Carnets des Cévennes – Les clochers de tourmente, Point d’Appui 1, 2012
Le héros est un individu qui, marchant au bord de ses propres gouffres, inconnu à lui-même, défend la vie, l’amour et son individualité envers et contre tout.
Je suis pour un roman lyrique où l’on sente fièvre et ardeur, empêchement et lutte, individualité d’un seul contre pratiquement tous.
Les mots ne fixent pas. Ils embrasent.
Jeter les postes de télévision, les radios, les journaux, les magazines, à la poubelle, reprendre ses esprits, refuser, démissionner, se retirer, oublier la tristesse où nous plonge le système et la terrifiante soumission qu’il nous inocule. Je souffre de ce dont souffrent ceux qui ne peuvent pas. Mais la cordelette de la servitude à notre cou, il faut bel et bien la trancher d’un geste qui ne fait pas de quartier.
Carnets des Cornouailles – Cette pause sur le bord d’un abîme, Point d’Appui 2, 2012
De plus en plus, « art » et « artiste » m’apparaissaient des mots à éviter, louches à souhait. J’en avais, un jour, conçu une image idéale, mais ridiculement fausse, puisque, désormais, ne peut se qualifier d’« artiste » que celui, et celui-là seulement, qui, délaissant la lutte pour abriter son compte en banque en Suisse, est « récompensé », pour prix de sa mollesse, de sa paresse et de sa couardise, en France ou dans ses ambassades, de bourses, de légions d’honneur, de titres de chevalier, ou mieux officier, ou encore mieux commandeur, dans l’ordre des arts et des lettres, et qui a donc su, avec tout le sens de la magouille crasse, du manque de courage, de franchise et de rage que ça suppose, transformer sa biographie en bulletin scolaire méritoire.
Les Cornouailles donnent le sentiment que tout y est réversible ; à croire que les pierres qui y sont plantées, portent encore en leur ventre renflé, les anciens sortilèges qu’y ont jetés fées et magiciens. Il est aisé d’y confondre son enfance avec celles de la Terre et de l’humanité et même s’il ne s’agit là que d’illusion d’optique, on le sait, on trouve cela réconfortant. Il est aisé et merveilleusement préférable que nous y revienne l’envoûtement qui nous prenait, parfois, quand nous étions enfants. Il est aisé d’y marcher parmi ce qui semble inchangé – inachevé.
Julien Gracq était un homme que personne n’aura véritablement connu - un mystérieux étranger et comme tout mystérieux étranger qui attend qu’on lui tende les bras, il a pensé qu’à faire de la magie, son sort serait plus supportable. Il a fait de la magie.
Les vagues d’émotion en même temps que les frissons d’angoisse que la nature est capable de lever en nous, c’est ce qui nous convainc que la nature nous est vitale. Tout est à consacrer. Tout est à déployer.
Carnets de Kyôto - Dans la forêt de la vérité, Point d’Appui 3, 2013
Rien n’est, dans l’être humain, plus grand que la décision qu’il prend, un jour, envers et contre tout, d’obéir à un sentiment exalté, mais profondément inexplicable, qu’il éprouve, soudain, à la fois pour lui-même et pour le monde, à la fois contre lui-même et contre le monde, et c’est cette concordance subite qui se réalisant, le pousse à la décision du se-consacrer-à.
Les frontières, pensais-je en observant les singes de Mukawa, que nous établissons en paupières closes à nos pays défaits, de leurs ongles, un beau jour, pris des flammes de la rage, les singes y découperont des yeux ouverts sur leur faim personnelle, car, tant que l’énergie reste naturelle, rien de plus éternel, tant que l’animal est encore un animal, tant que l’homme est encore un homme, que, chez certains d’entre eux, la cruciale nécessité de ce qu’Herbert Marcuse appelait le « Grand Refus ».
Un autre monde attend l’homme auquel, sans l’ombre d’une hésitation, il tend déjà les bras, croyant naïvement que là, au moins, seront résolus ses problèmes, voire ses souffrances, et transformées ses peines en pannes techniques qu’il suffira de mener réparer au grand garage des certitudes relatives.
Carnets de la Côte d’Opale – L’infini arrive pieds nus sur cette terre, Point d’Appui 4, 2016
Face à la mer, l’air me paraît toujours plus respirable. Depuis que j’avais écrit mes précédents carnets, les êtres d’exception qu’avaient été, à mes yeux, Leonora Carrington, Radovan Ivsic, Jorge Camacho, Jaime Semprun, Dorothea Tanning étaient morts, dans une indifférence presque totale. Il y avait eu l’accident nucléaire de Fukushima et le quotidien désastreux de ce monde. Yasukuni Uwabe, Tomoyuki Furusawa et Yasutoshi Masuda avaient été pendus, à Tôkyô, Hiroshima et Fukuoka. On avait établi des lois pour interdire aux hommes de tuer des hommes et quand un homme tuait un homme, avec un sens de la logique confondant, on le tuait et s’en lavait les mains. Dans la nuit, l’immonde frelon apocalyptique de l’extrémisme de droite rôdait, réunissant ses forces. L’Europe entière retournait à ses mensonges et à sa puanteur esclavagiste.
