine qui vient de démissionner de son poste de commissaire du peuple tente de s’expliquer devant le Soviet de Moscou. Noguine (avec Kamenev et quelques autres commissaires) avait voulu répondre favorablement à une demande du syndicat des chemins de fer : le nouveau gouvernement ne pouvait pas appartenir à un seul parti, il fallait qu’il s’élargisse à tous les socialistes opposés à la guerre. Il est désapprouvé et chahuté par les ouvriers du Soviet qui refusent de l’écouter. Reed raconte : « Boukharine se leva, farouche et parla avec sa logique imperturbable, assénant coup pour coup… Lui, ils l’écoutaient, les yeux brillants[50]. »
Le fait majeur qui ressort de ce qui précède a été vu et souligné par Stephen F. Cohen il y a un demi siècle : en 1917 Boukharine, à la tête du groupe des « jeunes » moscovites, est une étoile montante dans le parti bolchevik, présent sur tous les terrains sauf la conduite des opérations militaires.
Stephen F. Cohen pensait qu’une des principales faiblesses des Bolcheviks, en 1917, était leur « incapacité à élaborer un programme économique avant la prise du pouvoir »[51] , mais celui dont il est le premier biographe était peut-être le moins incapable d’accomplir cette tâche.
Nous avons vu que Boukharine pense qu’en s’appuyant sur l’organisation économique mise en place par le capitalisme d’État de guerre, l’État prolétarien peut assurer un « kontrol » (une régulation) efficace de l’économie. Cette idée va être à la base de sa réflexion, mais, comme le montrent les articles qu’il écrit pendant et juste après les journées révolutionnaires d’octobre-novembre, son discours exprime aussi une forte inquiétude face aux difficultés futures. Il ne faut pas compter sur un retour à la paix et à l’équilibre en Russie (et dans le monde). Il va falloir d’abord défendre la révolution contre « l’incroyable exaspération » de ses ennemis intérieurs. Il faudra « briser cette résistance à quelque prix que ce soit[52] ». La guerre civile en Russie et la guerre mondiale vont continuer et la situation économique de la Russie sera de plus en plus difficile.
Dans deux articles publiés le premier jour des combats de Moscou[53] , Boukharine entrevoit un programme économique prolétarien à mettre en œuvre après l’effondrement de l’État bourgeois. Un nouvel appareil de pouvoir des ouvriers et des paysans va commencer à mettre en place un ordre « non capitaliste » ou « semi socialiste » et ce sera un « processus extrêmement douloureux et éprouvant » car « la guerre a drainé et épuisé l'économie du pays, désorganisé ses transports et ses finances, et conduit à un effondrement économique aux proportions inouïes. »
Contre ceux qui ont des doutes, Boukharine redit qu’une industrie monopolistes existe déjà en Russie, même si elle est masquée par une immense économie paysanne et qu’il compte sur la capacité d’organisation d’un pouvoir prolétarien pour mettre en place un « kontrol » formellement semblable à ce que fait le capitalisme d’État, mais avec un autre contenu de classe.
Il propose alors une « esquisse générale du développement économique qui se révèlera, pas à pas, au cours de la révolution russe » : la question se ramène à l'organisation des relations ville-campagne, et la régulation économique par un État des travailleurs (urbains) signifie l'élimination du marché anarchique des produits agricoles. « Cela change radicalement l’ensemble de la direction du développement. Dans ces conditions, un lien croissant et organisé de la ville et de la campagne est inévitable, c'est-à-dire le rattachement même des petites entreprises paysannes à la sphère de l'organisation générale de la production ». Boukharine semble donc imaginer un changement (« pas à pas », donc plutôt graduel) intégrant les petites entreprises (paysannes) à la grande organisation prolétarienne et urbaine de la production et de la consommation…
L’article Au socialisme ! du 9 novembre se termine par une déclaration de confiance dans la révolution, à la fois mondiale et permanente : la révolution internationale et la fin de la guerre renforceront l’économie russe arriérée en la réintégrant dans une Europe socialiste où la révolution aura été stimulée par « La victoire complète et décisive des ouvriers, des soldats et des paysans » russes sur leurs impérialistes…
Lénine a immédiatement vu Boukharine comme un futur responsable des questions économiques. En novembre [début décembre], il le charge, avec Ossinsky et Chliapnikov, de rédiger les décrets sur les nationalisations et l’organisation de la direction de la vie économique dans le pays (ce sera le Conseil Économique Suprême, dont Boukharine sera un des premiers membres). Le 27 novembre [10 décembre] Lénine lui propose de former avec Piatakov une petite commission responsable des questions fondamentales de la politique économique du gouvernement. Mais le Comité Central refuse la suggestion de Lénine car il y a une autre urgence : trouver un responsable pour la Pravda. Sverdlov et Stassova proposent le nom de Boukharine[54].
Il dirigera la Pravda pendant près de douze ans, avec seulement quatre mois d’interruption entre mars et juin 1918, quand il animera l’opposition au traité de Brest-Litovsk des « communistes de gauche ».
Quelques jours après son entrée en fonctions, dans l’éditorial du Jour de l’an 1918, la Pravda de Boukharine se réjouit de ne plus voir dans les rues des riches barines en manteaux de fourrure qui ont fui « en Ukraine ou au Kouban » où ils doivent « se contenter d’une ration de troisième classe »[55].
Autre signe du poids grandissant de Boukharine dans la politique des révolutionnaires : il est chargé de parler au nom du parti bolchevik dans l’unique débat de l’Assemblée Constituante, réunie dans la nuit du 5 au 6 [18 au 19] janvier 1918 et dissoute aussitôt.
Boukharine n’était pas radicalement hostile à la Constituante. Le 29 novembre [12 décembre], il proposait seulement d’empêcher les « kadets » de siéger et de réunir une « Convention » qui serait dominée par les Bolcheviks et les SR de gauche, mais, sous l’impulsion de Lénine, il fut décidé que la Constituante devrait adopter une Déclaration des droits du peuple travailleur confiant le pouvoir aux soviets et se séparer, ou qu’elle serait dissoute[56].
La tâche attribuée à Boukharine le 5 [18] janvier est de répondre au discours du Président élu par l’Assemblée, le SR Tchernov. Il condamne la Constituante comme une institution mort-née parce qu’elle ne pourrait être que le terrain des compromis entre les classes – au nom de la nation – et donc de la restauration de la dictature bourgeoise. Ce raisonnement vaut pour toutes les questions abordées dans le discours : le contenu social de l’armement des milices, de la paix, de l’organisation du travail, des banques nationalisées, du partage de la terre et de la régulation de l’industrie est déterminé par la classe au pouvoir et seuls les soviets peuvent constituer un pouvoir exclusif des ouvriers et des paysans[57].
L’Assemblée n’ayant pas adopté la Déclaration des droits du peuple travailleur, les députés bolcheviks partent ; un peu plus tard les députés SR de gauche les suivent ; les gardes rouges mettent fin aux débats et à la Constituante le 6 [19] janvier à 4h40.
Depuis le Décret sur la Paix du 26 octobre [8 novembre], le gouvernement de Lénine cherche à obtenir un armistice – le plus long possible – et il a engagé à Brest-Litovsk une négociation avec les Empires d’Allemagne et d’Autriche.
Le 2 [15] décembre un mois d’armistice est décidé. Les Bolcheviks, Trotsky en tête, cherchent à utiliser les négociations pour leur propagande révolutionnaire. Les Empires veulent réduire leur effort militaire à l’Est, mais exigent de contrôler et d’occuper de plus en plus de territoires (Ukraine, Pologne, Lituanie, etc).
Le 8 [21] janvier les dirigeants du parti bolchevik (réunis dans un Comité Central élargi) se divisent en trois groupes : Lénine, avec 15 voix, opte pour une paix séparée le plus vite possible ; Trotsky réunit 16 voix pour « ni guerre, ni paix » ; Boukharine est majoritaire (32 voix sur 63) pour répondre aux Empires par la guerre révolutionnaire. Ce sera le seul succès des opposants au traité.
Le 11 [24] janvier, Lénine récupère la majorité au CC en soutenant la position de Trotsky.
Au bout de près de trois semaines, le 27 janvier [9 février], les Allemands perdent patience et présentent leurs demandes comme un ultimatum.
Trotsky, le 28 janvier [10 février], répond à cet ultimatum que la Russie révolutionnaire « quitte la guerre », mais refuse de signer le traité de paix des Allemands.
Le 16 février[59] , l’Allemagne annonce qu’elle reprendra les hostilités le 18 février.
Le 17 février, le CC préfère attendre plutôt que signer sur le champ. Puis, le 18 février, quand l’avance allemande commence, Lénine obtient après de dramatiques débats le soutien de Trotsky pour accepter les conditions allemandes. Mais les Allemands ne répondent pas et continuent d’avancer. En 5 jours, du 18 au 22 février, l’armée allemande se déplace de 240 km vers l’Est (autant qu’en trois ans de guerre) et menace Petrograd.
Le 22 février le CC décide d’accepter une aide militaire (éventuelle) des Alliés, Boukharine et les partisans de la guerre révolutionnaire votent contre (« Nous transformons le parti en un tas de fumier ! », dit Boukharine en s’adressant à Trotsky).
Le 23 février, les Allemands fixent leurs dernières conditions : ils exigent d’occuper tous les territoires dont ils se sont emparés jusqu’à ce jour. Lénine obtient l’acceptation du CC (Trotsky s’abstient) et de l’Exécutif des soviets.
