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philosophe français De Wikiquote, le recueil de citations libre
Gustave Thibon, né le 2 septembre 1903 à Saint-Marcel-d'Ardèche et mort le 19 janvier 2001 dans la même commune, est un écrivain et philosophe français. L'ensemble de son œuvre a été récompensé par l'Académie française.
Comment parler aux hommes ? demandait Saint-Exupéry juste avant d’entrer dans le silence éternel. C’est le tourment de tout homme qui écrit, non pour assembler des mots ni même pour répandre des idées, mais pour partager avec ses frères une vérité et un amour plus vivants en lui que lui-même : où sont les paroles qui atteignent l’être dans sa source, comment trouver les mots qui mènent au-delà des mots ?
Et d’abord, qu’est-ce que l’homme ? Une chose qui pense et qui aime et, en même temps, qui va mourir et qui le sait. Peu importe qu’il s’évertue à l’oublier et qu’il se fasse un bandeau de toutes les apparences : l’œil de l’âme ne s’aveugle pas comme l’œil du corps, et il le sait tout de même. C’est son unique certitude, la seule promesse qui ne faillira point et le paradoxe d’une vie dont la suprême vérité est dans la mort. Nous mourrons, moi qui parle et vous qui m’écoutez – et toute parole entre nous est vaine qui n’a pas d’écho dans cette ultime enceinte de l’âme où règne déjà la mort immortelle. Seule a un sens, parmi le tapage du monde, la voix solitaire qui sait réveiller dans l’homme le Dieu endormi.
Nature si barbare et si maternelle, si divisée contre elle-même et si rayonnante d’unité, si désespérément absurde et gorgée d’un sens ineffable, tes contradictions ne peuvent avoir qu’un seul commun dénominateur : l’infini. Et dans notre âme que la foi. La création me présente assez d’harmonie pour que je ne puisse douter de Dieu et assez de chaos pour que je ne puisse jamais le comprendre.
L’athée flaire une menace de tyrannie dans l’existence d’un Dieu personnel. C’est qu’il conçoit le « moi » de Dieu sur le modèle du moi de l’homme. La tyrannie présuppose un être fini, extérieur à nous et qui veut nous imposer sa puissance du dehors. Mais Dieu, qui est intérieur à tout et qui comprend tout dans son unité, ne peut pas être tyrannique. Ce qui est « haïssable » dans le moi, c’est son enflure et son appétit de conquête. Or, Dieu n’a pas à s’enfler ni à s’imposer, puisqu’il lui suffit d’exister pour tout contenir. Aussi rien n’est plus pudique et moins encombrant que le « moi » de Dieu : être partout est encore le plus sûr moyen de s’effacer…
Dieu se cache dans son rayonnement universel : l’invisible lumière est plus chaste que l’ombre.
Je connais des hommes qui sont athées de toute leur foi. C’est leur soif de pureté et de transcendance, leur sens du mystère, leur désir du vrai Dieu dont personne ne leur a parlé qui leur fait repousser toutes les caricatures de Dieu qu’on leur présente : le Dieu bouche-trou, le Dieu fourre-tout, le Dieu gendarme ou grand-père. J’en connais d’autres qui sont croyants de toute leur impiété : c’est leur besoin de préserver et d’éterniser leur misérable moi qui les fait s’ouvrir aux « consolations » de la foi.
Il y a un malentendu entre nous et Dieu. Cela tient peut-être à ce que nous le cherchons trop au-dessus de nous. Si nous savions nous incliner plus simplement vers la terre et partager l’innocence des arbres et des oiseaux, nous retrouverions le ciel dans ce miroir. Mais nous acceptons mal de n’être que des créatures ; nous voulons toujours un peu nous créer nous-mêmes.
Les idoles ont fait leurs preuves négatives : nous sommes arrivés au point ou l’Enfant prodigue ruiné et affamé envie le sort des pourceaux. Trois voies s’offrent à nous – dont deux n’ont pas d’issues : mourir de faim et de désespoir, comme nous y invitent l’existentialisme athée et la littérature noire ; devenir une bête de troupeau en cédant aux appels de la Circé totalitaire – ou bien retourner à la maison du Père et retrouver, avec le Bien absolu, l’usage vrai des biens relatifs. Nous avons bu le poison de l’idolâtrie : après la phase d’ivresse, nous voici au stade de la nausée, et cette nausée peut devenir une délivrance – à condition qu’elle prépare notre retour aux vraies nourritures.