C’est un fait, nous désirons des paysages à caresser de nos dizaines de millions d’années-lumière, à mordre de nos dents de la mer endormie, comme nous désirons des corps à fouiller de nos doigts engourdis. C’est une nécessité inhérente à ce que nous sommes et au besoin que nous ressentons, à intervalles réguliers, de chanceler, puis de nous rétablir, de perdre le point d’appui, puis de s’en ressaisir. Ainsi, parfois, advient ce que nous prenons pour une correspondance exacte entre ce que nous voyons et ces images immortelles que nous portons en nous, éclairant de la sorte des régions de conscience obscurcies. C’est alors que survient l’illumination fulgurante d’un plaisir physique intense, troublant et, je crois, vital, une sorte d’évidence intérieure qui naît du sentiment de déjà-vu et de celui d’adéquation qui en découle.
Malgré que ce soit le lieu des mouvements indéfinis, j’ai trouvé là un point d’appui en forme de miroir sans lequel, telle une statue accoudée sur un étai qui la met d’aplomb et qu’on lui ôterait, je tomberais peut-être. Son anatomie est un lit à l’irréductible nostalgie que je ressens pour ce qui n’a jamais existé.
J’ai d’autant plus aimé ces lieux que je les ai sentis dangereux. La poésie, la nature et l’amour sont à jamais les abîmes les plus ardents où peut se jeter l’être. La Côte d’Opale est ce lieu qui m’a frappée d’évidence et qui, sans cesse, me demande : comment se fier aux apparences ? Un peu comme une bête qui jette son dévolu sur l’endroit où sera sa tanière, je l’ai élu pour qu’il fût le lieu des retours, des baumes, des repos, des boccages, des collines et des marécages, le lieu de l’écart, du construit, de l’écrit, une barque sans maître qui dérive dans l’effroi de la vie.
Carnets de la mer d’Okhotsk – L’éternité et les mortes saisons, Point d’Appui 5, 2018
L’illusion qu’offrait ce paysage au promeneur de se trouver face à un visage de la nature que n’avait pas touché la main humaine lui attachait fatalement le cœur de ce promeneur qui, versant tout entier dans cette immense clairière mélancolique, s’en trouvait rassuré, pacifié, sustenté, émerveillé – remis de ses épreuves, pour passer à la suite.
Pourtant, on vivait là une illusion puisque la banquise, et avec elle une certaine appréhension de l’absolu, disparaissait implacablement et que ces glaces dérivantes, un jour, ne dériveraient plus et que cette terre, sous ce froid de la destruction industrielle disparue, un jour, ne se « réveillerait » plus.
Quelle que fût la perdition, le sans-remède où elle était lancée, je restais attachée à la Terre. Je la cherchais. J’avais pensé ne pas être dans une fuite en avant et cependant, je poursuivais certains lieux spécifiques, certains îlots réconfortants où je pouvais me détourner du désastre, où ce dernier n’avait pas achevé ses ravages, où je ne voyais pas les tours de refroidissement et les enceintes de confinement que notre civilisation sème partout. Je persistais à lire la Terre tel le point d’appui de ma vie, l’axe qui me traversait de part en part et m’attachait à ses quelques aires de sauvagerie plus ou moins réelle qui subsistaient, pour les parcours nouveaux et surprenants, pour les rivages infinis, pour les falaises, pour la poésie de ses beautés les plus étonnantes, pour les êtres troublants qui, malgré leur désespoir aux angles cassants, ne fléchissaient pas et qui, vivant par l’esprit et par le cœur, mettaient au-dessus de tout l’absolu de la liberté, de l’amour et de la poésie.
Aussi faut-il vivre – dérivant, et depuis là, cheminant, chercher la vérité dans l’éternité des mortes saisons qui s’est installée, après que tout fut massacré. Il ne me soucie pas de m’adonner à l’harmonie dont je suis persuadée que, étant donné qu’elle ne peut plus exister durablement en quelque être humain que ce soit dans un monde à ce point étouffant et menaçant, celui qui cherche à les atteindre mène un combat perdu d’avance. Il faut savoir dériver au travers des obstacles qu’il n’est donné à personne de supprimer, mais qu’il est possible à chacun, dans sa révolte, d’affronter et de franchir.