Le traité est signé à Brest-Litovsk le 3 mars, par Tchitcherine qui a remplacé Trotsky. La Russie soviétique, selon Orlando Figes, perd un tiers de sa surface et de sa population, et aussi plus de la moitié des établissements industriels et les neuf dixièmes de ses ressources en charbon…
Boukharine et les membres du CC qui l’ont suivi jusqu’au vote du 23 février ont donné leur démission des postes qu’ils occupaient pour mener campagne contre la ratification du traité. Ils lancent un nouveau journal, Kommunist, dont le premier numéro paraît à Petrograd le 4 mars. Un congrès du parti bolchevik est convoqué pour les 6,7 et 8 mars. Ce congrès extraordinaire et improvisé réunit des représentants de moins de la moitié des membres du parti. Lénine s’assure une majorité en faveur de la ratification du traité (36 pour, 11 contre et 4 abstentions), mais il ne cherche pas à mettre les « communistes de gauche » à l’écart. Boukharine et ses partisans sont réélus au Comité Central. La démission qu’ils présentent aussitôt est refusée au nom de l’unité du parti. Boukharine, cependant, ne paraîtra à aucune réunion du CC, ni à la Pravda pendant quelques semaines.
Ces votes de Congrès mettent fin à la première phase de l’opposition des « communistes de gauche ». Du 21 janvier au 8 mars (6 ou 7 semaines), ils ont refusé le traité de paix. Ce combat est terminé. Une nouvelle phase commence où, cinq mois après la prise du pouvoir, une partie des dirigeants bolcheviks s’interroge publiquement sur la politique économique révolutionnaire. C’est un débat résiduel qui cessera rapidement (moins de trois mois pour Boukharine). Son objet principal tourne autour d’un concept : le capitalisme d’État.
Le mot a été remis au centre du débat quand Lénine, au lendemain de la signature du traité de Brest-Litovsk, a ouvert un chantier économique sur l’organisation de la production, en commençant par le « recensement et le contrôle » par le peuple. Après les nationalisations des premiers mois, il faut sortir la production de sa paralysie et trouver un accord avec les cadres « capitalistes » qui sont capables d’organiser la production. Il insiste aussi sur la discipline dans le travail et la productivité. Si le modèle du capitalisme d’Etat allemand pouvait être reproduit, dit-il, la Russie serait « aux trois quart socialiste »[60].
Voyons les traces du débat qui se trouvent dans le journal des communistes de gauche, Kommunist[61], et dans les discours de Lénine en 1918.
Boukharine publie six articles dans les trois premiers numéros de Kommunist. C’est lui qui donne le plus de titres au journal (les autres contributeurs ne dépassent pas cinq titres), mais son absence dans le dernier numéro, en juin, est déjà un signe de sa mise en retrait.
Dans le no 1, il y a trois titres : une courte note bibliographique très élogieuse sur L’État et la révolution de Lénine, une autre note bibliographique où il étrille un SR (Troutovsky) qui a écrit sur La période de transition et une « revue politique » consacrée aux héros de la trahison sociale, Mencheviks ou Socialistes révolutionnaires. Dans le no 2, il reprend sa comparaison entre L’anarchisme et le communisme scientifique, un sujet sur lequel Lénine l’avait critiqué en 1916. Dans le no 3, on trouve un article sur Certaines notions essentielles de l’économie moderne où il cherche à démontrer que le capitalisme d’État ne peut être confondu avec le contrôle sur la production par un État socialiste. L’État-commune socialiste « socialise » la production, il ne la « nationalise » pas. Un capitalisme d’État sans capitalisme est un non-sens. Enfin, il consacre trois pages du no 3 à un « théoricien très intéressant et original », A. A. Bogdanov, qui a publié en 1917 Les questions du socialisme. Il s’agit pour Boukharine de ce démarquer d’un auteur qu’il admire mais qui subordonne l’émergence du socialisme à celle d’un nouvel univers culturel de la classe ouvrière[62].
Trois articles s’attaquent à des rivaux politiques des Bolcheviks. Les trois autres articles font le point sur les accords et les désaccords avec Lénine. Boukharine pense qu’il ne subsiste qu’un désaccord, celui sur le capitalisme d’État, et il porte sur l’emploi d’un mot (capitalisme) pour un autre (socialisme) puisque la classe prolétarienne est au pouvoir. C’est une opposition très modérée à la direction que Lénine donne au parti. Boukharine n’est plus le chef de file des communistes de gauche (Ossinsky est un opposant plus radical).
Boukharine reste pourtant l’opposant le plus ciblé par les flèches anti-critiques de Lénine. Lénine sait que Boukharine pense que le pouvoir prolétarien peut faire tout ce que fait le capitalisme d’État avec un autre contenu de classe. C’est à son intention qu’il réaffirme que le « capitalisme d’État » est un modèle à assimiler parce qu’il a « quelque chose de commun » avec le socialisme (recenser et contrôler)[63]. Il ne veut voir que les limites de la note bibliographique de Boukharine consacrée à l’État et la révolution : il n’y dit rien des tâches de l’État prolétarien après la révolution, alors que Lénine, dans cette brochure, avait déjà dit que le contrôle de l’État socialiste serait aussi « organisé sur ceux des ouvriers qui sont profondément corrompus par le capitalisme »[63]. Il rejette les critiques des communistes de gauche, comme Ossinsky, qui craignent que les spécialistes issus de la classe capitaliste réduisent l’initiative de classe des ouvriers et qui n’ont aucune idée pratique utile pour rétablir la circulation des trains. Lénine accommode cependant ses critiques avec quelques compliments aux « marxistes » que sont toujours les communistes de gauche, en particulier Boukharine qui est « d’une excellente culture »[63] et « dépasse de deux têtes les socialistes révolutionnaires de gauche et les anarchistes »[63].
Ce n’est pas une discussion théorique ni un compromis politique qui va amener Boukharine à quitter l’opposition, mais la lutte contre le Conseil des commissaires du peuple qu’engagent ses anciens alliés, les SR de gauche, qui sont toujours des adversaires résolus du traité de paix. Les chefs SR de gauche forment d’abord le plan d’arrêter Lénine pour pouvoir déclarer la guerre à l’Allemagne et Boukharine s’oppose immédiatement à ce projet[64]. Les SR de gauche changent alors de cible : ils préparent et exécutent le 6 juillet un attentat contre l’ambassadeur d’Allemagne, le comte von Mirbach, ils montent des actions insurrectionnelles et assassinent quelques bolcheviks, finalement ils tenteront de tuer Lénine le 30 août. Les Bolcheviks réagissent en serrant les rangs, en écartant tous les autres groupes socialistes des soviets et en mettant en place la Tcheka qui s’engage dans une « terreur rouge » assumée.
La bibliographie de Boukharine indique une absence complète de publication en juin 1918. En fait, c’est le moment où il part à Berlin avec une délégation chargée d’une négociation économique[65]. Un mois plus tard, le 7 juillet, au lendemain de l’assassinat de von Mirbach, il est de retour et il signe dans la Pravda son premier article depuis février. Il en écrira 72 jusqu’à la fin de l’année, malgré quelques semaines d’un nouveau séjour en Allemagne en octobre-novembre (d’où il donne des articles à la presse scandinave…). Il reconnaît publiquement s’être trompé en refusant le traité de paix, mais seulement le 8 octobre, dans un discours au soviet de Moscou publié par la Pravda le 11 octobre.
Il a donc repris son activité principale dans la presse du parti et les autres tâches qui lui sont confiées sont « internationales ». On ne sait pas exactement quelle était sa seconde mission à Berlin, sauf qu’il y a vu Liebknecht et que le gouvernement allemand l’a expulsé avec les diplomates soviétiques avant l’armistice qui suspend la guerre le 11 novembre.
Boukharine est aussi un propagandiste, auteur de libelles et de brochures, et, en 1918, il en a publié deux. Le premier petit livre est la suite de son récit de la révolution de 1917. Après La lutte des classes et la révolution russe, qui s’arrêtait en Juillet, il va jusqu’en Octobre avec De la dictature de l’impérialisme à la dictature du prolétariat, Les deux parties sont traduites en allemand et imprimées à Zurich avec un nouveau titre : De la chute du tsarisme à la chute de la bourgeoisie. La deuxième brochure est Le programme des communistes (bolcheviks) qu’il rédige personnellement et publie sous son seul nom en plusieurs langues, à partir de mai 1918 (date indiquée à la fin de la conclusion)[66].
La rédaction et la publication de ces travaux enjambe la période de l’opposition au traité de Brest-Litovsk et du « communisme de gauche ». On n’y trouve cependant aucune trace de ce conflit majeur. Au contraire, ces textes, et particulièrement le récit de la révolution, expriment clairement les manières de voir et de penser des Bolcheviks dans leur ensemble à ce moment de leur histoire.
Quand Boukharine reprend la plume pour raconter la prise du pouvoir par les Bolcheviks. Il ne pense pas à faire un témoignage historique : il écrit un tract pour faire avancer « la révolution permanente » qui, partant de la Russie, « se transforme en révolution européenne du prolétariat, armé par ce même État impérialiste sur la tête duquel il lève déjà le couteau luisant de la guillotine »[67].
Pour résumer le « tract », il suffit de dire qu’il raconte comment, pendant l’été 1917, les deux candidats au rôle de « Bonaparte de la Révolution Russe », Kerensky et Kornilov, se sont neutralisés, si bien que les Bolcheviks, un moment affaiblis, ont pu ressurgir et prendre le pouvoir à l’automne. Ce récit qui met en scène des classes sociales ou des « masses » et leurs incarnations dans des personnages politiques est étonnement déséquilibré. Kerensky est nommé 75 fois, Kornilov 56 fois et des dizaines de Cadets, de Mencheviks ou de S. R. sont aussi cités ; par contre le prolétariat s’incarne dans un « Parti du prolétariat », jamais autrement désigné, dont deux chefs seulement sont nommés : Trotsky, 3 fois, et Lénine, 2 fois dans la même page, lorsque, le 25 octobre [7 novembre], « la nouvelle révolution l’a libéré du mystère dont il avait dû s’entourer »[68].