L'amour terrestre, à son degré suprême, a déjà le goût de la mort. Tout ce qu'on peut s'approprier dans le temps, tout ce qui flatte l'orgueil de la vie n'est pas l'amour.
Elle n'a plus de nom ; elle est la Femme ; elle me regarde et ses yeux aspirent toute mon âme. Elle m'aime sans savoir ce qu'elle aime ; elle est innocente de tout l'enfer et de tout le ciel qu'elle me verse. Pour la première fois, je dis : « je t'aime » comme on dit : « Je meurs. »
L'impureté de l'amour se mesure aux nombres d'alliés dont il a besoin pour vivre et sa pureté aux nombres d'ennemis auxquels il peut résister sans mourir. Le dépassement des fatalités que nous impose notre destinée temporelle est le signe de la transcendance de l'amour : trajicit et fati littora magnus amor…
Ne pas mourir est un chose. Vivre en est une autre. Nous entrons dans une ère où l'homme cultive et multiplie tous les moyens de ne pas mourir (médecine, confort, assurances, distractions) - tout ce qui permet d'étirer ou de supporter l'existence dans le temps, mais non pas de vivre, car l'unique source de la vraie vie réside au-delà du temps et contient la mort dans son unité. Nous voyons poindre l'aurore douteuse et bâtarde d'une civilisation où le souci stérilisant d'échapper à la mort conduira les hommes à l'oubli de la vie.
Immortalité - La terre ne m'a pas déçu : je ne rêve pas un au-delà pour m'évader ou me venger de la vie. Et si je crois en la mort, c'est parce que je crois d'abord en la vie. La coupe de mes jours n'est pas vide : elle est seulement trop étroite pour contenir toutes les possibilités de connaissance et d'amour qui montent vers moi comme une marée infinie. Ce n'est pas le breuvage qui me déçoit, c'est la coupe qui ne suffit pas à ma soif.
L'Au-delà ? Est-ce le rêve consolant d'un paralytique ou le but de celui dont l'élan dépasse les limites de l'espace ? - J'aime la vie terrestre comme on aime le baiser d'une fiancée, ce baiser qui n'est presque rien et qui promet tout ; je l'aime assez pour la suivre jusqu'à la chambre nuptiale dont le tombeau est la porte, jusqu'à cette vie sans frontières qu'on appelle la mort.
Comparez deux amants unis et deux automobiles du même type : là, la communion dans la différence ; ici, la séparation dans l'identité. Rien de ce qui est complémentaire (c'est-à-dire fait pour l'unité) n'est interchangeable et tout ce qui est interchangeable est nécessairement séparé.
C'est malheureusement vers la seconde formule - celle de l'individu séparé et interchangeable - que semble s'orienter l'évolution des sociétés humaines. Le nivellement universel, en tuant les différences entre les hommes, tue aussi la vraie unité sociale, mais il crée du même coup, étant donné que la mort est infiniment plus docile et plus malléable que la vie, mille possibilités d'unité factice, rapide et transformable à loisir : celle qu'impose à des hommes vidés de leur âme et de leur liberté le joug de la force brutale ou l'influence à peine plus subtile de la propagande.
Il est donc normal que l’idéaliste et le technicien, celui qui n’agit pas et celui dont l’action réussit trop bien, s’attaquent aux problèmes humains avec cet optimisme facile qu’inspirent au premier ses illusions et au second ses conquêtes. Leur humanisme n’oublie qu’une chose – un rien qui est un tout : l’homme lui-même. L’homme réel qui n’est ni cet esprit trop prompt ni cette matière trop docile, mais un composé mystérieux de l’un et de l’autre, trop matériel pour suivre l’esprit dans son vol et trop spirituel pour épouser la servilité de la matière. L’incarnation, donnée centrale de la métaphysique d’après Gabriel Marcel, et méconnue par Descartes et ses disciples, est la pierre d’achoppement de l’idéaliste et du technicien.
Le temps n’en reste pas moins une prison mouvante, un cycle fatal et monotone auquel on n’échappe que par les deux facultés orientées vers l’éternel : l’intelligence et l’amour : Son mouvement rotatoire qui fait alterner les contraintes exclut tout pouvoir indéfini de création et toute promesse de délivrance : nil novi sub sole. Les adorateurs du progrès, qui méconnaissent cette fatalité, ressemblent à ces captifs affolés qui prennent tour à tour pour une issue chacune des parois de leur prison, se jettent contre elles et sont renvoyés comme une balle à leur point de départ dans un mouvement sans fin. Les hindous appellent cette illusion « l’égarement des contraires ». Le choc en retour de tous nos désirs, depuis les passions individuelles jusqu’aux révolutions collectives, la fécondité initiale et l’avortement final de tous nos efforts temporels confirment perpétuellement cette loi. Péguy parlait déjà de « ces retournements qui reviennent au même » et « des progrès plus cassés que la vieille habitude ».
