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Saint Louis Blues (connue aussi sous son titre abrégé St. Louis Blues) est une chanson composée par William Christopher Handy (1873-1958), publiée en 1914, enregistrée en 1916, et reprise un très grand nombre de fois. C'est une des premières chansons de blues dont la partition a été publiée.
Sortie | 1914 |
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Genre | blues |
Auteur | William Christopher Handy |
Compositeur | William Christopher Handy |
La version chantée par Bessie Smith en 1925 est considérée comme un « enregistrement classique du blues »[1]. La NARAS lui a décerné un Grammy Hall of Fame Award en 1993, et la Blues Foundation l'a intronisée au Blues Hall of Fame en 2019.
St. Louis Blues est devenue un standard de jazz popularisé notamment par Louis Armstrong. Armstrong l'a enregistrée plusieurs fois, et la NARAS a décerné à sa version de 1929 un Grammy Hall of Fame Award en 2008.
Plus de 1 800 versions enregistrées de St. Louis Blues sont recensées dans le seul domaine du jazz[2]. Parmi ces versions, quinze ont été classées dans les charts entre 1921 et 1953[3].
D'après l'ASCAP, il s'agit de « la chanson la plus enregistrée de la première moitié du XXe siècle »[4]. On va parfois jusqu'à dire qu'il s'agit de « la chanson la plus souvent enregistrée de tous les temps après Silent Night »[5]. C'est sans doute exagéré (St. Louis Blues n'est pas répertoriée dans le classement des dix premiers titres les plus repris au monde effectué par le magazine Rolling Stone). Mais cette exagération reste crédible, tant les traces de la chanson dans la culture populaire (dans d'autres chansons, dans des films, des bandes dessinées, et même dans le sport) sont nombreuses.
En 1903, W.C. Handy a quitté son poste de professeur de musique dans l'une des rares universités de l'Alabama alors ouverte aux Noirs, l'Alabama Agricultural and Mechanical University[6]. Il s'est installé à Clarksdale dans le Mississippi où il dirige un petit orchestre, les Knights of Pythias. Avec eux, il fait "la tournée des petites villes et communautés rurales"[7] du Delta, une des régions où le blues est apparu vers la fin du XIXe siècle. C'est à l'occasion de cette tournée qu'il découvre à la fois ce genre musical[8] et sa propre vocation de compositeur[9]. En 1909, Handy quitte la région du Delta pour s'installer un peu plus au Nord, à Memphis dans le Tennessee. Là, il publie les partitions des morceaux composés à partir des chansons qu'il a pu entendre.
Selon l'historien du blues Giles Oakley[10] :
« Handy se mit à orchestrer ces petits airs "locaux" et commença à se faire une réputation de compositeur et d'éditeur de blues fondée sur d'authentiques morceaux populaires. Sa place, dans l'histoire du blues, fut plutôt celle d'un vulgarisateur et d'un diffuseur que d'un joueur de blues. Le style de son orchestre resta trop guindé pour qu'on puisse vraiment le considérer comme authentique. Mais en donnant forme à cette musique qui surgissait de partout dans le Sud, incohérente et disparate, il l'aida à trouver une identité. En 1912, il fut la troisième personne en l'espace de quelques mois à publier un morceau sous le nom de blues, le célèbre "Memphis Blues" [...] Dans une certaine mesure, la publication [...] [de "Memphis Blues"] contribua à cristalliser cette musique dans une forme cohérente utilisant la structure à douze mesures, sous laquelle le blues est encore aujourd'hui le plus souvent connu. "St. Louis Blues", sans doute la composition la plus célèbre d'Handy, présente cette forme désormais classique aussi, où la phrase d'ouverture, phrase maîtresse, est répétée, puis suivie par une troisième qui rime et la commente : I hate to see de ev'nin' sun go down,/ Hate to see de ev'nin' sun go down,/ 'Cause ma baby, he done lef dis town. [Je déteste le soir, quand le soleil s'en va,/ Je déteste le soir, quand le soleil s'en va,/ Car mon amour s'en est allé, il a quitté la ville.] »
En 1912, quand il publie The Memphis Blues, Handy a codifié le blues sous la forme d'une structure en douze mesures. Mais c'est en 1914, avec St. Louis Blues, qu'il adapte cette structure à l'écriture des paroles ainsi qu'à la mélodie sur laquelle on doit les chanter. Les paroles se présentent en couplets de trois phrases, chacune de quatre mesures - la "phrase maîtresse" (A), sa reprise plus ou moins identique (A), et la phrase de commentaire (B). Depuis St. Louis Blues, on a tendance à réduire le blues à cette forme : "demandez à n'importe quel musicien de jazz ou de pop de jouer un blues, et c'est ce que vous obtiendrez - un blues en douze mesures (trois séquences de quatre mesures, du type AAB)."[11]
Malgré cette codification, St. Louis Blues n'est pas un blues typique.
Comme l'écrivent Hugues Panassié et Madeleine Gautier dans leur Dictionnaire du jazz[12],
« "St. Louis Blues" comprend trois thèmes destinés à apparaître dans l'ordre suivant : 1) un thème de blues de douze mesures tout à fait classique, destiné à être exécuté deux fois ; 2) un thème de seize mesures dans le mode mineur, [destiné également à être exécuté deux fois, et] généralement accompagné par un rythme sud-américain ; 3) un thème de blues, tout à fait différent du premier et par lequel on doit en principe terminer le morceau [...]. »
Seul le premier thème est structuré en trois séquences de quatre mesures. Bien qu'il s'agisse aussi d'un blues, le troisième thème n'est pas structuré ainsi. C'est une reprise du thème de The Jogo Blues, un morceau instrumental que Handy a publié en 1913[13].
Quant au second thème, ce n'est pas un thème de blues. La plupart des commentateurs s'accordent pour dire qu'il est écrit sur un rythme de habanera[13]. Certains d'entre eux affirment que Handy se serait familiarisé avec ce genre musical lors des concerts qu'il avait donnés à la Havane en 1892, lorsqu'il était membre des Mahara's Minstrels[13]. Si ces commentateurs ont raison, il ne s'agit pas d'un "rythme sud-américain" comme l'écrivent Panassié et Gautier, mais d'un rythme cubain. Pourtant, lorsqu'il évoque ce thème dans son autobiographie, Handy parle de tango et non de habanera[14], ce qui donnerait raison à Panassié et Gautier. Mais Handy associe explicitement habanera et tango[15] : "le rythme de la habanera, qui contient le rythme du tango", écrit-il dans son autobiographie ; "la habanera, mère du tango", écrivait Borges dans Histoire universelle de l'infamie[16][17][18].