Le mot « mystère », vaut aussi pour tout ce qui concerne l’activité des révolutionnaires bolcheviks pendant la période qui précède leur arrivée au pouvoir. Boukharine présente les choses comme si le « Parti du prolétariat » avait toujours su quoi faire sans avoir à en discuter. Un silence total sur la préparation et l’organisation d’une insurrection décidée et réussie par le parti bolchevik dans un récit de la période où le parti n’a rien fait d’autre implique la volonté de garder un secret. Sans doute s’agit-il du « savoir faire » du parti, du « professionnalisme révolutionnaire » acquis dans la clandestinité. Le Bolchevisme se voit comme l’union réussie de la science marxiste avec la science stratégique, l’art de la guerre. Cacher une partie de ses capacités ou de ses faiblesses peut constituer un avantage stratégique.
Boukharine en racontant la révolution comme si le parti était toujours un bloc unique masque aussi bien son élargissement que ses fractionnements. Trotsky et d’autres forces venues des Mencheviks ou des SR ont rejoint les Bolcheviks (ce qui autorise Boukharine à parler, comme Trotsky, de révolution permanente[69] ). Kamenev, en avril, en octobre et en novembre, Zinoviev, en octobre, et d’autres encore (Staline, Rykov, etc.) ont parfois refusé de suivre Lénine. Les lecteurs de la brochure n’en sauront rien.
L’unité de pensée et d’action du parti bolchevik est un mythe aussi bien avant 1917 que pendant la période révolutionnaire et dans les premières années du régime soviétique. Mais au terme de la guerre civile, en 1921, les « fractions » seront interdites et le mythe deviendra une contrainte destructrice : Tous ceux qui seront éliminés dans la lutte pour le pouvoir dans le parti le seront pour « fractionnisme » et leurs divergences seront toujours inscrites dans une série de « fautes » remontant aux origines de la révolution…
Le contenu du Programme des communistes (bolcheviks) rédigé par Boukharine confirme que, sauf sur la question du traité de paix, il ne se voit pas comme un opposant, même s’il développe quelques idées personnelles.
Le débat sur le Programme a commencé à la conférence d’avril 1917 du POSDR(b). La majorité de la commission du programme, contre l’avis de Lénine, veut refondre toute la partie générale du programme fondateur de 1903 en la basant sur une description de l’impérialisme. Lénine, lui, veut garder le résumé de Plekhanov sur le capitalisme en le complétant par un paragraphe sur la dernière étape du capitalisme, l’impérialisme. Comme dans les débats précédents entre exilés, deux autres questions divisent les Bolcheviks : le droit à l’autodétermination des nations et le contenu du programme « minimum » quand la révolution prolétarienne est à l’ordre du jour.
La rédaction d’un texte de programme est prévue et reportée quatre fois de suite : 1. La Conférence d’avril prévoit de prendre une décision au Congrès suivant. 2. Le VIe Congrès de juillet étant semi clandestin, le débat est reporté à un Congrès extraordinaire convoqué pour le 30 octobre. 3. Le Congrès extraordinaire ayant été annulé pour cause d’insurrection le 25 octobre, le dossier du programme est mis en attente pour le prochain Congrès. 4. Le VIIe Congrès du 4-6 mars 1918 étant entièrement consacré à la ratification du traité de Brest-Litovsk, une nouvelle résolution de report est adoptée. Cette fois Lénine propose qu’une commission spéciale rédige le texte et le publie rapidement pour le compte du parti, même s’il peut contenir « de nombreuses erreurs »[70]. La commission spéciale, d’après une note de Iaroslavsky incluse dans l’édition de 1933 du protocole du VIIIe Congrès, n’a pas laissé d’archives, mais c’est elle qui, un an plus tard, diffuse un projet qui sert de base au Programme adopté finalement au VIIIe Congrès, le 20 mars 1919.
Le programme des communistes (bolcheviks) de Boukharine est achevé environ deux mois après le VIIe Congrès. Le texte découpé en 19 chapitres et une conclusion est un défi lancé à la commission (dont Boukharine est membre). Lénine espérait une publication rapide d’un texte respectant ses indications et c’est un des trois « minoritaires » de la commission qui propose une sorte de commentaire développé d’un programme encore non écrit…
Sur le point le plus controversé, la refonte de la partie générale sur le capitalisme, Boukharine a une solution. Il n’a pas besoin de compléter le tableau économique du capitalisme concurrentiel (selon Plekhanov) par une définition économique de l’impérialisme (selon Lénine). Le capitalisme est une structure sociale basée sur l’appropriation privée des moyens de production, elle oppose « deux camps : Ceux qui travaillent beaucoup et qui mangent peu et mal, et ceux qui travaillent peu ou point, mais qui n’en mangent que davantage et mieux ». Comment la propriété privée des moyens de production s’est-elle maintenue jusqu’à présent ? Parce que les capitalistes ont constitué des « organisations ». La plus importante et la plus générale est l’État bourgeois qui s’est développé en « une énorme fédération de capitalistes ». Ce sont ces « associations étatistes » des différentes bourgeoisies qui « luttent actuellement entre elles comme les capitalistes séparés luttaient entre eux ». Seule la classe ouvrière peut « étouffer la guerre et briser le joug du capitalisme », comme elle a commencé à le faire en Russie.
Boukharine s’appuie sur sa théorie de l’État impérialiste élaborée en 1916 et sur ce qu’il retient des idées de Bogdanov. Le chapitre III sur l’objectif d’une « production communiste coopérative » le confirme : Lénine avait contesté la proposition faite par Boukharine d’introduire une définition du communisme développé. « Ce sont des choses que nous ne savons pas », disait-il, « les briques qui serviront à bâtir le socialisme ne sont pas encore faites »[71]. Boukharine a une solution : il évoque une société communiste future où le « bureau central de statistique » jouera un rôle essentiel dans la planification. Cette représentation, commune dans la social-démocratie d’avant guerre, semble empruntée à L’étoile rouge, le roman d’anticipation de Bogdanov de 1908, ou à La femme et le socialisme de Bebel.
Lénine dans sa résolution sur la modification du Programme recommandait de mieux définir « l’État de type nouveau, la République des soviets et la dictature du prolétariat ». Boukharine le fait en quatre chapitres où il critique le parlementarisme bourgeois qui écarte le peuple du pouvoir. Pour la « partie politique », il ne s’éloigne des demandes de Lénine que sur un point : il n’envisage pas l’hypothèse d’un « recul » au cours de la lutte vers l’étape « dépassée » du parlementarisme bourgeois que le parti, dans ce cas, ne renoncerait pas à « utiliser ».
« Il faudra revoir dans le même esprit les parties économiques, y compris la partie agraire, et aussi les parties pédagogiques et autres de notre programme » disait Lénine. Boukharine rédige neuf chapitres sur la nationalisation des banques, de la grande industrie et de la terre, sur l’administration de l’industrie, l’obligation du travail et le contrôle du commerce. Il rejoint Lénine sur les thèmes de la discipline au travail et anticipe ce qu’il dira en 1919 sur la fin du pouvoir de l’argent[72]. Il complète la liste de Lénine en justifiant très fermement la « nationalisation du commerce extérieur ».
Il explicite enfin les « autres parties » du programme en traitant de la place de l’église et de l’école dans la République des soviets, de l’armée et de « la libération des peuples ». C’est seulement sur le dernier point qu’il conteste ouvertement une position majoritaire dans le parti et dans la Commission. Le droit de « disposer d’elles-mêmes », précise-t-il, ne peut pas concerner les « nations (des ouvriers et des bourgeois ensemble) ». C’est un droit des classes ouvrières : « les ouvriers d’une nationalité vivant en Russie peuvent constituer une République des soviets séparée… nous ne vous retiendrons pas un instant par la violence ».
Boukharine, avec ce Programme à la fois personnel et conforme aux choix majoritaires (il ne laisse voir qu’il s’en écarte qu’une seule fois) inaugure sa série de contributions à la rédaction des « programmes » communistes internationaux. Elle s’étirera sur 10 ans, jusqu’en 1928…
Le défaut majeur de ce Programme est qu’il anticipe peu ou mal les difficultés à venir. C’est encore un exposé des idées conçues avant le moment révolutionnaire : le capitalisme monopoliste d’État a déjà mis en œuvre les moyens d’un « kontrol » de la production et de la distribution des richesses produites ; l’État prolétarien peut les utiliser, y compris pour contrôler les innombrables petites entreprises qui doivent rester en dehors de la nationalisation… En fait, les nationalisations ont été plus étendues vers la petite production et n’ont pas pu se saisir d’une grande partie de la grande industrie sur un territoire disloqué et occupé par des troupes étrangères… S’emparer des banques et les faire fusionner laisse espérer la réalisation « d’une comptabilité sociale de la production coopérative socialiste », mais en attendant il faut s’accommoder de l’inflation… La guerre civile va prolonger les trois ans de guerre internationale. L’auteur du Programme le sait, mais anticipe très peu les désorganisations encore à venir. Enfin ce programme des communistes bolcheviks est imaginé comme étant tout aussi bien celui de la République des soviets et de la classe ouvrière russe entraînant la masse des paysans pauvres. Sans le dire, la lutte « sans indulgence » contre la bourgeoisie a déjà établi un régime de parti unique.
