La malédiction de l'humanité est que notre existence dans ce monde n'admet aucune hiérarchie définie et stable, mais que tout s'écoule, tout se répand, tout bouge sans cesse et chacun doit être éprouvé et jugé par chacun, la conclusion des êtres ignares, bornés et obtus n'étant pas moins importante que celle des êtres intelligents, brillants et subtils. L'homme dépend étroitement de son reflet dans l'âme d'autrui, cette âme fût-elle celle d'un crétin. Là, je m'oppose avec fermeté à l'avis de mes collègues qui, devant l'opinion des obtus, prennent une attitude d'aristocrates en proclamant Odi profanum vulgus. Quelle façon pauvre et médiocre d'échapper à la réalité, quelle misérable fuite dans une fausse supériorité! J'affirme, juste à l'inverse, que plus une opinion est obtuse et étroite, plus elle est, pour nous, importante et forte, tout comme un soulier étroit se fait mieux sentir au pied qu'un soulier bien adapté.
S'ils n'avaient pas su que Chopin était un génie et le pianiste aussi, peut-être auraient-ils écouté avec moins d'ardeur. Il est également possible que si chacun, pâle d'enthousiasme, applaudit, bisse et se démène, c'est parce que les autres aussi se démènent et poussent des cris; en effet chacun pense que les autres éprouvent d'extraordinaires délices, des émotions célestes, de sorte que sa propre émotion commence à grandir sur le modèle d'autrui; et il peut très bien arriver ainsi que, dans une salle de concert, nul ne soit directement enchanté, mais que tous manifestent leur enchantement parce que chacun se modèle sur ses voisins.
Mais dans la Réalité, voici ce qu'il en est: l'être humain ne s'exprime pas d'une façon directe et conforme à sa nature, il passe toujours à travers une forme définie. Cette forme, ce style, cette manière d'être ne viennent pas seulement de lui-même, mais lui sont aussi imposés par l'extérieur - et voilà pourquoi le même individu peut s'exprimer sagement ou au contrairement sottement, sanguinairement ou angéliquement, avec ou sans maturité, en fonction du style qui lui échoit et de sa dépendance à l'égard d'autrui. Si les vers et les insectes sont toute la journée à la pousuite de nourriture, nous passons notre temps, nous, à la poursuite de la forme, nous nous battons avec d'autres hommes pour un style et un genre de vie; que nous allions en tram, conduisions notre voiture, nous amusions, nous reposions ou fassions des affaires, toujours et en toute circonstance nous cherchons la forme, nous jouissons ou souffrons par elle, nous nous plions à elle ou nous la violons et la brisons, ou nous la laissons nous recréer, amen.
Ferdydurke(1937), Witold Gombrowicz(trad. Georges Sédir), éd. Christian Bourgois Éditeur, coll.«10/18 domaine étranger»,1973 (ISBN2-264-00538-6), chap. IV Introduction à «Philidor doublé d'enfant»,p.90
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