La succession des trois thèmes est précédée par une introduction de neuf mesures. Elle n'a rien de blues, mais anticipe le second thème et doit être jouée sur le même rythme - habanera ou tango.
Certains ont pu reprocher à Handy sa codification du blues, trop rigide et réductrice selon eux[11] :
« tandis que beaucoup d'authentiques joueurs de blues s'en tiennent à ce modèle, à peu près autant d'autres jouent un nombre de mesures irrégulier et fantaisiste - huit mesures, onze mesures, douze mesures et demie - tout ce qui s'accorde à l'esprit du morceau. »
À l'inverse, d'autres comme T-Bone Walker ont pu lui reprocher de ne pas s'en tenir aux douze mesures, mais d'insérer une habanera au milieu d'un blues[19] :
« Vous savez, il n'y a qu'une sorte de blues. C'est le blues régulier de douze mesures, sur lesquelles on improvise. Il suffit d'écrire de nouvelles paroles ou d'improviser d'une nouvelle façon et on a un nouveau blues. Prenez un morceau comme "St. Louis Blues". C'est un très bel air et il a une résonance de blues, mais ce n'est pas un blues. »
Ces reproches permettent de comprendre pourquoi St. Louis Blues fait rarement partie du répertoire des musiciens de blues[11][20]. Il reste à comprendre pourquoi la chanson est devenue un standard de jazz.
St. Louis Blues est devenue un standard de jazz en raison des partis pris que les bluesmen peuvent reprocher à Handy.
D'abord la codification. Par sa rigueur, elle rend possible l'improvisation collective qui sera pratiquée dans le jazz[21] :
« La forme en douze mesures stricte [...] a été en quelque sorte entérinée par les petites formations de style New Orleans, pour des raisons évidentes : quand plusieurs instrumentistes improvisent ensemble, il est indispensable pour la cohésion métrique (mais aussi harmonique) de convenir d'une carrure qui devra être rigoureusement observée par chacun. C'est à cet apprentissage que les jazzmen classiques doivent de ne jamais faire des fautes de mesures, même dans les improvisations les plus échevelées. »
Ensuite, l'insertion de la habanera. Quand il compose St. Louis Blues, Handy cherche à dépasser le ragtime. Selon lui, le ragtime a sacrifié la mélodie à l'ivresse de la syncope. Aussi Handy se fixe-t-il comme but de concilier syncope et mélodie[22]. De là son recours au blues et à la habanera (ou, comme il l'écrit, au tango). Handy justifie également son choix du "tango" par des raisons rythmiques[23].
Dans les premières années du XXe siècle, d'autres musiciens cherchent également à dépasser le ragtime. Ces tentatives aboutiront au jazz à la fin des années 1910.
Jelly Roll Morton[24] est l'un de ces musiciens qui ne se satisfaisaient pas du ragtime. Il prétend qu'une composition doit nécessairement, pour relever du jazz, contenir une "nuance espagnole" (ou une "teinte espagnole"). À la Nouvelle Orléans, dit-il, on pouvait entendre à cette époque beaucoup de chansons espagnoles. Il donne comme exemple La paloma, une habanera[24][25][26]. Selon lui, c'est aussi sous l'influence de ces chansons que le jazz a pu se développer à la Nouvelle Orléans.
On peut donc affirmer, si Jelly Roll Morton a raison, que St. Louis Blues est aussi devenue un standard de jazz parce qu'elle contenait, sous la forme d'une habanera, cet "assaisonnement jazzistique essentiel" : la "teinte espagnole"[24].
À en croire Handy, c'est un souvenir qui est à l'origine des paroles de St. Louis Blues. En 1893, alors qu'il voyageait avec un quartet en quête de concerts, il échoua à Saint-Louis, dans le Missouri, où il fit l'expérience de la misère et de la faim[27]. Là, il vit un soir une femme dans une situation encore plus misérable que la sienne. Ivre, "trébuchant dans une rue mal éclairée, elle marmonnait en marchant : "Ma man's got a heart like a rock cast in de sea [Mon homme a le cœur comme une pierre jetée dans la mer]."[28]
Une vingtaine d'années plus tard, Handy écrit les paroles de St. Louis Blues en imaginant une situation à partir de cette phrase. La chanson est la plainte d'une femme : l'homme qu'elle aime l'a abandonnée, séduit par une femme habitant la ville de Saint-Louis[29][30].
Handy reprend la phrase entendue en 1893 presque telle quelle pour les paroles qu'on doit chanter lors de la première occurrence du troisième thème. Il la met en valeur en l'associant à une autre phrase, la seule dans laquelle le titre de la chanson apparaît : "Got de St. Louis blues, jes as blue as Ah can be./ Dat man got a heart lak a rock cast in the sea./ Or else he wouldn't have gone so far from me. [J'ai le cafard de Saint-Louis, ça peut pas être pire./ Cet homme a le cœur comme une pierre jetée dans la mer./ Sinon, il serait resté au lieu de partir si loin.]" La phrase est donc donnée comme une explication du titre de la chanson.
Dans son autobiographie, Handy met en rapport la détresse amoureuse qui s'exprime dans St. Louis Blues avec la misère sociale qu'il a lui-même vécue[31] :
« J'ai toujours eu le sentiment que ces jours de misère porteraient leur fruit. J'ai toujours supposé qu'une bonne part de ces temps difficiles s'était retrouvée dans la fabrication de "St. Louis Blues" quand, bien plus tard, la chanson sembla si facilement jaillir de nulle part, le temps d'une unique soirée passée à composer au piano. »
Handy a écrit d'autres passages à partir des souvenirs de ce qu'il a pu entendre, notamment lors de ses tournées dans le Delta. Par exemple, la première phrase de la chanson ("I hate to see de ev'nin' sun go down") pourrait bien être l'inversion de la première phrase d'un chant de travail chanté par les métayers du Mississippi : "But I'm glad to see the evenin' sun go down,/ So I can go back home and lay back down. [Mais je suis content de voir venir le soir et le soleil se coucher,/ Car comme ça je peux rentrer à la maison et m'allonger.]"[32] Dans "La signification du blues", un article qu'il a écrit en 1919[33], Handy mentionne un autre chant de travail dont le sens est proche :
« J'ai entendu dans une plantation du Mississippi un laboureur noir chanter, à la fin d'une journée de travail qui avait commencé à l'aurore, ces quelques bribes : "Hurry sundown, let tomorrow come" [Que le soleil se couche vite, et que demain vienne]. Il exprimait par là son espoir en des lendemains meilleurs. C'est à partir de sources de ce genre que j'ai écrit mon "St. Louis Blues" qui commence par "I hate to see the evening sun go down". »
Handy inverse le sens des paroles pour connoter, par opposition au travail rural, le mode de vie urbain de ses personnages. Mais en gardant la trace des chants de travail dans ses paroles, il met en rapport, là encore, la détresse amoureuse avec une forme de misère sociale.