Qu’il s’agisse d’un homme, d’une doctrine ou d’une passion que tu dois abandonner au bord de la route pour suivre ton plus haut destin, tâche d’éviter, en te retirant, toute apparence de vulgarité ou de reniement. Tu dois prendre congé avec d’autant plus de courtoisie et de gratitude que tu sais que tu ne reviendras jamais. L’hôte dont tu ne franchiras plus le seuil, c’est celui-là que tu dois saluer le plus bas.
On me traite de pessimiste parce que je ne crois pas au progrès, à l’Eden futur forgé par la technique et la révolution, etc. Mais si je ne crois pas à l’avenir, je crois à l’éternité qui peut féconder toutes les heures du temps, je crois à une présence absolue qui est aussi un présent et qu’on peut cueillir aujourd’hui. Quel est donc le plus optimiste : celui qui ne croit qu’en l’avenir, c’est-à-dire à une promesse qui ne sera jamais tenue, ou celui qui sait que le paradis nous attend dans le repli de chaque minute qui passe ?
Que m’importe donc le passé en tant que passé ? Ne voyez-vous pas que lorsque je pleure sur la rupture d’une tradition, c’est surtout à l’avenir que je pense ? Quand je vois se pourrir une racine, j’ai pitié des fleurs qui demain sécheront, faute de sève.
Mon cœur a vieilli à la façon d’un voile : l’usure des jours l’a fait plus transparent et plus doux. L’aride tension, le morne jeu de bascule entre la chair et l’esprit, le regret qui succède aux victoires de l’âme et le remords qui suit les triomphes du corps – tout cela n’est plus que le souvenir d’un mauvais rêve. Mon esprit s’est fait chair, ma chair est devenue esprit. Je sens avec ma pensée et je pense avec mes sens. Je ne suis plus cette chair rebelle qui convoite contre l’esprit ni cet esprit jaloux qui séquestre la chair. J’ai rassemblé les deux moitiés de mon être : enfin, je suis un homme !
« La cendre ne parvient qu’à me prouver la flamme » (Hugo). Réfutation parfaite de tous les pessimismes : comment le mal, qui est le résidu du bien, peut-il être conçu comme sa négation ? Le pessimiste se sert de la cendre pour nier le feu, du marécage pour nier la source, du squelette pour nier la chair, de tous les déchets pour réfuter les origines.
Il faut choisir ici-bas entre le secret et le mensonge. Tout dire implique infiniment plus d’hypocrisie que tout cacher. Il suffit, pour en avoir la preuve, de considérer l’exhibitionnisme généralisé de notre époque : tous les secrets jetés au vent deviennent autant de mensonges.
Définition du vice : un péché commis sans plaisir. Il faudrait étendre cette formule et distinguer deux sortes de vices : les péchés sans plaisir et les vertus pratiquées sans amour.
Foi, fanatisme et scepticisme. Rien de grand ne se fait sans la foi. Mais quelle foi ? « La foi sauve, donc elle ment », disait Nietzsche. La vrai foi n’est ni un refuge ni un bouclier, c’est un élan intérieur, une confiance nue qui nous donne le courage d’affronter, sans vêtement et sans arme, le mystère de notre origine et de notre fin. Ce n’est pas la négation, c’est le dépassement du doute.
Le fanatique va de l’avant grâce aux œillères de ses convictions étroites qui le préservent du doute ; le sceptique n’a pas d’illusions mais, doutant de tout, il n’avance pas ; le vrai croyant doute et il avance quand même : il marche sur son propre doute. La foi n’est pas un stupéfiant qui nous rend insensibles aux morsures du doute, c’est un tonique qui nous les fait à la fois éprouver plus vivement et dominer. La foi et le doute se prêtent mutuellement des forces : la foi creuse le doute et le doute purifie la foi.
Je sens qu’à mesure que je vieillis, au lieu de croître verticalement, je m’étends dans toutes les directions. Une seule expérience humaine me reste et me restera sans doute étrangère : la foi de l’homme en lui-même, la religion de la démocratie et du progrès. Les pires superstitions des sauvages me paraissent plus solides, plus accrochées au réel que ces idées « avancées » …
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