Malgré toutes les difficultés, les chefs et les militants bolcheviks sont optimistes quand s’approche la fin de la guerre mondiale. Les deux Empires vaincus vont entrer en révolution. Boukharine, nous l’avons vu, est à Berlin en octobre pour être au plus près de l’événement et rapprocher les Spartakistes des Bolcheviks.
L’expulsion des représentants officiels de la République des soviets, dont Boukharine, ne change pas le projet de Lénine et de la direction du PC(b)R. C’est le moment de créer une nouvelle Internationale Communiste violemment opposée aux résidus de l’ancienne Internationale Social-démocrate. Boukharine fait partie des principaux acteurs de la fondation de l’IC.
W. Hedeler a découvert dans les archives russes qu’un manuscrit préparatoire de la Lettre d’invitation au Congrès de fondation (publiée le 24 janvier 1919 dans la Pravda) était de la main de Boukharine (pour les Russes, elle est signée seulement par Lénine et Trotsky, qui l’a incluse dans le volume XIII de ses œuvres – mais c’est évidemment un travail collectif).
Les lettres échangées entre Lénine et Tchitcherine (le commissaire aux affaires étrangères chargé d’organiser les liaisons internationales) montrent que dès décembre 1918, Boukharine est au travail pour préparer une Plate-forme de l’Internationale.
Les mauvaises communications et l’accumulation des déconvenues en Allemagne auraient pu ralentir les efforts des chefs bolcheviks. Boukharine le sait bien puisque, à la mi-décembre, une délégation des soviets de Russie, dont Boukharine fait partie, est invitée par le Conseil exécutif de Berlin au Congrès des Conseils allemands du 16 décembre 1918. Les sociaux-démocrates « majoritaires » dominent déjà la plupart des Conseils mais ils ont laissé lancer cette invitation. L’autre pouvoir, le gouvernement du Conseil des commissaires du peuple, également sociaux-démocrates et très anti-bolchevik, fait refouler la délégation russe quand elle se présente à la frontière[73]. Un parti communiste allemand se constitue malgré tout à travers des événements de plus en plus dramatiques, jusqu’à l’assassinat de ses chefs en janvier 1919. Les dirigeants qui survivent demandent de retarder la fondation de la nouvelle Internationale. C’est le message que porte Albert (Eberlein), le seul délégué qui a pu parvenir à Moscou.
En s’appuyant sur quelques petits partis et surtout sur des groupes de militants présents en Russie, le parti communiste russe atteint son objectif. L’IC est fondée le 4 mars 1919, malgré l’abstention du délégué allemand, Albert (Eberlein). C’est avec lui que Boukharine présente un rapport sur la Plate-forme qui est adoptée le 6 mars[74].
Membre suppléant du Bureau politique, idéologue et propagandiste réputé, il est le spécialiste du programme du Parti et il publie des livres qui feront connaître dans le monde entier ce qu’est le nouveau mouvement révolutionnaire, en particulier L’ABC du communisme (1919), rédigé avec Evgueni Preobrajenski.
Stimulé par quelques conflits théoriques avec Lénine et par les besoins de formation des cadres du parti dans l’Institut des professeurs rouges, il écrit et publie des ouvrages comme Économique de la période de transition (1920), qui contient une analyse économique du processus révolutionnaire que Lénine, en 1919, avait jugé impossible à mettre en forme, et La Théorie du matérialisme historique (1921), un Manuel populaire de sociologie qui a l’ambition de présenter la théorie marxiste sous une forme nouvelle.
Certains historiens du communisme pensent que ces textes écrits à l’époque du communisme de guerre reflètent nécessairement les illusions de cette période (illusion d’un passage direct au socialisme puisque l’État, pour les besoins de la guerre, tend à organiser la production et la répartition ; illusion de la mise en place d’une planification par l’État rendant inutile l’échange et la monnaie ; jusqu’à l’illusion d’un début de dépérissement de l’État, alors qu’il est seulement profondément désorganisé). Mais la réflexion de Boukharine sur la « transition » développe seulement l’idée que la crise révolutionnaire est, économiquement, la « désagrégation » des structures et de l’organisation du capitalisme d’État et que la révolution prolétarienne a pour tâche de reconstruire et recombiner tous ces éléments sous la direction d’un État socialiste. L’illusion propre à Boukharine, à ce moment de guerre civile d’une violence extrême, est qu’il s’imagine que l’État de la « dictature du prolétariat » peut rapidement organiser l’ensemble de l’économie à peu près comme cela s’est fait en Allemagne pendant la guerre, sous la direction de l’armée.
Au début de 1921, lorsque la guerre civile s’est conclue par la victoire nette des bolcheviks, la crise politique et sociale que connaissent la Russie soviétique et le PC(b)R remet tout en question. Boukharine, qui traverse cette crise en mécontentant tout le monde parce qu’il cherche à jouer le rôle de « tampon » entre Lénine et Trotsky sur la « question syndicale », est très vite un des partisans les plus convaincus de la « nouvelle politique économique » (la NEP) lancée par Lénine. Alors que beaucoup d’anciens « communistes de gauche » et de « vieux bolcheviks » ne reconnaissent plus le socialisme qu’ils avaient imaginé, Boukharine, dès 1921, donne son explication de ce qui s’est passé : l’État socialiste n’a pas pu maintenir une organisation rationnelle non marchande de l’économie reprenant les éléments donnés par le capitalisme d’État. L’État socialiste russe est encore incapable d’organiser intégralement l’ensemble de l’économie.
Mais il reste vrai que la transition passe par des « formes socialistes qui sont dans un certain sens le prolongement, sous une forme différente, des formes capitalistes qui l’ont précédé »[75]. Pour aller au socialisme, le pouvoir soviétique doit partir d’un niveau d’organisation inférieur à celui qu’atteignait déjà le capitalisme d’État. Les formes capitalistes qui sont l’objet d’une « destruction-reconstruction » sont celles de la petite production marchande (dans l’agriculture) et de la concurrence monopoliste (dans la grande industrie et la finance). Par une ruse dont l’histoire a le secret on ira au socialisme par le marché, car les grandes unités économiques, dont l’État socialiste a le contrôle, sont plus rationnelles et plus efficaces, elles finiront donc par absorber les petites unités marchandes urbaines et rurales.
La NEP s’oppose certainement au « communisme de guerre » et aux « folies » (mot de Lénine et de Boukharine) qui ont pu être faites à cette époque héroïque, mais elle ne contredit pas le raisonnement théorique de Boukharine. Le passage de Boukharine de la « gauche » à la « droite » du parti signifie avant tout qu’il prend conscience des conséquences du niveau réel de développement de l’économie soviétique. Dans un contexte d’échec de l’expansion internationale de la révolution, il constate, avec Lénine et Trotsky, que l’État soviétique est, pour une période indéterminée, le seul bastion conquis par la « révolution mondiale ». Pour le renforcer et passer dans la mesure du possible à la « phase constructive » de la révolution, il faut être très réaliste et ne compter que sur les faibles moyens disponibles. Lénine, dans cette période de la NEP, jusqu’à l’attaque cérébrale qui le rendra muet en , est ouvertement porteur d’un discours « réformiste » et « gradualiste » (dans le cadre d’un État tenu exclusivement par le parti du prolétariat) qui servira de modèle à Boukharine pendant toute la suite de sa carrière.
Il dirige également à cette époque l'École internationale Lénine.
Après la mort de Lénine, en , Boukharine devient membre titulaire du Bureau politique. Dans la lutte pour le pouvoir entre Trotsky, Zinoviev, Kamenev et Staline, Boukharine se rallie à Staline qui se place au centre du Parti et soutient la poursuite de la NEP contre l’opposition trotskiste qui voudrait l’infléchir « à gauche » en accélérant l’industrialisation, en luttant plus énergiquement contre les paysans riches (les « koulaks ») et en développant un mouvement d’agitation révolutionnaire mondial. Dans ce débat, c’est Boukharine qui met en forme les arguments de la thèse du « socialisme dans un seul pays » avancée par Staline en 1924.
En fait Boukharine dit seulement que le processus de transition peut se poursuivre en l’absence d’une révolution dans les pays européens plus développés que l’URSS (à condition de maintenir le cap de la NEP et de préserver l’alliance avec la paysannerie), mais l’opposition se souvient que les bolcheviks ont toujours dit que la révolution ne réussirait qu’en devenant mondiale et elle pense que cette théorie nouvelle revient à dire que la révolution n’a plus besoin d’être encouragée dans les pays capitalistes puisque la Russie peut et va réaliser le socialisme avec ses seules forces. Complètement imperméable à ces critiques, Staline se glorifiera jusqu’au bout de sa « théorie » du « socialisme dans un seul pays », mais, après le tournant de la collectivisation, il lui donnera un contenu complètement opposé aux idées de Boukharine.
Dans la lutte pour le pouvoir, Staline est assez habile pour écarter ses rivaux les uns après les autres. Trotsky, la personnalité la plus forte de l’opposition de gauche, est défait le premier, avec l’aide de Zinoviev et Kamenev. Puis Staline utilise Boukharine pour éliminer Zinoviev et Kamenev de la direction du parti. Pendant presque deux ans (1926-1928) Boukharine semble ainsi accéder au plus haut niveau du pouvoir. Il est de facto le chef de file de l’aile droite du parti qui occupe de solides positions. La « droite » est à la tête du gouvernement (Alexei Rykov), des syndicats (Mikhaïl Tomsky), de la presse et de l’Internationale communiste (Nicolaï Boukharine). Les dirigeants de la droite sont populaires, et, après le XVe congrès du Parti communiste, en , ils ont en apparence la majorité au Bureau politique, là où tout se décide.