De même qu'il a retranscrit les musiques populaires qu'il a pu entendre dans le Sud des États-Unis, Handy a collecté les bribes de paroles et les phrases qui lui ont paru significatives. Il a ensuite utilisé les paroles et musiques recueillies pour écrire ses propres chansons. Dans son autobiographie, il justifie cette utilisation par son intérêt pour la culture afro-américaine et par sa volonté d'en donner une image fidèle[34].
« Mon histoire était centrée sur la plainte d'une femme abandonnée par l'homme qu'elle aime, mais pour la raconter j'ai recouru à l'esprit humoristique des anciennes coon songs. »
Comme il l'écrit dans son autobiographie[23], Handy mêle délibérément l'authenticité des matériaux qu'il a recueillis aux conventions des coon songs. Cela lui permet de tempérer par l'humour l'expression de la plainte amoureuse, conformément à sa conception du blues. Pour lui en effet, les blues sont des chansons fondamentalement insouciantes, à la différence des chants religieux des esclaves afro-américains - chants dans lesquels la tristesse s'exprime vraiment[35].
Ce mélange de convention et d'authenticité le conduit à brouiller les registres du naturalisme et du pittoresque. En témoigne sa tentative pour restituer le ton et le style, dans lesquels s'expriment alors les Noirs du Sud des États-Unis[23] : Handy multiplie les "expressions idiomatiques" et les "altérations orthographiques par rapport à la norme anglaise"[36].
Handy choisit des personnages dont il accentue la couleur de peau : la femme abandonnée présente l'homme qu'elle aime comme étant l'homme "le plus noir de Saint-Louis", "plus noir encore que minuit"[37]. Le sociologue Erwan Dianteill remarque que l'accentuation de la couleur noire, loin d'être présentée comme un défaut, est "exaltée comme un sommet de la beauté"[36]. Dianteil s'appuie sur un proverbe cité par Handy dans les paroles : "Blacker de berry, sweeter is the juice [Plus noire est la mûre, plus sucré est son jus]". Il n'est pourtant pas sûr que ce "proverbe du folklore nègre"[38] fasse référence à la beauté de la peau noire : Wallace Thurman, dans son roman de 1929, Plus noire est la mûre, donne au proverbe une connotation plus sexuelle qu'esthétique lorsqu'il le place dans la bouche d'Alva[39], un des nombreux personnages qui partagent "le préjugé intra-racial en matière de couleur"[40]. Ce qui est sûr, en revanche, c'est que la femme délaissée de la chanson ne partage pas ce préjugé.
Dianteill affirme également que les paroles présentent "un reflet négatif de la morale des églises protestantes", par "le catalogue du monde du péché" qu'elles dressent[41] : l'infidélité, la vanité de la séduction[42], le goût de l'alcool[43] et des jeux de hasard[44], la violence et la révolte des fils contre les pères[45]. Dans St. Louis Blues, écrit Dianteill[46],
« on se moque du prédicateur hypocrite qui danserait volontiers avec une jolie fille ("A long tall girl makes a preacher ball the jack" - Le Balling the jack, ou Ball the jack, était une danse relativement populaire à la fin des années 1910 ...). La personne à qui on demande conseil est la diseuse de bonne aventure, et non le pasteur ("Been to de Gipsy, to get ma fortune tol'"), et ce conseil n'a rien de moral, c'est une mise en garde magique ("Gipsy done tole me, don't you wear no black"). »
Handy met l'accent sur l'importance de la sexualité dans les rapports entre ses personnages. Il évoque la frustration sexuelle de la femme abandonnée, d'abord de manière implicite dans la première phrase ("I hate to see de ev'nin' sun go down") puis, plus tard, de manière explicite : "Cause I'm most wile 'bout ma Jelly Roll". "Jelly Roll" est une expression argotique "désignant, selon l'Oxford English Dictionnary, "les parties génitales femelles ou vagin""[47]. Selon Nick Tosches[47], Handy aurait été le premier à employer l'expression dans une chanson. Quant à l'emprise sexuelle de la séductrice sur l'homme aimé, Handy l'évoque par la métaphore de la bonne cuisinière : "St. Louis Woman wid her diamon' rings/ Pulls dat man roun' by her apron strings [Cette femme de Saint-Louis avec ses bagues de diamants/ Mène mon homme par les cordons de son tablier.]"
Dans leur intégralité, les paroles écrites contiennent dix-sept couplets. Elles correspondent à l'enchaînement des trois thèmes répété trois fois et suivi du dernier thème répété deux fois.
Les paroles écrites par Handy ont été très rarement chantées sur disque dans leur intégralité. Elles ne l'ont peut-être même jamais été[48]. Chanteurs et chanteuses prennent des libertés par rapport aux paroles originales non seulement en omettant de nombreux passages, mais aussi en introduisant de nouvelles paroles. Parfois, ils modifient même totalement ce qu'a écrit Handy. C'est le cas du banjoïste et chanteur Eddie Peabody (en) dans les différentes versions qu'il a enregistrées.
Quand ils restent plutôt fidèles aux paroles écrites, les chanteurs et les chanteuses atténuent, pour la plupart d'entre eux, l'imitation de la parole populaire - un des effets que recherchait Handy. Aussi n'utilise-t-on pas, lorsqu'on retranscrit les paroles chantées, d'altérations orthographiques ou grammaticales par rapport à la norme anglaise.
St. Louis Blues étant écrite du point de vue d'une femme, les versions des chanteuses sont généralement les plus fidèles aux paroles de Handy. Souvent elles chantent les cinq premiers couplets (les paroles qui accompagnent le premier enchaînement des trois thèmes) qu'elles complètent par le couplet commençant par "I love that man like a schoolboy loves his pie". C'est le cas notamment de Marion Harris et de Billie Holiday. Bessie Smith chante une version encore plus courte, en se limitant aux cinq premiers couplets. Elle modifie aussi la troisième phrase du premier couplet : "It makes me feel I'm on my last go 'round [Ca me donne l'impression de faire mon dernier tour de piste]", chante-t-elle au lieu de l'habituel "'Cause my baby, he's done left this town".
