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L’apatheia est un terme du vocabulaire de l’ascétisme et de la mystique. Souvent traduit par « impassibilité », il signifie littéralement « absence de passions » et « tranquillité de l’âme » parvenue au détachement parfait ou même à l’« impeccabilité »[1].
Le terme est composé d’un alpha privatif et d’un dérivé de pathos, « ce qu’on éprouve, ce qu’on subit » (de même racine que le latin pati, "subir, souffrir", dont dérive passio "la passion").
Ce terme, par un glissement sémantique, a donné le mot « apathie » aujourd’hui.
Évagre le Pontique, père du désert égyptien, l'a intégrée dans sa doctrine ascétique ; il est considéré, sinon tout à fait comme le concepteur de cette notion, du moins comme son auteur principal. Il ne fait que reprendre, après Clément d'Alexandrie ou Origène aux IIe et IIIe siècles, une notion connue du monde chrétien d’alors, mais il a le mérite de mettre par écrit ce qu’il entend par cette apatheia et les moyens par lesquels il conseille d’y parvenir.
Une maxime de l’apatheia : « Commence par les petites choses : on renverse ton huile ? On vole ton vin ? Dis : c’est à ce prix que j’achète l’apathie, à ce prix l’ataraxie. »[2]
La notion d’apatheia a été précédée par celle d’ataraxia, que l’on trouve chez Démocrite au IVe siècle av. n. è., avec le sens de "tranquillité de l’âme". Cette notion est moins radicale que celle de l’apatheia.
Apatheia est un terme en usage dans la philosophie grecque, autant chez les mégariques (IVe siècle av. J.-C.) et les stoïciens (IIIe siècle av. J.-C.), que chez les sceptiques. C’est l’état du sage qui méprise la douleur ou ne la ressent plus. Au IIe siècle de n. è., ce terme passe dans le vocabulaire populaire du fait de la grande diffusion du stoïcisme. On retrouve également la notion d’apatheia chez les Pères apologistes sans que toutefois ce mot, étranger au vocabulaire du Nouveau Testament, n’apparaisse dans leur discours.
Pour les stoïciens, la vie morale est une lutte entre la raison libre et les passions. Grâce à son libre arbitre, l’homme dompte ses instincts et ses passions et fait régner en lui la raison, synonyme de vertu. L’idéal du sage stoïcien est de devenir apathès, c’est-à-dire libéré des quatre passions fondamentales du système stoïcien : tristesse (lypè), désir (epithymia), crainte (phobos), plaisir (èdonè). L’apatheia stoïcienne est donc une tranquillité de l’âme parvenue au détachement.
Épictète (50-125), un des trois grands maîtres du stoïcisme avec Sénèque (-4-/+65) et Marc Aurèle (121-180) évoque la grandeur de vivre en accord avec la Nature. Cette « conformité à la Nature » se caractérise par un état de paix intérieure, synonyme d’apatheia. Cette paix intérieure sera recherchée par la délivrance de l’âme des passions qui l’assaillent.
Après les grands maîtres du stoïcisme, cette notion d’apatheia se retrouve chez un philosophe grec d’origine juive, Philon d'Alexandrie (13 av. J.-C. - 54 apr. J.-C.).
Plus tard, ce concept apparaît chez Plotin (205-270) : « Si l’on ne se détache pas de ces passions et de ces vanités, on restera vide de Dieu. »[3] Pour Épictète et Plotin, cet état d’apatheia, initialement à caractère profane, fait partie des attributs divins.
Le terme est étranger au vocabulaire du Nouveau Testament et à celui des Pères apologistes. Mais l’adjectif apathès se trouve deux fois chez Ignace, évêque d’Antioche. Ce grand mystique applique le qualificatif au Christ glorieux et dans un sens physique : « L’impassible (apathès) qui, pour nous, est devenu passible et a enduré toutes sortes de souffrances. »[4]
Parmi les Pères de l'Église du IIe siècle, Clément d'Alexandrie (150-211) décrit l’idéal de l’apatheia : l'homme « fait tous ses efforts pour être semblable au Maître au point de parvenir à une absence de passions (apatheia). »[5] Pour lui, l’apatheia est la marque de celui qui s’est totalement dominé, pour faire triompher en lui la raison, à l’image du Dieu impassible par nature[6]. Clément introduit donc dans sa doctrine ascétique, et particulièrement son concept d’apatheia, une grande innovation par rapport à l’apatheia stoïcienne : les notions d’absence de passions (apatheia), de connaissance (gnôsis) et de charité ou d’amour (agapè) sont interdépendantes.