Après être allés jusqu’au bout des affrontements avec l’opposition en l'excluant du Parti et en exilant Trotsky et son groupe, les chefs de la droite découvrent alors que Staline a déjà décidé de renverser l’orientation de sa politique. Pour surmonter la pénurie de céréales, le Secrétaire Général du Parti demande des mesures de réquisition « extraordinaires » et amorce un tournant vers une politique d’industrialisation rapide et de collectivisation accélérée dans l’agriculture. Se serait-il soudain converti aux idées politiques de la gauche qu’il vient d’éliminer ?
Boukharine et ses amis ne refusent pas d’envisager une croissance plus rapide et plus planifiée des investissements (le premier plan quinquennal est en préparation), mais ils redoutent les « méthodes administratives » et ils préfèrent une approche plus modérée offrant aux paysans l’opportunité de s’enrichir et de consommer, donc respectant des proportions équilibrées entre les grands secteurs de l’économie. Boukharine dénonce depuis longtemps l’idée de prélever un « tribut » sur les paysans en faveur de l’industrie comme une forme d’« exploitation militaro-féodale » inadmissible. Boukharine, pendant toute l’année 1928, tente d’organiser la résistance à Staline aux réunions du Bureau politique, aux sessions plénières du Comité central et au Congrès de l’Internationale. Sur ce terrain, il n’est pas de taille pour l’emporter.
Au début de 1928, Boukharine est populaire à la base du Parti (et peut-être dans la population soviétique, largement paysanne), mais il n’a pas le soutien de beaucoup de cadres supérieurs du Parti en dehors de quelques-uns des élèves de son école (l’Institut des professeurs rouges) qui sont tous des spécialistes des questions idéologiques et non des « organisateurs ». Seul le comité du Parti de la ville de Moscou est dirigé par des boukhariniens sûrs. L’Internationale communiste, qui aurait pu devenir son bastion puisqu’il la dirige, n’apporte que des déceptions (la grève des mineurs anglais en 1926) ou des catastrophes (la déroute des communistes en Chine en 1927) qui le fragilisent.
Le soutien de Boukharine à la poursuite de la NEP n’enthousiasme pas les cadres du Parti. Son slogan à l’intention des paysans, « Enrichissez-vous ! » et l’idée que la construction du socialisme ira « à pas de tortue » sont mal accueillis et n’ont pas été défendus avec ardeur quand Zinoviev les a attaqués. Staline et ses partisans reprendront les mêmes attaques contre la « déviation droitière » en la présentant comme une menace pour la révolution à un moment où il faut accélérer l’industrialisation de la manière la plus énergique.
Face à un secrétaire général dont il a renforcé le pouvoir en l’aidant contre les oppositions de gauche, Boukharine est assez facilement mis en difficulté et finalement écarté de tous ses postes dans la direction du Parti. La nouveauté est que plus rien ne se passe au grand jour. Boukharine est d’abord affaibli par la trahison de deux membres du Bureau politique (Mikhaïl Kalinine et Kliment Vorochilov) qui lâchent la majorité de droite lorsqu’il est question de censurer les « excès » commis par Staline[76]. Au plenum du Comité central de juillet, puis au Congrès de l’IC, en août, les chefs de la droite constatent que là aussi ils ont perdu la majorité dans la direction et que les staliniens les harcèlent de plus en plus ouvertement.
Boukharine et ses amis cependant se laissent berner par Staline qui, n’ayant pas encore de programme bien défini, accepte des compromis successifs apparemment favorables à la droite. Publiquement, la droite joue le jeu de l’unité presque jusqu’à la fin de 1928, alors que pendant ce temps Staline et ses partisans utilisent leur contrôle de la machine du parti pour remplacer les soutiens de Boukharine dans leurs bastions de Moscou, des syndicats et de la Comintern.
Effaré par la tournure des événements[77], Boukharine essaie d’obtenir le soutien ou la neutralité de ses anciens adversaires. Il prend des contacts avec le groupe Zinoviev-Kamenev et cherche à joindre Trotsky. Une rencontre discrète avec Kamenev, à son domicile, le , est particulièrement importante. Kamenev prend la mesure de l’inquiétude de son visiteur et de la peur que lui inspire Staline, ce « Genghis Khan » qui « ne craint pas de trancher les gorges » et qui « conduit le pays à la famine et à la ruine ». Boukharine hésite encore à rendre la discorde publique et il donne à Kamenev l’impression d’être « un homme qui se sait condamné ». Boukharine ne tire aucun avantage de ces démarches interdites par la discipline du parti. Les trotskistes exilés en Sibérie n’envisagent pas de rallier le camp de Staline, mais ils excluent catégoriquement de se joindre à Boukharine. Ils font cependant circuler le mémorandum établi par Kamenev dans le Bulletin de l’opposition, si bien qu’il est publié à Paris, en , par un journal menchevik. Cette révélation d’une activité fractionnelle du chef de la droite arrive alors que Boukharine s’est enfin décidé à intervenir sur le fond du débat (sans nommer son adversaire réel) en publiant quelques articles et elle donne à Staline une occasion de l’accuser pour un motif disciplinaire.
Le débat final, très vif, est tranché en avril par un Plenum du Comité central, mais dans le secret le plus complet. Les textes des vaincus ne seront pas publiés. Les décisions prises sont même cachées à la XVIe Conférence du Parti, réunie fin avril. Staline lancera d’abord ses « brigades théoriques » dans une campagne virulente contre la « déviation de droite » pour annoncer petit à petit son exclusion des syndicats, de l’Internationale, de la presse, etc. Le , Boukharine est enfin démis officiellement du Bureau politique.
Boukharine, qui ne peut rien dire publiquement pour se défendre, est contraint de signer avec Rykov et Tomsky une déclaration de soumission datée du . Un an plus tard, il signe une nouvelle déclaration personnelle[78]. La « droite » est ainsi éliminée, aussi bien dans le Parti communiste d’Union soviétique que dans l’Internationale. Les partisans de Boukharine (l’Américain Lovestone, les Allemands Brandler et Thalheimer, etc.) sont exclus ou quittent le Comintern. Ils tentent un moment de former une alliance internationale, une Opposition Communiste Internationale (les trotskistes de l’Opposition de Gauche la désigneront toujours comme l’Opposition de Droite).
Staline dispose maintenant d’une autorité sans égale dans la direction du Parti (en , par exemple, Syrtsov et Lominadzé veulent corriger la politique de collectivisation et ils sont aussitôt punis). Cependant, vers 1932-1933, il y a des signes que des modérés parmi les partisans de Staline songent à mettre fin à la terreur officielle et à apporter un changement général de politique, maintenant que la collectivisation de masse est largement réalisée et que le pire est passé. Ils protègent Boukharine, directement, en lui offrant des emplois de directeur de recherche au Conseil économique suprême, puis au Commissariat à l’industrie lourde[79], et indirectement, lorsqu’un groupe de ses anciens partisans, autour de Martemyan Rioutine, rédige et fait circuler clandestinement une plate-forme anti-stalinienne.
Staline, « le mauvais génie de la révolution russe » selon Rioutine, réagit en voulant appliquer la peine de mort à tous ces comploteurs, malgré la recommandation de Lénine, suivie jusqu’ici[80], de ne pas faire couler le sang entre les membres du Parti. Les modérés de la direction du Parti refusent d’aller aussi loin et limitent à un minimum le nombre des victimes emprisonnées ou exclues. Plus important encore : Sergueï Kirov, le dirigeant du Parti à Leningrad, apparaît de plus en plus comme le chef populaire des modérés. Kirov lui-même est totalement loyal envers Staline, mais il est favorable à un relâchement général de la tension et à une réconciliation avec les anciens opposants. Au Congrès du Parti en 1934, Kirov est le candidat au Comité central le mieux élu avec seulement trois votes négatifs, alors que Staline en enregistre deux cent quatre-vingt-douze.
C’est dans ce contexte d’une courte période de dégel qu’en 1934-1936 Boukharine est politiquement réhabilité. Il a préalablement reconnu une fois de plus ses « fautes » en . Il y a mis plus de bonne volonté, parce qu’il pense qu’il faut resserrer les rangs face aux famines et aux révoltes qui ravagent les campagnes russes et aussi face à l’arrivée d’Hitler au pouvoir en Allemagne. La direction lui confie en 1934, après le Congrès, le poste de rédacteur en chef du journal quotidien du gouvernement, Izvestia.
Dans ses nombreux articles, conformes aux règles journalistiques de cette époque du culte de Staline, il met plus particulièrement l’accent sur les dangers des régimes fascistes en Europe et développe ses idées sur « l’humanisme prolétarien ». Il est aussi nommé à la commission qui prépare le texte de la Constitution soviétique de 1936, un texte qui promet les libertés de parole, de la presse, de réunion, de religion, et le respect de la sphère privée de la personne, de son domicile et de sa correspondance. Boukharine renforce autant que possible le camp des modérés et ceux-ci lui rendent un peu d’influence politique.
Mais l’esprit de modération est bien menacé depuis que Kirov a été assassiné à Leningrad en . Ce crime, dont sont accusés les membres de l'Opposition Ouvrière, profite à Staline pour déclencher le processus de la « Grande Purge » par laquelle il fera éliminer toutes les oppositions à sa ligne politique, par le biais de milliers d’exécutions. Après le meurtre de Kirov, le NKVD travaille à la mise en accusation successive de groupes toujours plus nombreux d’anciens opposants, en commençant par le groupe de Zinoviev et Kamenev. Il leur impute rituellement une participation à l’assassinat de Kirov et y ajoute d’autres actes de trahison, de terrorisme, de sabotage et d’espionnage.