Les versions les plus fidèles interprétées par des chanteurs contiennent plus de modifications. Gene Austin et Bing Crosby chantent les mêmes couplets que Marion Harris. Crosby se contente de remplacer "that man" par "that girl" et "the man I love" par "the girl I love", ce qui donne au troisième couplet une connotation lesbienne inattendue : "St. Louis woman with her diamond rings/ Pulls that girl around by her apron strings [Cette femme de Saint-Louis avec ses bagues de diamants/ Mène cette fille par les cordons de son tablier.]" Austin résout le problème de manière plus attendue, en chantant : "St. Louis woman with her diamond rings/ Pulls me around by her apron strings [Cette femme de Saint-Louis avec ses bagues de diamant/ Me mène par les cordons de son tablier.]"
Par sa composition, qui oscille entre blues et habanera, et par ses paroles, tantôt tristes, tantôt amusantes, St. Louis Blues est une chanson ambiguë.
On a pu remarquer que la chanson jouait sur l'opposition de deux archétypes féminins, "l'amoureuse abandonnée et la tentatrice qui rivalisent pour attirer l'attention d'un homme irresponsable"[49]. Cette opposition produit aussi de l'ambiguïté : St. Louis Blues peut exprimer la plainte de l'amoureuse abandonnée, ou le triomphe de la tentatrice.
La fréquente utilisation de la chanson dans les films hollywoodiens des années 1930[50], même lorsqu'il n'y est pas question d'une rivalité entre deux femmes, témoigne de cette ambiguïté. Dans la bande-son de ces films, c'est souvent le second thème, le thème joué sur un rythme de habanera, qui sert à exalter le triomphe de la tentatrice. On l'entend, par exemple, dans Liliane (Baby Face) d'Alfred E. Green, à chaque fois que Lily Powers (Barbara Stanwyck) séduit un homme et gravit un échelon de la hiérarchie dans la banque où elle est employée. L'ambiguïté de la chanson est surtout manifeste au début du film, lorsque, à deux reprises, on entend un personnage chanter St. Louis Blues, a cappella et en situation. C'est Chico (Theresa Harris), une jeune femme noire qui travaille dans le bar clandestin tenu par le père de Lily. La première fois, on l'entend chanter le premier thème ("Feeling tomorrow like I feel today...") comme une complainte, pendant qu'elle fait la vaisselle. La seconde fois, on l'entend chanter le second thème ("St. Louis woman with her diamond rings...") dans un wagon de marchandise tandis qu'elle observe Lily séduire un agent de la compagnie ferroviaire afin de "payer" leur voyage vers New York.
L'utilisation de la chanson dans la bande dessinée Terry et les pirates[51] témoigne également de cette ambiguïté. Milton Caniff, l'auteur de la BD, fait de St. Louis Blues un signal indiquant la présence d'un personnage féminin : Burma - "notre menace blonde", comme la surnomme affectueusement l'un des héros avant de pointer son ambiguïté en affirmant qu'elle a "toujours de bonnes intentions et de mauvaises fréquentations"[52].
W.C. Handy publie la partition en 1914 et joue St. Louis Blues avec son orchestre dans les salles de bal. Mais il ne l'enregistre pas avant 1922[53][54].
Dès 1914, le chanteur noir Charles Anderson interprète la chanson dans les salles de vaudeville[55] réservées aux artistes et aux spectateurs noirs. Anderson est un yodleur et un acteur travesti, spécialisé dans les rôles de "nounous de couleur"[56]. D'après un journaliste qui fit, dans les années 1910, la recension d'un de ses spectacles[57] :
« cette façon de portraiturer un personnage n'a rien d'insultant. Cette nounou est juste une nounou... Elle fait des choses amusantes et spirituelles, comme beaucoup de nounous le font. »
Anderson avait déjà chanté un blues (Baby Seals Blues) l'année précédente, travesti en nounou. Quand il interprète St. Louis Blues, il maintient très probablement, d'une part le point de vue féminin de la chanson (contrairement à ce que feront la plupart des hommes qui la chanteront par la suite) et d'autre part son esprit humoristique (comme le feront après lui des chanteurs amuseurs, blackface à l'instar d'Al Bernard et d'Emmett Miller, ou non à l'instar d'Eddie Peabody). Quatorze ans après l'avoir créée sur scène, Charles Anderson enregistrera sa version de St. Louis Blues pour le label Okeh[58].
Le premier enregistrement de St. Louis Blues date du [59]. Il s'agit d'une version instrumentale interprétée par le Prince's Band, l'un des orchestres dirigés par Charles A. Prince[60]. Publié par Columbia, le disque parvient à la quatrième place des charts[61] en 1916.
En , le Ciro's Club Coon Orchestra, un orchestre afro-américain qui anime le Ciro's Club de Londres (et qui restera en Angleterre jusqu'à la fin de la Première Guerre mondiale), enregistre pour la branche anglaise du label Columbia une version de la chanson[62]. Il s'agit du premier enregistrement d'une version chantée de St. Louis Blues. Composé principalement d'instruments à cordes (banjos, mandoline et contrebasse), le Ciro's Club Coon Orchestra est dirigé par le pianiste Dan Kildare. Cette interprétation est, selon Tim Brooks[63], "extrêmement énergique".
En 1917, sur le territoire des États-Unis, plusieurs chanteuses noires interprètent St. Louis Blues sur scène. A baltimore : Ethel Waters[64] sous le nom de scène Sweet Mama Stringbean, d'abord en solo[65] puis avec les Hill Sisters, sous le nom de groupe : The Hill Sisters Featuring Sweet Mama Stringbean, Singing St. Louis Blues[66],[67]. A Chicago : Alberta Hunter[68], et Lucille Hegamin sous le nom de scène Georgia Peach[69]. Aucune d'entre elles n'enregistre le titre à cette époque[70] (c'est seulement en 1920 qu'une chanteuse noire, Mamie Smith, a pu enregistrer pour la première fois un disque aux États-Unis[71]). D'après Giles Oakley qui se base sur les enregistrements qu'elles réaliseront quelques années plus tard, ces chanteuses "se reconnaissent à une certaine perfection de la diction, à une grande clarté de l'articulation", et à leur style "très soigné", proche de la musique de variétés[72].