Contrairement à son maître Clément d’Alexandrie, Origène (v. 185 - v. 254 ) est plus proche de la vie quotidienne, en présentant sa doctrine de l’apatheia comme un idéal que lui-même essaie de vivre. « Origène s’est proposé moins de faire la théorie de l’ascétisme que le portrait de l’ascète, portrait qu’il a voulu réaliser dans sa vie en même temps qu’il le peignait dans ses écrits. »[7]
La doctrine de l’apatheia en Occident est plus ou moins vouée à l’insuccès : les Romains, étant en général des moralistes avertis, pensent que la suppression totale des passions dans l’âme est impossible. Leur porte-parole au début du IVe siècle est Lactance, le « Cicéron chrétien » des humanistes. Pour lui, les passion sont la condition essentielle de la vie de l’âme ; en effet elles sont liées physiologiquement aux organes du corps, et les supprimer équivaudrait à une véritable castration[8]. Supprimer les passions est donc impossible, et les modérer s’avère insuffisant : il faut les dirige. Au livre VI de ses Institutions divines, Lactance déclare que les passions sont, comme le reste, l’œuvre de Dieu ; or comme il est admis que toutes les œuvres de Dieu sont bonnes, c’est l’homme qui seul corrompt ces passions.
Pallade emploie le terme d’apatheia dans des récits où ce mot est synonyme d’insensibilité ou d’indifférence. Cet emploi se retrouve chez un autre moine du désert, Apollo: « Que vous serve de preuve, disait-il, dans le progrès des vertus, le moment où vous aurez acquis l’insensibilité et l’absence de désirs. »[9]
C’est avec des Pères égyptiens, tels Macaire l'Égyptien et Didyme l'Aveugle, qu'on assiste à une modification sensible et progressive de cette conception stoïcienne de l’apatheia. Macaire était conscient que cet absolu n’était pas de ce monde, et déclarait n’avoir jamais rencontré un moine vraiment parfait « car le péché se cache toujours dans quelque coin de l’âme humaine. »[10]
Didyme l’Aveugle (313-398), un des chefs de l’École catéchétique d’Alexandrie au IVe siècle, prône une doctrine semblable à celle de l’apatheia. Dans son ouvrage Sur le Saint-Esprit[11], il décrit l’apatheia de l’âme juste qui consiste, non plus en une indifférence absolue, mais en une tranquillité de l’âme qui n’a plus à redouter les passions.
La notion d’apatheia chez Évagre le Pontique constitue le noyau de sa doctrine ascétique. Son examen et son analyse passe essentiellement par la lecture du Praktiké (Traité pratique ou le Moine), ouvrage qui aurait pu tout aussi bien s’intituler Peri apatheias, car le substantif apatheia y revient quinze fois, l’adverbe apathôs deux fois, et le qualificatif apathès une fois.
Selon lui, les passions sont liées à notre corps, et l’apatheia consistera, plutôt qu’à les supprimer, à ne pas les déclencher. Ceux qui les déclenchent , ce sont les démons ; l’ascèse consiste donc avant tout en une lutte contre euxs. Évagre emploie le terme logismoi (les démons) au sens de « mauvaises pensées ». « Les preuves de l’apatheia, nous les reconnaîtrons, de jour aux pensées, et de nuit aux rêves. »[12] L’anachorète a besoin de ces preuves (tekmeria), pour lui garantir et indiquer son progrès spirituel. Les rêves fournissent un excellent diagnostic sur le degré d’apatheia de l’âme. Cependant, Évagre s’attache davantage à décrire concrètement les premiers degrés de l’apatheia, plutôt qu’à en donner une définition théorique : « fausse apatheia » provoquée par les démons, « apatheia relative », « apatheia imparfaite », mais aussi « apatheia très profonde » ou « parfaite. »[13]
Pour Évagre la « partie passionnée » de l’âme a son rôle à jouer dans le maintien de l’apatheia, et de ce fait on constate, que pour lui, le rôle dévolu au corps charnel, dont dépendent ces deux parties de l’âme, occupe une large part de la Praktiké.
À la fin de l’âge patristique en Orient, l’apatheia est enseignée par tous les maîtres de la vie spirituelle :
Aujourd’hui, les notions d’Hesychia et de Nepsis, voisines de l’apatheia, sont d’actualité et seraient même empruntées par les courants New Age. Il existe cependant une certaine méfiance vis-à-vis du concept de « pureté » qui, compris comme l’abolition de tout désir, peut être décrié, comme contraire à l’épanouissement de la personne humaine cher à notre temps. Pourtant, dans le domaine de la psychothérapie ou de la psychanalyse, existent des notions susceptibles de se rapprocher de l’apatheia. Les méthodes qui évoquent la « catharsis », les psychothérapies de groupe, les psychodrames recherchent une purification de l’âme semblable à l'apatheia au sens moral ou psychologique, une libération de résidus affectifs, de « mémoires, de « passions » qui perturbent le jeu normal des structures inconscientes de la personnalité, qui l’empêchent de progresser, d’évoluer dans ses relations avec elle-même, par conséquent avec autrui et évidemment pour le croyant, avec son Dieu.
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