Peu avant que la purge ne s’accélère, Staline envoie Boukharine à Paris pour y négocier l’achat d’archives de Marx et Engels appartenant au Parti social-démocrate allemand (SPD), qui a pu les faire sortir d’Allemagne après l’arrivée au pouvoir des nazis. Après un périple européen (Prague, Vienne, Copenhague, Amsterdam), Boukharine est à Paris pendant six semaines (mars-). En marge de ses rencontres avec Boris Nicolaevski, un vieux menchevik qui représente le SPD, il fait une conférence à la salle de la Mutualité sur Les Problèmes fondamentaux de la culture contemporaine () et sa jeune épouse[81], Anna Mikhaïlovna Larina, vingt-deux ans, enceinte de huit mois, le rejoint le .
Les témoignages sur ce séjour sont contradictoires. Les premiers qui ont été reçus par les historiens sont moins fiables qu’on l’a d’abord cru. Nicolaevski, à la fin des années 1950 et au début des années 1960[82], a raconté longuement ses rencontres avec Boukharine. Selon Nicolaevski, Boukharine profite de son séjour à Paris pour confier ce qu’il pense réellement de Staline et de sa politique à des personnes qu’il connaît de longue date (Fedor I. Dan) ou qui sont des parents de ses amis (Nicolaevski est le frère d’un beau-frère de Rykov). Il leur parle par exemple de la « déshumanisation » des membres du Parti qui ont pris part à la campagne de collectivisation et à ses massacres et qui, « pour ne pas devenir fous, ont accepté la terreur comme une méthode administrative normale ».
Il dit encore beaucoup d’autres choses, sur les dirigeants du Parti, sur l’affaire Rioutine ou sur Kirov, que Nicolaevski utilise pour rédiger une Lettre d’un vieux bolchevik, publiée à partir de par Le Messager socialiste, la revue menchevik parisienne qui avait déjà révélé en 1929 la rencontre de Boukharine et Kamenev. Ce document anonyme a immédiatement été beaucoup utilisé pour comprendre ce qui se passait en URSS et Stephen Cohen s’est appuyé sur le témoignage de Nicolaevski pour rédiger sa biographie de Boukharine (parue en 1971). Mais Nicolaevski ignorait encore au début des années 1960 qu’Anna Mikhaïlovna Larina avait survécu à Staline.
Lorsqu’elle a pris connaissance de ces récits, elle a eu le sentiment que Nicolaevski avait tout inventé et réécrit l’histoire comme s’il n’avait pas été, en réalité, un adversaire de Boukharine. Selon Anna Larina, son mari lui dit avant de partir à Paris et lui redit quand elle le rejoint qu’il ne peut pas envisager de parler sans témoin avec ceux qui ont édité le mémorandum de Kamenev. Elle ne l’entend faire aucune confidence, même à une vieille amie de la famille Larine qu’elle rencontre avec lui. Elle note que Nicolaevski raconte comment Boukharine lui a parlé plusieurs fois d’un voyage dans le Pamir, alors, nous dit-elle, qu’il n’est allé dans ces montagnes que quatre mois plus tard.
Anna Larina, quand elle rédige ses mémoires[83], n’est pas loin de penser que la Lettre de Nicolaevski a été publiée pour nuire à Boukharine qui était alors l’objet d’une enquête du NKVD (et elle a, en effet, été utilisée pour le procès). Anna Larina conclut que ce voyage n’est qu’une provocation de la machine infernale stalinienne, dont le but est de rendre crédible les accusations d’espionnage et de trahison qui sont en préparation. Reste le témoignage d’André Malraux, qui organise la conférence du et révise la traduction du texte imprimé. Il se souvient, trente-cinq ans plus tard, d’un Boukharine se promenant place de l'Odéon, distrait, et disant, en passant, « Maintenant, il va me tuer »[84].
Boukharine, même lorsque sa femme le rejoint à Paris, n’envisage pas d’émigrer parce qu’il ne « prévoit pas sa perte »[85] et parce qu’il n’est plus un « opposant ». Quand il parle devant sa femme, il reconnaît invariablement que Staline a gagné, il vante les réalisations de l’industrie lourde soviétique[86], etc. Il se surveille lui-même et il sait bien qu’on le surveille. Mais Boukharine a toujours le souci de protéger les siens. On ne peut pas exclure complètement qu’il se cache aussi de sa femme, pour ne pas la compromettre. Les critiques et les doutes d’Anna Larina mettent en lumière les reconstructions laborieuses des témoignages de Nicolaevski ou de Dan.
Boukharine est en voyage dans le Pamir quand s’ouvre le procès de Zinoviev et Kamenev, entourés de quelques vieux bolcheviks de l’ancienne Opposition de gauche. D’ jusqu’au , Boukharine est soumis à une première arrestation avec l’ouverture d’une instruction par la Procurature de l’URSS : il est coupé de presque toutes ses relations, toutes ses activités sont suspendues, il est confronté à une série de faux témoins et il comparait devant Staline ou Kaganovitch qui font alterner le chaud et le froid.
Boukharine veut « tenir bon »[87], mais il est désespéré. Il décide finalement d’engager une grève de la faim, et il interpelle ses tourmenteurs du Comité Central : « Je ne peux pas me tuer d’une balle de revolver, parce qu’on dira que je me suis suicidé pour nuire au Parti ; par contre si je meurs pour ainsi dire de maladie, que perdez-vous ?… Mais dites-moi ce que vous perdez. Si je suis un saboteur, un fils de chienne, etc., à quoi bon me plaindre ? ». Comme il se heurte à un mur de haine et de ricanements, il s’écrie : « Mais comprenez qu’il m’est difficile de vivre ! »[88]. Il ne défend pas une politique comme en 1929, mais sa dignité d’homme qui n’a pas trahi, qui ne veut rien faire qui puisse nuire politiquement à son Parti et pour qui il est maintenant « impossible de vivre ». « Certes, si je ne suis pas un homme, alors il n’y a rien à comprendre »[89].
Boukharine fait ses adieux à sa famille. Il cherche pendant les treize mois suivants, enfermé à la Loubianka, comment répondre comme un homme aux questions qu’il inscrit, dès le début de son emprisonnement, sur un morceau de papier : « (c) Si tu meurs, qu’emportes-tu avec toi ? Au nom de quoi ? Spécialement à l’étape actuelle (d) Si tu vis – comment vivre et pourquoi ? (e) Tout ce qui est personnel est en train d’être écarté (f) Dans les deux cas il n’y a qu’une seule conclusion »[90]. Il redit ces questions dans sa dernière déclaration du procès et dit quelle est cette conclusion. Les « faits positifs qui resplendissent en Union soviétique » l’ont « désarmé définitivement », il peut mourir au nom de l’URSS, comme il pourrait vivre pour elle.
Le procès spectacle dans lequel Boukharine joue le premier rôle entouré de vingt autres accusés, dont Rykov et l’ancien chef de la police Guenrikh Iagoda, est longuement préparé pour être le sommet de la série commencée avec les zinovievistes et poursuivie avec Radek, Gueorgui Piatakov et quelques anciens trotskistes. Le procès du « bloc des droitiers et des trotskistes » doit démontrer que tous les « vieux bolcheviks » qui s’étaient si peu que ce soit opposés à Staline avaient comploté dès 1918 pour assassiner Lénine et Staline ; qu’ils avaient tué Kirov, empoisonné Maxime Gorki, et qu’ils étaient des espions de toutes les puissances étrangères pour le compte desquelles ils s’apprêtaient à dépecer l’URSS et à partager ses territoires entre l’Allemagne, le Japon et la Grande-Bretagne.
L’absurdité des accusations et l’invraisemblance des aveux de tous ces vieux révolutionnaires n’empêchent pas cette opération de réussir jusqu’à un certain point. Pour quelques communistes et anciens communistes américains ou européens (Bertram Wolfe, Jay Lovestone, Arthur Koestler, Heinrich Brandler ou Charles Rappoport), le procès de Boukharine provoque leur rupture définitive avec le communisme et même, pour les trois premiers, leur conversion à un anti-communisme fervent. Une petite partie des observateurs de la presse comprend aussitôt que tout ici est mensonge, mais sur les masses soviétiques et sur une bonne part de l’opinion publique dans le reste du monde, le spectacle mis en scène atteint son but : anéantir les accusés et les faire sortir de l’histoire comme des criminels qu’il faut oublier pour toujours. La clé de la réussite relative de cette imposture est que l’accusation est portée par les accusés eux-mêmes. Et Boukharine s’est prêté à cette mise en scène.
Anastase Mikoyan et Molotov ont affirmé, longtemps après, que Boukharine n’avait jamais été torturé. Les documents disponibles sur son séjour en prison ne donnent pas d’indication de torture allant au-delà de conditions d’enfermement extrêmement dures. Mais Boukharine se plaint de souffrir d’hallucinations et il craint évidemment tout ce qui peut menacer ses proches. Il résiste trois mois aux enquêteurs, puis, à partir de , il rédige avec eux, en plusieurs étapes, des aveux qu’il s’efforce encore de limiter mais qu’il promet de ne pas retirer publiquement[91]. Cependant, comme il présente lui-même sa défense, il a une « tactique » (qui met en rage le procureur Vychinski) : il reconnaît la « somme totale de ses crimes » et sa responsabilité pour tout ce qui est imputé au « bloc des droitiers et des trotskistes », mais il nie avoir eu connaissance de la plupart des « crimes » particuliers. Il refuse aussi d’avouer à l’audience sa participation à de prétendus complots contre Lénine, et d’autres affaires d’espionnage, qui n’étaient pas inscrites dans l’instruction.