La chanteuse blanche Sophie Tucker ajoute le titre à son répertoire[73], peut-être sous l'influence d'Alberta Hunter[74]. Sophie Tucker est alors l'une des plus grandes stars du vaudeville. Elle est connue sur tout le territoire des États-Unis pour ses chansons et ses commentaires "osés" et "très drôles"[75]. Depuis 1916, elle est accompagnée sur scène par un orchestre de jazz, The Five Kings of Syncopation[76]. Quelque temps après, à New York en 1919, une autre chanteuse blanche, Gilda Gray, chante St. Louis Blues sur scène en dansant le shimmy[77]. Gilda Gray avait été découverte et lancée, l'année précédente, par Sophie Tucker[78].
On lit parfois que Sophie Tucker aurait été la première à enregistrer la chanson, en 1917[74],[79]. Mais elle n'a rien enregistré entre et [80][81]. Il est donc très probable que la première version chantée de St. Louis Blues à avoir été enregistrée sur le territoire des États-Unis soit celle du chanteur blanc Al Bernard comme l'affirment Tim Gracyk et Frank Hoffmann[82].
L'enregistrement d'Al Bernard date de , et est publié en 1919 par le label Aeolian-Vocalion. Par la suite, le chanteur "ne devait pas cesser d'enregistrer" la chanson[83]. Il l'enregistre notamment avec l'Original Dixieland Jazz Band (ODJB) en 1921[84]. Cette version, publiée par le label Victor, parvient à la troisième place des charts[61].
D'après la notice que consacre à la chanson Elliott S. Hurwitt dans Encyclopedia of the Blues, aucune de ces premières interprétations de St. Louis Blues ne serait jouée sur un tempo lent. C'est que la chanson est née "à l'époque du ragtime, quand l'Amérique était folle de danse"[85]. Les années 1910 voient en effet le succès du tango et des danses à la mode - two-step, one-step, foxtrot et shimmy : "Déferlement des danses rapprochées et trépidantes, alors que s'éteignent, de mort naturelle, les danses [...] courtoises : mazurkas, polkas, valses, quadrilles..."[86] Et comme le rappelle W.C. Handy dans son autobiographie, St. Louis Blues est une chanson écrite pour la danse - une chanson qui a "électrisé" les danseurs des années 1910[87].
En 1920, la chanteuse blanche Marion Harris est, d'après Elliott S. Hurwitt, la première à chanter le standard sur un tempo lent, comme une complainte[85]. Son interprétation annonce celles qu'en donneront les crooners une dizaine d'années plus tard : Gene Austin en 1928 et Bing Crosby en 1932. Publiée sur le label Columbia, c'est la seule version de St. Louis Blues qui a atteint la première place des charts[61].
Cette nouvelle manière d'interpréter le standard atteint, pour reprendre les termes employés par Hurwitt, "son apothéose" dans les versions "lugubres" de Bessie Smith[85] : la version de 1925 où elle est accompagnée par Fred Longshaw à l'harmonium et Louis Armstrong au cornet, et celle de 1929 qu'elle enregistre, avec orchestre et chœur, pour le cinéma - deux interprétations sur un tempo encore plus lent que celui de l'interprétation de Marion Harris.
"Très lente, accablée, désespérée"[88], la version de 1925 est un enregistrement à part. Elle se distingue des versions des autres chanteuses par "l'accent tragique" de Bessie Smith[89] et par son style vocal, "primitif", "puissant" et "sensuel"[90] - un style auquel on a pu reprocher à ses débuts d'être "trop rugueux"[91]. Elle se singularise aussi par l'accompagnement musical. Le choix de l'harmonium à la place du piano et la manière dont Fred Longshaw en joue[92] "donnent un caractère quasi religieux à cet enregistrement". Au cornet, Armstrong semble dialoguer avec Bessie Smith et, par les "contrechants" qu'il "brode", transforme "ce qui devait être un simple vocal en un magnifique duo"[89]. Les musiciens suppriment l'introduction sur un rythme de habanera : comme pour signaler qu'il ne s'agit plus d'une chanson faite pour danser, Longshaw remplace l'introduction par "un simple accord d'harmonium d'environ une mesure, hors tempo, sur lequel Armstrong pose une note qu'il joue crescendo"[93]. En écho à cette suppression, Bessie Smith et ses musiciens atténuent la rupture qu'introduit le second thème et donnent ainsi "une simplicité classique" à la chanson[94]. Style vocal, accompagnement musical, atténuation des ruptures et des rythmes de danse contribuent à l'effet d'ensemble : une "expression plus intérieure que spectaculaire", comme Boris Vian le remarquera à l'occasion de la réédition française de 1959[95][96]. Publié par le label Columbia, cet enregistrement est resté six semaines dans les charts en 1925, et a atteint la troisième place[97].
Au sujet de la manière dont Armstrong accompagne Bessie Smith, Hugues Panassié évoque[98]
« cette densité sonore, ce phrasé pesant sans lourdeur, traînant sans mollesse qui donnent au jeu de Louis son accent si intensément "blue", exacte réplique instrumentale au chant inoubliable de Bessie Smith. »
Très différente de la version dépouillée de 1925, la version pour le cinéma de 1929 est supervisée par W.C. Handy. Bessie Smith est accompagnée par un orchestre (avec James P. Johnson au piano) et par le Hall Johnson Choir (les arrangements du chœur sont de Handy et de Rosamond Johnson)[99]. Handy ne revient pas sur la suppression de l'introduction qu'il avait initialement écrite. Il la remplace, non par un simple accord joué sur un instrument, mais par un chant a cappella de Bessie Smith : "My man's got a heart like a rock cast in the sea". Cette nouvelle introduction lui permet de mettre en exergue la phrase qui est à l'origine de la chanson et qu'il avait entendue à Saint-Louis, dans la bouche d'une femme ivre. Handy semble ainsi s'approprier la nouvelle manière d'interpréter St. Louis Blues. Pourtant il ne renonce pas totalement à la danse : au milieu de la chanson, il introduit un long break instrumental sur un tempo rapide, pendant qu'à l'image les danseurs se déchaînent. Handy ponctue la fin du break par une citation de Rhapsody in Blue de Gershwin[100], et enchaîne sur St. Louis Blues repris sur un tempo lent.
À partir de 1929, Louis Armstrong dirige des ensembles de dix musiciens et plus. C'est dans ce contexte qu'il enregistre à plusieurs reprises St. Louis Blues, un standard qu'il avait laissé de côté lorsqu'il dirigeait des petites formations (les Hot Five et les Hot Seven).
En , quelques semaines après le krach boursier, il en enregistre deux versions instrumentales et une version chantée pour le label Okeh. Tommy Rockwell, "dur et agressif directeur des enregistrements chez Okeh"[101], lui impose pour l'occasion l'orchestre de Luis Russell (avec, notamment, Henry "Red" Allen à la trompette, J.C. Higginbotham au trombone et George "Pops" Foster à la contrebasse). Armstrong préférait celui de Carroll Dickerson avec lequel il avait enregistré pendant les mois précédents[102]. Pourtant, des historiens du jazz comme Lucien Malson[103] considèrent que l'orchestre de Russell est le meilleur de ceux qui l'ont accompagné durant cette période.
La version chantée de St. Louis Blues, la seule des trois versions publiée à l'époque, fait date. Armstrong y prend le contre-pied de la version de Bessie Smith à laquelle il avait participé : il choisit un tempo plus rapide et restaure l'introduction sur un rythme de habanera. Il ne chante que sur le troisième thème, comme le faisait Al Bernard dans la version de l'ODJB, et conclut par une succession de quatre chorus à la trompette. Selon Lucien Malson[104] :
« [Ces] quatre chorus [...] sont [...] étonnants. Entre chacun d'eux une note fait pont, amenant une série de phrases de même découpage. Par la dernière série, où la note initiale du motif répété est attaquée dans l'aigu, Armstrong atteint une sorte d'exaspération superlative. »
Selon Hugues Panassié, "le swing de cette interprétation est indescriptible"[105]. Cette version atteint la onzième place des charts en 1930[106].
Armstrong enregistre ensuite, avec d'autres orchestres, trois versions sur un tempo plus rapide encore : la version instrumentale d' pour le label Victor, et les deux versions chantées qu'il enregistre à Paris en pour le label Brunswick. En 1958, à l'occasion de la réédition d'une des deux versions parisiennes[107][108], Boris Vian écrit :
« Ce "Saint-Louis Blues" est remarquable par la variété des rythmes qu'il présente, et il contient un des rares exemples de chorus où Louis fait usage de la citation (ici, une phrase de la vieille chanson "Dixie" très en honneur parmi les troupes américaines en 1917). »
Dans le même texte, Vian prévient les futurs auditeurs :
« Le mouvement de habanera, du début de "Saint-Louis Blues", ne devra pas surprendre ; [...] bien avant l'utilisation massive que devaient en faire les musiciens de jazz à partir de 1945, les rythmes sud-américains, cubains et par conséquent espagnols ont fait apparition dans les orchestres les plus traditionalistes. Il n'y a que les profanes pour s'en étonner. »
La remarque de Vian montre qu'en France, en 1958, beaucoup identifient St. Louis Blues à la seule interprétation de Bessie Smith et par conséquent ignorent ou oublient les autres versions qui, pour la plupart, commencent sur un rythme de habanera (en particulier les versions antérieures d'Armstrong). Cette remarque s'inscrit également dans la querelle liée à la réception du Be Bop en France. En effet, l'introduction de rythmes cubains ou sud-américains, sensible notamment chez Dizzy Gillespie, est l'une des raisons pour lesquelles Hugues Panassié affirmait que "le Be Bop est une musique distincte du jazz"[109].
En 1954, le producteur George Avakian (en) commande à Armstrong un album des chansons de Handy pour le label Columbia. Avakian [110] :
« Bien que douze chansons fût la norme pour un album de pop, je ne lui en ai proposé que onze parce que je voulais que Pops [= Armstrong] fasse des versions extra-longues de certaines d'entre elles [...]. [Finalement], toutes les chansons de l'album, à l'exception d'une, faisaient plus de trois minutes. Seule "St. Louis Blues" a dû être coupée parce qu'elle durait près de neuf minutes. »
Le LP Louis Armstrong Plays W.C. Handy s'ouvre par la version coupée de St. Louis Blues. Elle dure environ sept minutes. La version non coupée ne sera publiée qu'en 1997, sur la deuxième édition du CD. Elle est jouée sur un tempo lent sans pour autant être une complainte. Armstrong et ses musiciens commencent par une interprétation instrumentale : ils jouent la totalité du morceau mais modifient l'ordre de succession des thèmes. Après cette longue introduction, Velma Middleton chante les quatre premiers couplets, en reprenant la modification que Bessie Smith avait introduite dans les paroles mais en évitant le ton tragique. Au cinquième couplet, Middelton prend beaucoup plus de libertés avec les paroles d'Handy. C'est alors qu'Armstrong intervient pour chanter le couplet rarement chanté dans lequel le personnage mentionne son "jelly roll", puis la chanson devient un dialogue entre les deux chanteurs. Les libertés prises avec les paroles et avec la partition visent à retrouver l'esprit humoristique qu'Handy avait insufflé à sa composition. D'après Boris Vian, il s'agit d'une des interprétations "les plus belles" de St. Louis Blues[111][112]. Elliott S. Hurwitt considère également qu'il s'agit d'une des meilleures versions du standard. Il attire notamment l'attention sur le solo de clarinette de Barney Bigard, peu après la cinquième minute[113].
Le au Lewisohn Stadium (en) de New York, Armstrong interprète St. Louis Blues accompagné par les All Stars ainsi que par un orchestre, composé de quatre-vingt huit musiciens du New York Philharmonic et dirigé par Leonard Bernstein. Cette version, entièrement instrumentale, est très différente de celle de 1954, bien qu'elle dure également près de huit minutes et soit jouée sur un tempo lent. Le concert est filmé et intégré dans le documentaire Satchmo the Great, produit par Edward R. Murrow et sorti en 1957. On y voit, parmi les spectateurs, W.C. Handy.
Dans son autobiographie, W.C. Handy affirme que St. Louis Blues a été jouée "devant le palais d'Haïlé Sélassié comme une sorte d'Hymne de bataille du Lion de Juda [Battle Hymn of the Lion of Judah]"[114]. Par cette allusion à The Battle Hymn of the Republic, Handy suggère que les Ethiopiens ont fait de sa chanson un usage patriotique et guerrier. C'est en effet dans le contexte de la seconde guerre italo-éthiopienne que St. Louis Blues a, dit-on, été joué par des musiciens de l'armée éthiopienne[115]. Que ce soit une légende ou une réalité, Handy a pu en entendre parler car, aux Etats-Unis, la guerre a attiré l'attention de l'Associated Negro Press (en) ainsi que de plusieurs groupes au sein de la communauté noire - groupes qui se sont mobilisés en faveur des civils et des réfugiés éthiopiens[116].