De ce fait, il donne aux observateurs quelques exemples de l’incohérence de l’ensemble du procès[92]. Boukharine, consciemment, laisse des indices pour ceux qui voudraient la vérité, et, pour ceux qui n’auraient pas encore compris, il dit, tout à la fin de sa dernière déclaration, que pour aboutir à leur condamnation par le tribunal, « les aveux des accusés ne sont pas obligatoires. L’aveu des accusés est un principe juridique moyenâgeux »[93]. Le procès qui s’achève étant entièrement basé sur un tissage d’aveux et de dénonciations de repentis, il repose donc sur peu de chose, mais ces aveux, dit-il, sont importants car ils signifient ce que Boukharine appelle : « la défaite intérieure des forces de la contre-révolution ». Cela sonne bien comme une déclaration de renoncement, d’autant plus forte qu’il ajoute : « il faut être Trotsky pour ne pas désarmer », et qu’il le dénonce immédiatement – c’est la seule dénonciation apparente de ce dernier discours – comme « le principal moteur du mouvement », celui qui a été à la source des « positions les plus violentes ». Il fait lors de ce procès des déclarations contradictoires.
L’étude des documents qui ont petit à petit revu le jour (message verbal transmis par sa femme, manuscrits, lettres, bouts de papier, etc.) ne réduit pas l’impression d’ambivalence que donne le comportement de Boukharine. Elle dessine les traits d’un homme qui a peur et qui souffre (moins pour lui-même que pour ses proches). Il a un sentiment de culpabilité qui affleure toujours et qui ne s’atténue que lorsqu’il exprime sa foi dans l’idéal du socialisme. Pendant les trois premiers mois à la Loubianka, il résiste aux enquêteurs en même temps qu’il écrit recto verso, sans aucune rature, seize folios constituant les douze chapitres d’un livre, Le Socialisme et sa culture. Ce livre, qui n’a été lu que par Staline jusqu’en 1992, semble être une tentative pour influencer le développement du socialisme soviétique (par le truchement de son chef) en direction d’une utopie où se réaliseraient quelques-unes des espérances des socialistes. Boukharine écrira ensuite quarante chapitres d’Arabesques philosophiques, où il fait le tour de la philosophie pour prouver enfin à Lénine qu’il a étudié la dialectique.
Boukharine s’apaise plus lorsqu’il écrit des poèmes (il y en a 173) et un roman autobiographique, Vremena (Comment tout a commencé) qui restera inachevé. Il envoie une lettre à Staline le . Cette lettre contient des idées incohérentes sur ce qu’il ferait s’il vivait et des aveux sur ce qu’il regrette vraiment (la rencontre avec Kamenev en 1928) ou sur sa préférence pour une exécution par une injection de morphine. Le message qu’il a fait apprendre par cœur à Anna, en , est une adresse À la génération future des dirigeants du parti. Il y dit avec beaucoup de lucidité ce qu’est « la machine infernale » qui le tue et il rejette toutes les accusations dont on l’accable, mais le message, destiné à une génération qui devra « dénouer l’incroyable écheveau de crimes » qui « étouffe le Parti », ne donne aucune indication politique particulière : son auteur, « depuis sept ans », n’avait « plus l’ombre d’un désaccord avec le Parti » et il ne présente qu’une seule requête : la réhabilitation de sa mémoire et sa réintégration posthume dans le Parti. « Ne me jugez pas plus sévèrement que Vladimir Ilitch ne l’a fait », voilà une phrase qui exprime de quelle manière Boukharine reste jusqu’au bout en quelque sorte enfermé dans l’expérience humaine de la révolution qu’il a faite « avec » et « contre » Lénine.
Romain Rolland, juste après l’arrestation de Boukharine, écrit à Staline un appel à la clémence : « Une intelligence de l’ordre de celle de Boukharine est une richesse pour son pays ; (…) Depuis un siècle et demi que le Tribunal révolutionnaire de Paris condamna à mort le génial chimiste Lavoisier, nous avons toujours en France, nous les plus ardents Révolutionnaires, les plus fidèles au souvenir de Robespierre et du grand Comité du salut public, un amer regret et un remords de cette exécution ». Et il ajoute : « Au nom de Gorki, je vous demande sa grâce. Quelque coupable qu’il ait pu être, un tel homme n’est pas de l’espèce de ceux du procès précédent »[94]. Staline lit la lettre et griffonne : « On ne doit pas répondre ». L’exécution de Boukharine est annoncée le , mais la nouvelle de sa mort est éclipsée par l’entrée des nazis en Autriche (l’Anschluss), qui a lieu le même jour.
« Koba, quel besoin as-tu de ma vie? ». Boukharine, disait-on en URSS, dans les années 1980[95], avait écrit ces mots avec son sang sur le mur de sa cellule (Koba était le nom utilisé dans la clandestinité par Staline à l'époque où Boukharine l’avait connu et aidé, en 1913). Selon une autre légende, la question était inscrite sur un billet que Staline conserva sur son bureau jusqu’à sa mort en 1953[96]. Staline, en 1935, portait ainsi un toast à Boukharine devant une assemblée d’officiers : « Tout le monde l’aime ici, tout le monde le connaît. Mais celui qui se risquera à remuer le passé, gare à lui ! »[97]. Anna Larina elle-même peut en témoigner : Staline a aimé Boukharine, qui a été longtemps très proche de lui et de sa famille. Pour obtenir qu’il joue son rôle, Koba ne s’est pas contenté d’autoriser Boukharine à écrire, il lui a sans doute promis d’épargner les siens.
Ivan, son père, est mort en 1940. Staline lui a fait d'abord supprimer sa pension, mais il est mort avant d'avoir été inquiété autrement. Anna Larina a été exilée peu après l'arrestation de son mari, puis arrêtée. Elle a passé près de 20 ans de sa vie dans les prisons internes du NKVD, les isolateurs politiques, les camps et la relégation. Son fils, nommé Iouri Larine, âgé alors de moins de 2 ans, a été envoyé par le NKVD en orphelinat sous un pseudonyme, Gusman, le nom de sa tante maternelle. Il a retrouvé sa mère en 1956 seulement. Svetlana, sa fille née en 1924, n’a pas échappé aux camps (elle est arrêtée en 1949). Vladimir, le frère de Boukharine, a passé dix-huit ans dans les camps et en exil, et il a vécu jusqu’à quatre-vingt-neuf ans. Par contre, sa cousine et première épouse, Nadejda Loukina et son cousin ont été fusillés. Certains se sont demandé si ce destin relativement clément pour une famille « d’ennemis du peuple » n'était pas dû à la sollicitude de Béria, qui aurait veillé à leur survie[98].
Le Parti a très longtemps déçu l’espérance de réhabilitation de Boukharine. Ni la mort de Staline, ni la première dénonciation du culte de la personnalité, ni sa seconde dénonciation et encore moins la chute de Khrouchtchev, n’ont été l’occasion de réhabiliter Boukharine. Il a fallu attendre la fin de la période Gorbatchev pour que Boukharine obtienne satisfaction : être réintégré (à titre posthume, il aurait eu cent ans…) dans le Parti.
Simon Sebag Montefiore le décrit doté d’une barbe rousse et d’yeux pétillants, « peintre, poète et philosophe […] un charmeur, le farfadet des bolcheviks […] l’ami le plus intime de Staline et de Nadia »[99]. « Boukhartchik » était d’ailleurs très proche de Nadia, avec qui il se promenait souvent en compagnie de ses renards apprivoisés[100].
De Boukharine, les acteurs politiques qui l’ont connu ont dit beaucoup de choses négatives ou faussement positives : il manque de « fermeté intérieure » (Lukacs), il est une « cire molle » (Kamenev), il n’est que le « médium » de l’autorité d’un maître (Trotsky). Il a été qualifié de « brave », incapable de « mettre du venin dans ses attaques » (Lénine). Il incarnerait ce que Stephen Cohen propose d’appeler le « bon bolchevik », ce qui n'est pas vraiment un compliment. D'un caractère aimable, il est cependant apprécié sur le plan humain par tous ses camarades bolcheviks, Staline le premier, et il est souvent considéré comme le meilleur théoricien du Parti.
Selon le « testament » de Lénine du , Boukharine est « un théoricien des plus marquants et de très haute valeur », mais « ses vues théoriques ne peuvent qu’avec la plus grande réserve être tenues pour pleinement marxistes ». Il y a « quelque chose de scolastique » chez lui, car « il n’a jamais étudié et, je le présume, il n’a jamais compris entièrement la dialectique »[101]. Ces propositions n’ont de sens que s’il n’y a aucun « bon » théoricien dans le Parti. Lénine le pense peut-être, car aucun de ses « héritiers » désignés dans le « testament » n’est épargné. Ils ont tous un défaut majeur et, au fond, il les récuse tous.
Le sens de ce fameux « testament », que tout le monde citait et qui n’était jamais publié, est plutôt d’intervenir au point de départ de la compétition entre les héritiers en chargeant chacun de son handicap. Faut-il accorder de l’importance au fait que Lénine n’évoque pas du tout le défaut « politique » majeur du benjamin du Bureau politique ? Il ne dit rien des « erreurs » qui l’ont précipité dans l’opposition en 1918, alors qu’il assomme Zinoviev et Kamenev pour leur attitude à la veille d’ et qu’il reproche allusivement à Trotsky les débats de 1921, au moment où éclate la crise de l’après-guerre civile (Staline, lui, a de très graves défauts de caractère).