Le bombardement de Pearl Harbor n'a pas encore eu lieu quand Handy écrit son autobiographie. Peu de temps après l'entrée en guerre des Etats-Unis, Glenn Miller qui dirige l'un des orchestres de danse les plus populaires du moment, s'engage dans l'armée. Trop vieux pour combattre, il demande à être placé à la tête d'un orchestre afin de moderniser la musique militaire[117]. Il obtient le grade de capitaine, dirige le Army Air Forces Training Command Orchestra à partir d', réunit une équipe d'arrangeurs, et demande à Jerry Gray (en) d'arranger St. Louis Blues pour en faire une marche militaire[118]. L'enregistrement de St. Louis Blues March est édité en 1943 sur l'un des premiers V-Discs de Miller.
Miller meurt en . L'orchestre qu'il avait dirigé entre 1938 et 1942 est à nouveau réuni à partir de 1946, sous la direction du saxophoniste et chanteur Tex Beneke. En 1947, Beneke et l'orchestre de Glenn Miller enregistrent St. Louis Blues March. Le titre est publié en single par RCA Victor et atteint la cinquième place des charts en 1948[61].
St. Louis Blues, qui au début des années 1930 était souvent utilisée dans le cinéma hollywoodien pour connoter la débauche, la prostitution ou la trahison, est devenue au cours des années 1940 une chanson patriotique, au point d'être immédiatement identifiée avec les Etats-Unis. Langston Hughes le remarque au début du chapitre qu'il consacre à Handy dans Famous American Negroes, un recueil de portraits écrit pour la jeunesse et publié en 1954[119] :
« Les orchestres des grands hôtels, en Europe, entament souvent "The St. Louis Blues" lorsqu'ils apprennent que des Américains sont attablés dans la salle de restaurant. [...] Certains étrangers croient même qu'il s'agit de l'hymne national américain. »
Plusieurs chansons font référence, par leurs paroles ou leur musique, à St. Louis Blues.
Trois d'entre elles sont écrites par J. Russel Robinson, qui fut arrangeur et parolier pour W.C. Handy, et membre de l'Original Dixieland Jazz Band.
D'abord, St. Louis Gal en 1922. Cette chanson reprend un personnage de la chanson originale : la séductrice de St. Louis. Bessie Smith interprète St. Louis Gal quelques mois avant d'interpréter St. Louis Blues. On a pu écrire que la version de 1929 par les Cotton Pickers, un groupe de minstrels, était une parodie de St. Louis Blues[49]. C'est une erreur : il s'agit en fait d'une parodie des versions antérieures, sérieuses, de St. Louis Gal.
Ensuite, The Ghost of the St. Louis Blues et There Will Never Be a Melody Like the St. Louis Blues en 1929[120], deux chansons plus explicitement en rapport avec St. Louis Blues que la précédente. The Ghost of the St. Louis Blues est interprétée par Emmett Miller en 1929[121] (un an plus tôt, il avait interprété St. Louis Blues), par Leon Redbone sur l'album Sugar en 1990, et par Maria Muldaur & her Garden of Joy sur l'album Good Time Music for Hard Times en 2009. En revanche, il est difficile de trouver les traces d'une interprétation de There Will Never Be a Melody Like the St. Louis Blues.
Autres chansons écrites en référence à St. Louis Blues :
En 1935, le Quintette du Hot Club de France enregistre une version de St. Louis Blues - selon Daniel Nevers, "un pur chef-d'œuvre" : "L'introduction faussement hésitante de Django [Reinhardt], son long solo sur le rythme de la habanera, l'intervention d'une maîtrise parfaite de Grappelli, contribuent à en faire une des plus belles versions, à égalité avec celle, dix ans plus tôt, de Bessie Smith [...]."[123]
En 1937, Django Reinhardt enregistre une nouvelle version du standard, en trio cette fois (avec Louis Gasté à la guitare et Eugène d'Hellemmes à la contrebasse).
En 1938, Jean Wiéner enregistre St. Louis Blues dans un arrangement au clavecin : "une version pour le moins insolite", selon Martin Pénet[124].
Dans La Rage de vivre (Really the Blues)[125], son autobiographie publiée en 1946, Mezz Mezzrow raconte que son ami Hugues Panassié a défié l'autorité nazie en diffusant, dans l'émission de radio qu'il animait, une version de St. Louis Blues par Armstrong :
« Quand le censeur allemand venait fourrer son nez dans les programmes pour voir ce que Hugues passait, on leur montrait sur l'étiquette du disque des titres comme "La tristesse de Saint Louis" et Hugues expliquait obligeamment qu'il s'agissait d'une complainte écrite en l'honneur de ce pauvre Louis XIV, enfin un machin historique vieux comme Hérode et aussi respectable. Mais ce que le limier de la Kultur ignorait, c'est que sous cette étiquette, il y en avait une autre de la maison Victor, mentionnant le nom de l'instrumentiste : Louis Armstrong, et le vrai titre "Saint Louis Blues". »
Si une telle étiquette avait effectivement existé, elle aurait mentionné un "machin historique" encore plus vieux et respectable que ne le dit Mezzrow, puisque Saint Louis est le nom par lequel on désigne communément Louis IX (et non Louis XIV).
L'anecdote est reprise en 1954 par Langston Hughes[119]. Mais elle est fausse. « Cette Tristesse de Saint Louis, affirme Daniel Nevers, n'a jamais été mentionnée sur la moindre étiquette de disque »[126]. En s'appuyant sur le programme de la Radiodiffusion nationale ainsi que sur le journal intime que tenait Panassié[127], l'historien Gérard Régnier a montré que l'anecdote est « de pure invention » et qu'elle a donné lieu à une « légende »[128]. Même sur Radio-Paris, « Saint Louis Blues fut diffusée treize fois sous son titre original, le nom du compositeur, W.C. Handy, étant toujours mentionné »[129].
En "inventant" cette anecdote, Mezzrow a peut-être pensé au titre de la version italienne de St. Louis Blues, enregistrée par le Trio Lescano en 1941 : Le tristezze di San Luigi.
S'il n'existe aucune Tristesse de Saint Louis sur un disque pressé en France pendant l'Occupation, il existe un enregistrement titré Saint-Louis Pelouze. Il s'agit d'une version instrumentale de St. Louis Blues enregistrée en 1943 par Léo Chauliac et son orchestre. Le titre fait « allusion à la rue Pelouze, quartier des Batignolles, où se trouvait un petit studio d'enregistrement »[130]. Cette version, restée inédite à l'époque, n'a été publiée pour la première fois qu'en 1990 dans la compilation Swing & Occupation, 1940-1943, vol. 1.
Dans le livret de la compilation Les Zazous - Swing Obsession 1938-1946, Eric Rémy se demande si pendant l'Occupation les titres des standards de jazz ont été francisés volontairement ou par crainte de la censure. « Les difficultés de prononciation des Français notoirement nuls en langues » pourraient laisser croire que les titres ont été francisés volontairement. Elles auraient « permis qu'I Got Rhythm devienne Agatha rythme et St. Louis Blues, Saint-Louis Pelouze »[130]. Mais dans le cas des enregistrements réalisés en vue du pressage d'un disque, la réponse dépend en fait de la date : « On peut affirmer qu'il n'y eut aucune censure de la production discographique jusqu'à l'entrée en guerre des États-Unis, le 11 décembre 1941. [...] En revanche, à partir de 1942, tout enregistrement ne peut être réalisé qu'après visa de la Propagandastaffel. [...] On n'enregistre désormais pratiquement plus de morceaux avec titres en anglais, les standards sont dans la majorité des cas francisés [...]. »[131] C'est pourquoi en 1940 et 1941 le label Swing a pu publier sans franciser le titre des versions de St. Louis Blues signées par Gus Viseur et son orchestre ou par Aimé Barelli et l'orchestre du Jazz de Paris, alors que l'enregistrement de 1943 du standard est titré Saint-Louis Pelouze.
En 1947, Simone Alma enregistre, accompagnée par Jacques Hélian, "Mon âme pleure", une adaptation de St. Louis Blues. Elle en a écrit les paroles françaises sous le pseudonyme d'Hélène Simon[132]. Le disque est publié par Pathé.
Onze ans plus tard, Simone Alma enregistre à nouveau le standard, accompagnée cette fois par Pierre Brachet. La nouvelle version est plus rock, mêlant les paroles anglaises aux françaises[133]. Elle est publiée par le label Teppaz sur le EP Simone Alma n. 2[134].
Le de la même année, Simone Alma produit et présente Jazzorama, une émission de télévision réalisée par Jean-Christophe Averty. À la fin de l'émission, elle rend hommage à W.C. Handy (mort quelques semaines plus tôt, le ) et chante en anglais St. Louis Blues, accompagnée par Claude Bolling et Sidney Bechet[135].
Plusieurs écrivains de la Renaissance de Harlem entretiennent des relations avec W.C. Handy : en 1927, Langston Hughes écrit des paroles pour une de ses chansons : Golden Brown Blues[136] ; en 1941, Arna Bontemps édite chez The MacMillan Company Father of the Blues, son autobiographie. Seront ici mentionnées les références à St. Louis Blues dans les seules œuvres de fiction des écrivains de la Renaissance de Harlem.
Selon certains commentateurs, Plus noire est la mûre: roman de la vie nègre, que Wallace Thurman publie en 1929, tirerait son titre d'un extrait (rarement chanté) des paroles originales de St. Louis Blues[137]. Mais Thurman donne une autre source : un "proverbe du folklore nègre"[138]. Et rien n'interdit de penser que Thurman ait connu ce proverbe indépendamment de la chanson de Handy.
On trouve des références beaucoup plus explicites à St. Louis Blues dans d'autres œuvres associées à la Renaissance de Harlem :
Court métrage de fiction, produit par Dick Currier et W.C. Handy, avec Bessie Smith dans le rôle principal (c'est l'unique film dans lequel elle apparaît). D'une durée de 16 minutes et intégralement interprété par des acteurs noirs, le film est moins une illustration qu'une mise en situation de la chanson :
Bessie (Bessie Smith) surprend Jimmy (Jimmy Mordecai), l'homme qu'elle aime et qu'elle entretient, dans les bras d'une autre femme. Elle chasse brutalement la femme. Jimmy frappe Bessie, fait sa valise et la quitte en riant. Elle reste seule, effondrée, dans son appartement. Sans se redresser, elle saisit un verre et une bouteille, boit, et commence à chanter : "My man's got a heart like a rock cast in the sea". Fondu au noir. Bessie est maintenant accoudée au comptoir d'un bar clandestin, un verre de bière à la main. Elle semble ivre et triste. Elle continue de chanter la même phrase. Quand elle cesse, la caméra la quitte et on découvre qu'elle est dans une boîte de nuit. L'orchestre commence à jouer, lentement, accompagné par les voix des clients attablés. Sur la musique de l'orchestre, Bessie, toujours accoudée au comptoir, chante St. Louis Blues. Soudain, le tempo accélère et des clients se lèvent pour danser. Comme mise à l'écart par la musique, Bessie s'est tue. Mais voici Jimmy qui entre dans la boîte de nuit. Il retrouve Bessie qui tombe dans ses bras. La musique prend un rythme plus langoureux. Les deux amants, apparemment réconciliés, dansent, serrés l'un contre l'autre. Jimmy en profite pour prendre l'argent que Bessie conserve dans ses bas, rejette brutalement sa partenaire vers le comptoir, compte ostensiblement les billets, et s'en va, hilare. Accablée, Bessie reprend sa chanson.
Le film a d'abord été distribué par la RKO avant d'être repris par Sack Amusement Enterprises[161], une compagnie spécialisée dans la production et la distribution de race films[162].
Au début du parlant, les grands studios hollywoodiens produisent des courts métrages musicaux afin de remplacer les "coûteuses représentations scéniques" (les attractions) qui avaient lieu pendant les séances, avant la projection du film[163]. Au fil des ans, ces courts-métrages deviennent plus sophistiqués, intégrant souvent les numéros musicaux au sein d'un récit de fiction. La liste qui suit recense les courts métrages musicaux, disponibles en streaming ou sur DVD, dans lesquels St. Louis Blues est interprétée. La liste n'est pas exhaustive.
Astérix chez les Belges, de René Goscinny et Albert Uderzo (1979) : Saintlouisblus est le nom d'un légionnaire romain en garnison en Belgique. Pour comprendre le rapport entre un Romain qui fait bouillir de l'huile et un standard de jazz souvent associé au style hot, il faut lire la seule réplique du personnage : "Ça chauffe !" (planche 21).
Les Blues de Saint Louis, l'équipe professionnelle de hockey sur glace de la ville de St. Louis dans le Missouri, tirent leur nom de la chanson.
La liste qui suit n'est pas exhaustive.
Dans cette liste, certains noms apparaissent plusieurs fois. Ce sont ceux des artistes qui ont enregistré le standard à plusieurs reprises (Al Bernard, Marion Harris, Louis Armstrong, Eddie Peabody, Duke Ellington, Sidney Bechet, Sun Ra...).
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