Peut-être Lénine ne voyait-il en Boukharine qu’un théoricien et peut-être pensait-il que son rayonnement dans le Parti, dont il était « légitimement » le « favori », ne tenait qu’à cette qualité particulière qui avait pu s’épanouir dans le « travail idéologique » de la presse et de l’édition. « Le théoricien de très haute valeur » du parti était certainement un « spécialiste » des idées, mais aussi un chef de file politique, qui avait une image politique auprès de ses pairs et rivaux. Cette image était plutôt paradoxale. La principale qualité politique que lui trouve son ami non boukhariniste le plus fidèle, Sergo Ordjonikidzé, est, dit-il, un « trait de caractère admirable » : il a « le courage, non seulement d’exprimer ses idées mais aussi de reconnaître publiquement ses erreurs, lorsqu’il en prend conscience ». « Cette magnifique qualité », si « nos » dirigeants la possédaient, rendrait plus facile la résolution des litiges, déclare ainsi Sergo devant le XIVe Congrès du Parti, en 1925[102]. Boukharine lui-même a dit à un ami qu’il avait été, dans sa jeunesse, le pire des « organisateurs » du Parti. Il n’était certainement pas un grand stratège et ses fausses manœuvres ont été multiples.
La question de savoir s’il existe une position politique propre à Boukharine, et s’il s’agit d’un apport digne d’intérêt à l’histoire mondiale du socialisme ne peut être envisagée que parce que Boukharine a une œuvre intellectuelle, et c’est dans cette œuvre qu’il survit. Mais la méconnaissance de l’œuvre de Boukharine est une des grandes réussites du stalinisme. Rien n’est remonté à la surface avant les années 1960 et 1970, et sa lecture a d’abord été complètement brouillée par les stéréotypes répandus partout pour le calomnier. Une vue d’ensemble sur l’œuvre de Boukharine, de 1912 à 1938 (ou 2009, date de publication de l’ensemble de ses poèmes écrits en prison) est proposée dans les lignes à suivre.
L’axe principal de son travail est la théorie économique du capitalisme moderne (de son temps) qu’il analyse comme un « capitalisme d’État », c’est-à-dire un capitalisme dont l’État a pris le contrôle en organisant la production, et qui peut éliminer les crises du marché. Cette conception du capitalisme moderne est constante de 1914 à 1929. Elle sous-tend l’explication de l’impérialisme et de la guerre (par la concurrence dans l’économie mondiale entre les « trusts capitalistes d’État »), l’analyse économique de la crise révolutionnaire (la désagrégation des structures du capitalisme d’État au cours de la « crise » qu’est la guerre), la première théorie de la transition (le socialisme est, économiquement, une reconstruction et une nouvelle combinaison des structures du capitalisme d’État) et la seconde version de la théorie de la transition (la construction du socialisme s’appuie sur la rationalité supérieure des grandes entreprises monopolistes contrôlées par l’État ; de même que leur développement a conduit le capitalisme jusqu’au capitalisme d’État, sous la dictature du prolétariat il conduira au socialisme).
En 1929, cependant, Boukharine découvre (en apparence dans la littérature économique) que les grandes entreprises monopolistes peuvent être irrationnelles, contre-productives et régressives. Il n’en tire aucune conclusion explicite, mais il s’agit objectivement d’une remise en question de toute la base de son raisonnement. Les outils théoriques dont Boukharine se sert pour étudier l’économie sont tirés d’une connaissance profonde et fine du Capital et des Théories sur la plus-value de Marx, enrichie par les travaux des austro-marxistes (Hilferding, Bauer) et ceux des meilleurs auteurs « bourgeois » (surtout les marginalistes et l’école historique allemande, Sombart par exemple). Les ouvrages les plus importants de la veine économique de Boukharine sont au nombre de six ou sept : L’Économie politique du rentier (1914), L’Économie mondiale et l’impérialisme (1915-1916), Vers une théorie de l’État impérialiste (1916), Economique de la période de transition (1920), L’Impérialisme et l’accumulation du capital (1924-1925), La Théorie du désordre économique organisé (1929) et on peut y ajouter L’Enseignement de Marx et son importance historique (1933), mais il s’agit d’une synthèse où il réussit à préserver l’essentiel des apports de Marx en effaçant toute trace de ses propres travaux sociologiques et économiques pour introduire quelques-uns des dogmes estampillés par le Maître.
Le deuxième axe, probablement constamment présent dans son esprit, est son projet d’établir philosophiquement et scientifiquement une conception marxiste de la sociologie, dont il donne un exposé longuement développé dans La théorie du matérialisme historique, manuel populaire de sociologie marxiste (1921). Il s’agit d’une synthèse extrêmement ambitieuse visant une sorte de théorie générale de la société. L’idée la plus originale, pour aller à l’essentiel, est que le capitalisme, l’une des formes historiques de la société humaine, peut être défini comme un système de rapports sociaux dont les uns, ceux qui séparent les sujets économiques, sont des rapports « marchands » portés par la classe dominante, tandis que les autres, ceux qui réunissent les sujets et les font coopérer, sont des rapports « non marchands » portés par la classe dominée. Il y a donc, à l’arrière plan du conflit entre les bourgeois et les prolétaires, un conflit entre ces deux types de rapports sociaux (c’est une manière d’exprimer l’idée que le communisme est déjà inscrit dans les structures mêmes du capitalisme et que le développement de cette opposition prend la forme d’un conflit entre le « marché » et « l’organisation »).
La critique marxiste de l’économie politique, comme l’économie politique elle-même, considère exclusivement les rapports de production marchands et ne donne que les lois économiques du capitalisme. Les lois du changement social (i. e., la théorie du matérialisme historique) dépendent des évolutions et des contradictions des rapports « marchands » et « non marchands ». Dans cette optique, les rapports sociaux non marchands (les rapports d’organisation) jouent un rôle crucial pour le progrès des forces productives, dans le capitalisme comme dans la transition vers le socialisme. L’organisation tend vers la rationalisation de la production en même temps qu’elle la socialise. Un sujet économique plus « organisé » est plus « rationnel » et plus productif, donc plus compétitif qu’un autre sujet moins « organisé », etc. La recherche que propose Boukharine part ainsi dans des directions novatrices et se poursuit en examinant surtout les relations qu’entretiennent les infra-structures et les super-structures (y compris les arts). Toutes ces idées nouvelles méritent la discussion (Lukacs et Gramsci ont critiqué le livre) mais sa démarche l’amène à tenir compte, dans toute son œuvre, de « l’organisation » et des « organisateurs », à s’intéresser au rôle des « cadres » dans le capitalisme moderne qui est déjà largement « organisé », et enfin à identifier, dès 1921, le risque que les « organisateurs » de la transition au socialisme (les membres du parti qui exerce la dictature du prolétariat) se développent en une nouvelle classe dominante.
À l’intersection des deux axes de sa pensée, Boukharine aborde les problèmes politiques plus concrets en essayant toujours de réfléchir. On ne peut pas dire, naturellement, que c’est toujours une démarche rationnelle qui le détermine, mais ses contributions aux décisions de politique économique sont argumentées. Dans les débats des années 1920 sur la construction du socialisme ou sur la politique de l’Internationale, il présente ses idées et il discute celles des autres. Jusqu’à sa chute du sommet du pouvoir, son œuvre théorique et ses travaux politiques, en particulier ses brochures de popularisation du programme du communisme, sont intellectuellement cohérents même s’il expose souvent des thèses qui ne sont pas exactement les siennes mais celles qui ont été adoptées par le Parti.
Dans cette catégorie, les œuvres principales sont L’ABC du communisme (1919), les divers Projet de programme de l’internationale communiste (1922, 1924 et 1928), Révolution prolétarienne et culture (1923), Lénine marxiste (1924), les articles critiques de la « plate-forme économique de l’opposition » (1925), Le Chemin du socialisme et le bloc ouvrier et paysans (1925), les articles du débat avec Staline : Remarques d’un économiste (1928), Le Testament politique de Lénine (1929). Les choses changent dans les années 1930 dans la mesure où une forte censure, encore plus fortement intériorisée, contraint l’expression de la moindre idée. Jusqu’à son emprisonnement Boukharine est réduit à une activité discrète. S’il dit un mot de trop, il est immédiatement rappelé à l’ordre. En prison, par contre, l’autorisation d’écrire semble l’avoir engagé dans une œuvre nouvelle. Il ne choisit pas un thème économique, mais la philosophie et la sociologie.
Boukharine a dessiné des caricatures, qu’il agrémentait de phallus exubérants ou d’uniformes tsaristes[103]. Ceux à qui il les donnait les ont souvent conservées (en particulier Vorochilov), ce qui a permis leur publication[104].
Mais Boukharine a aussi peint. Constantin Yuon lui a dit une fois : « Oubliez la politique. Vous n’avez pas d’avenir en politique. Peindre est votre vraie vocation »[105]. Les tableaux de Boukharine n’ont pas bien résisté à la répression stalinienne. Une dizaine seulement ont été retrouvés.
Principaux titres en français :
Boukharine a écrit sur beaucoup d’autres choses encore, y compris sur la littérature et sur les arts. Lui-même s’est maintenu en vie en prison en écrivant un roman sur son enfance et un cycle de poèmes sur la transformation du monde.
Les manuscrits de la prison ont été traduits en anglais :
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